L’Hôtel Hanté

Chapitre 11

 

 

En entrant dans sa chambre située à l’étagesupérieur, Henry posa le manuscrit sur la table. Ses nerfs étaientexcités, sa main tremblait en tournant les pages, il tressautaitaux plus petits bruits qui se faisaient entendre dans l’escalier del’hôtel.

Le scénario de la pièce écrite par la comtesseentrait dans le sujet sans préliminaires.

Elle se présentait, elle et son œuvre, avec lesans-gêne et la familiarité d’un vieil ami, voici en quelstermes :

« Permettez-moi, cher monsieur FrancisWestwick, de vous nommer les personnages de la pièce dont noussommes convenus. Ce sont, par ordre :

Le lord ;

Le médecin ;

La comtesse.

» Je ne me suis pas donné la peine, vousle voyez, d’inventer des noms de famille. Mes rôles sontsuffisamment désignés par les professions que j’indique et par ladifférence sociale qui existe entre mes personnages.

» Le premier acte commence.

» Non, avant d’entrer en matière, il fautque je vous dise bien que la pièce est tout entière de moninvention.

» Je ne me suis aidée d’aucun événementconnu, et, ce qui est plus extraordinaire encore, je n’ai voléaucune de mes idées à un drame français. En qualité de directeur dethéâtre anglais, vous refuserez bien entendu de me croire ;mais cela n’y fait rien. Ce qui importe, c’est mon premieracte.

» Nous sommes à Hombourg, en pleinesaison, dans le fameux salon d’or : la comtesse, mise avecbeaucoup de goût, est assise au tapis vert. Des étrangers de toutesles nations sont debout derrière les joueurs, prenant part au jeuou regardant simplement les coups. Le lord est parmi lesassistants. Il est frappé par la physionomie de la comtesse, qu’unmélange de beauté et de laideur n’empêche pas d’être une personnefort agréable. Il surveille son jeu et place son argent sur sonpetit enjeu à elle. Elle se retourne et lui dit : “N’ayez pasconfiance en ma couleur, je n’ai pas eu de chance de toute lasoirée. Placez autre part, vous gagnerez peut-être.”

» Le lord, en véritable Anglais, rougit,salue et obéit. La comtesse a prophétisé vrai. Elle continue àperdre, mais le lord gagne le double de la somme qu’il avaitrisquée.

» La comtesse quitte la table. Elle n’aplus d’argent et elle offre sa chaise au lord.

» Au lieu de la prendre, il lui metgalamment dans la main ce qu’il vient de gagner et la pried’accepter ce prêt. Ce sera une véritable faveur qu’il luiaccordera. La comtesse joue de nouveau et perd encore. Le lordsourit d’une manière fort aimable et la prie de lui emprunterencore une petite somme. À partir de ce moment, la chance tourne.Elle gagne et largement. Son frère, le baron, qui tente la fortunedans la salle à côté, voit ce qui se passe et vient rejoindre lelord et la comtesse.

» Faites bien attention, n’est-ce pas, aubaron. C’est le rôle important et remarquable.

» Ce personnage a commencé sa vie par unevéritable passion pour la chimie expérimentale, cette passion estfort surprenante chez un homme jeune et beau, qui a devant lui unbrillant avenir. Une connaissance approfondie des sciences occultesa fait croire au baron qu’il était possible de résoudre ce fameuxproblème de la pierre philosophale. Il a depuis longtempsépuisé toutes ses ressources en coûteuses expériences. Sa sœur l’aensuite aidé de sa petite fortune, conservant seulement ses bijouxde famille confiés à un de ses amis, banquier à Francfort.

» La fortune de la comtesse une foisengloutie, le baron a cherché une nouvelle source de revenus dansle jeu. Au début de sa périlleuse carrière il est le favori de laFortune, il gagne souvent, hélas ! Et la dégradante passion dujeu remplace dans son âme l’enthousiasme de la science.

» Au moment où la pièce commence, lachance a abandonné le baron. Il songe à tenter une dernièreexpérience pour découvrir le secret de transformer en or de vilsmétaux. Mais comment payera-t-il les frais de cette expérience.Comment ? répond la Destinée, écho moqueur.

» Les gains que vient de faire sa sœuravec l’argent du lord lui suffiront-ils ? Inquiet du résultat,il donne à la comtesse des conseils pour jouer. Mais alors samalchance s’étend sur sa sœur : elle se met à perdre encore etencore, jusqu’à son dernier sou.

» L’aimable et riche anglais offre untroisième prêt ; mais la comtesse, en femme délicate, refuseabsolument. En quittant la table, elle présente son frère au lord.Ces messieurs se mettent à causer ensemble. Le lord demande lapermission de venir le lendemain à l’hôtel de la comtesse pour luiprésenter ses respects. Le baron l’invite aussitôt à déjeuner. Lelord accepte en jetant un dernier regard de respectueuse admirationà la comtesse, mais ce regard n’a pas échappé au frère. Le lordprend congé d’eux.

» Une fois seul avec sa sœur, le baronlui parle à cœur ouvert. “Nos affaires sont désespérées, il nousfaut trouver un remède héroïque. Attendez-moi ici pendant que jevais prendre quelques renseignements sur ce lord. Vous avezévidemment produit une grande impression sur lui ; si nouspouvons nous en servir pour avoir de l’argent, il faut à tout prixque la chose se fasse.”

» La comtesse reste alors seule en scèneet, dans un monologue, montre à nu son caractère.

» C’est un rôle à la fois sympathique etantipathique. Il y a dans sa nature, à côté d’un grand désir defaire le bien, de grands défauts qui la poussent au mal. Elle serabonne ou mauvaise, suivant les circonstances. Produisant beaucoupd’effet partout où elle va, cette dame est naturellement en butte àune foule de bruits calomnieux. Elle proteste énergiquement danscette scène contre un de ces bruits indignes qui représente lebaron comme son amant et non comme son frère. Elle finit enexprimant un vif désir de quitter Hombourg, car c’est dans cetteville que la calomnie a commencé. Le baron revient et entend sesdernières paroles : “Oui, dit-il, vous quitterez Hombourg sivous le voulez, mais à la condition que vous le quitterez avec letitre de fiancée du lord.”

» La comtesse est tout à la fois étonnéeet choquée ; elle répond que si le lord éprouve de l’affectionpour elle il ne lui en inspire aucune : elle va plus loin,elle déclare qu’elle ne le recevra pas. “Faites votre choix, répondle baron, épousez le revenu de ce lord ou laissez-moi me vendre moiet mon titre à la première femme riche quelle qu’ellesoit, qui voudra m’acheter.”

» La comtesse l’écoute toute surprise.Est-il possible que le baron parle sérieusement ? “La femmequi est prête à me payer reprend-il, n’est pas loin, elle se trouvedans la salle à côté. C’est la veuve d’un riche usurier juif. Ellea l’argent qui m’est nécessaire pour arriver à la solution de mongrand problème. Je n’ai qu’à consentir à être son mari et jedeviens aussitôt millionnaire. Réfléchissez, si vous voulez, cinqminutes à ce que je viens de vous dire, mais quand je reviendrai,que je sache qui de nous deux se marie pour l’argent, vous oumoi.”

» La comtesse l’arrêta comme il s’enallait.

» Les moindres sentiments sont pousséschez elle à l’extrême.

» Quelle est la femme digne de ce nom,s’écria-t-elle, qui a besoin de réfléchir pour se sacrifier quandl’homme à qui elle est toute dévouée le lui demande ? Elle n’apas besoin de cinq minutes. Elle lui tend la main et lui dit :“Immolez-moi sur l’autel de votre gloire ; je suis prête àvous servir de marchepied ; prenez ma liberté et ma vie,pourvu que j’aide à votre triomphe.”

» Le rideau tombe sur cette situationémouvante. »

« Jugez d’après mon premier acte,monsieur Westwick, et dites-moi, en toute sincérité, sans craintede me faire tourner la tête, si vous ne me trouvez pas capabled’écrire une pièce ? »

Henry s’arrêta un peu, entre le premier et lesecond acte, réfléchissant non pas au mérite de la pièce, mais àl’étrange coïncidence qu’il y avait entre tous les incidentsracontés par la comtesse et ceux qui avaient précédé le désastreuxmariage de son frère, le premier lord Montbarry.

Est-ce que la comtesse, dans la situationd’esprit où elle se trouvait actuellement ne se faisait pasillusion en croyant avoir affaire à son imagination tandis qu’ellen’exerçait que sa mémoire ?

La question était trop grave pour être ainsirésolue du premier coup. Sans s’appesantir sur cette pensée, Henrytourna la page et commença la lecture du second acte. Le manuscritcontinuait ainsi :

« Le deuxième acte s’ouvre à Venise.Quatre mois se sont écoulés depuis la scène de la table de jeu.L’action se passe maintenant dans le salon d’un palais vénitien. Lebaron, seul, songe à ce qui s’est passé depuis la fin du premieracte. La comtesse s’est sacrifiée ; le mariage a eu lieu, maisnon sans tiraillements, à cause de certaines discussions d’argentrelatives au contrat.

» Des bureaux de renseignements ontappris au baron que le revenu du lord provient en grande partie dece qu’on appelle des biens substitués. En prévision d’événementsmalheureux, il doit évidemment faire quelque chose pour sa femme.Qu’il assure par exemple sa vie pour une somme que le baron indiqueet qu’il s’arrange de façon à ce que cette somme revienne à saveuve au cas où il mourrait le premier.

» Le lord hésite, mais le baron ne perdpas son temps en discussions stériles. “Considérons le mariagecomme rompu, dit-il, et brisons la.” Le lord cède peu à peu ;il serait prêt à souscrire pour une somme inférieure à celle qu’onlui demande. Le baron répond d’un ton sec : “Je ne marchandejamais.” Le lord est amoureux, et naturellement il finit parconsentir.

» Jusque-là le baron n’a pas à seplaindre. Mais quand le mariage est célébré et que la lune de mielest finie, le lord prend sa revanche. Le baron a rejoint lesnouveaux époux dans un vieux palais qu’ils ont loué à Venise. Ilest toujours à la recherche de la pierrephilosophale.Son laboratoire est installé dans les cavesdu palais, afin que les odeurs de ces expériences n’incommodent pasla comtesse. L’obstacle éternel au succès de sa découverte est lemanque d’argent. Sa position, en ce moment, est des pluscritiques ; il a des dettes d’honneur qu’il faut absolumentpayer. Il demande fort amicalement au lord de lui prêter del’argent. Le lord refuse en termes très secs et presque durs. Lebaron s’adresse à sa sœur et la prie d’user de son influence en safaveur. Tout ce qu’elle peut répondre, c’est que son mari, quin’est plus amoureux d’elle, s’est révélé sous son véritablecaractère, celui d’un avare fieffé. Le sacrifice du mariage a étéconsommé et il a été inutile.

» Telle est la situation au début dudeuxième acte.

» L’entrée de la comtesse vient troublerle baron dans sa méditation. Elle est en proie à la rage. Desparoles de colère s’échappent de ses lèvres : quelques momentss’écoulent avant qu’elle rentre suffisamment en possessiond’elle-même pour pouvoir parler. Elle vient d’être insultée à deuxreprises, d’abord par une personne de son service, ensuite par sonmari. Sa femme de chambre, une Anglaise, a déclaré qu’elle nevoulait pas servir plus longtemps la comtesse. Elle abandonne sesgages, mais veut retourner immédiatement en Angleterre.

» Interrogée sur les motifs qui la fontagir ainsi, elle répond insolemment et en termes voilés, qu’unehonnête femme ne peut pas servir la comtesse, surtout depuis que lebaron est arrivé. La comtesse fait ce que toute femme aurait fait àsa place : indignée, elle chasse sur-le-champ cettemisérable.

» Le lord, entendant sa femme parlerhaut, quitte le cabinet de travail où il avait l’habitude des’enfermer avec ses livres et demande ce que signifie cettedispute. La comtesse lui dit les paroles outrageantes et laconduite de la femme de chambre. Le lord non seulement déclarequ’il approuve la conduite de cette domestique, mais il exprime lesdoutes qu’il a sur la fidélité de sa femme si crûment qu’il estimpossible de les répéter : “Si j’avais été homme, dit lacomtesse, si j’avais eu une arme à ma portée, je l’aurais tué sanspitié.”

» Le baron, qui jusque-là a écouté ensilence, prend alors la parole : “Permettez moi de finir laphrase pour vous, dit-il ; vous l’auriez frappé à mort, et parcet acte de violence, vous vous seriez privée de la primed’assurance qui revient à la veuve, prime si nécessaire pour tirervotre frère de l’intolérable situation dans laquelle il estmaintenant.”

» La comtesse rappelle gravement au baronqu’il n’y a pas là matière à plaisanter. Après ce que le lord lui adit, elle ne doute pas qu’il ne communique ses infâmes soupçons àses avocats en Angleterre. Si elle ne fait rien pour l’en empêcher,avant peu elle sera divorcée et déshonorée, en proie à la calomnie,sans autres ressources que ses bijoux pour ne pas mourir defaim.

» À ce moment, le courrier que le lord aengagé en Angleterre pour l’accompagner dans ses voyages, traversela scène avec une lettre qu’il va mettre à le poste. La comtessel’arrête et demande à regarder l’adresse. Elle la garde un instantet la montre à son frère. L’écriture est du lord : la lettreest adressée à ses avocats à Londres.

» Le courrier part pour la poste. Lebaron et la comtesse se regardent en silence.

» Ils n’ont pas besoin de parler. Ilscomprennent parfaitement leur position, et le seul remède leurapparaît dans sa triste clarté. L’alternative est biensimple : “Déshonneur et ruine, ou mort de milord et argent del’assurance !”

» Le baron, fort agité, se promène delong en large, se parlant à lui-même. La comtesse saisit deslambeaux de phrases.

» Il parle de la constitution du lord,probablement affaiblie par son séjour dans les Indes ; d’unrhume que le lord a depuis deux ou trois jours ; decomplications inattendues qui font que les indispositions aussilégères que les rhumes se terminent quelquefois par de gravesmaladies et par la mort.

» Il s’aperçoit que la comtesse l’écouteet lui demande si elle n’a rien à lui proposer, elle, qui malgrétous ses défauts, a au moins le mérite de toujours parlerfranchement.

» N’avez-vous pas, dit-elle, une bonnepetite maladie bien sérieuse, dans un de vos flacons, en bas, dansles caveaux ? »

» Le baron répond en hochant gravement latête. De quoi a-t-il peur ? Qu’on examine le corps après lamort ? Non pas : il se moque qu’on fasse l’autopsie. Cequi l’inquiète, c’est de savoir comment administrer le poison. Unhomme comme le lord fait appeler un médecin quand il se ditsérieusement malade, et quand il y a un médecin il y a toujoursdanger d’être découvert. Il y a en outre le courrier, fidèle aulord, tant que le lord le paiera. Si le médecin ne voit rien desuspect, le courrier peut s’apercevoir de quelque chose. Le poison,pour faire secrètement son œuvre, doit être administré àdifférentes reprises et par doses graduelles. La moindre imprudencepeut tout compromettre. Les bureaux d’assurances peuvent avoir dessoupçons et refuser de payer. Dans l’état actuel des choses, lebaron ne veut pas tenter le coup ni permettre à sa sœur de letenter pour lui.

» Le lord parait ensuite. Il a sonnéplusieurs fois le courrier et l’on n’a pas répondu à son appel. Quesignifie ce silence ?

» La comtesse lui répond en se contenant– pourquoi en effet aurait-elle donné à son indigne époux lasatisfaction de lui laisser voir combien était profonde la blessurequ’il lui avait faite ; – elle rappelle au lord qu’il a envoyéle courrier à la poste. Le lord lui demande d’un air soupçonneux sielle a regardé la lettre. La comtesse répond froidement qu’elle nes’occupe pas de ce qu’il peut écrire ; puis, à propos du rhumequ’il a, elle lui demande s’il désire consulter un médecin. Le lordrépond qu’il est assez grand pour se soigner lui-même.

» À ce moment le courrier paraît,revenant de la poste. Le lord lui donne l’ordre de repartir pouraller acheter des citrons. Il veut essayer de boire de la limonadechaude pour transpirer dans son lit : il a autrefois déjàguéri des rhumes de cette façon et il veut encore en essayer cettefois.

» Le courrier obéit, mais semble le faireà contre-cœur.

» Le lord se tourne vers le baron (quijusque-là n’a pas pris part à la conversation) et lui demande d’unton narquois combien de temps il compte encore rester à Venise. Lebaron répond tranquillement : “Parlons franchement,milord ; si vous voulez que je quitte votre maison, vousn’avez qu’à le dire et je pars.” Le lord se tourne du côté de safemme et lui demande si elle est capable de supporter l’absence deson frère, et prononce ce dernier mot avec une emphase insultante.La comtesse garde un imperturbable sang-froid ; rien en ellene trahit la haine mortelle qu’elle a pour le misérable qui l’ainsultée : “Vous êtes le maître dans cette maison, milord,répond-elle simplement, faites comme il vous plaira.”

» Le lord regarde tour à tour sa femme etle baron, et soudain change de ton. Voit-il dans le sang-froid dela comtesse et de son frère une menace pour lui ? C’estprobable, car il s’excuse maladroitement de ce qu’il vient de dire.Quel abject personnage !

» Les excuses du lord sont interrompuespar l’entrée du courrier, qui revient avec des citrons et de l’eauchaude.

» La comtesse remarque pour la premièrefois que cet homme a l’air malade. Ses mains tremblent en posant leplateau sur la table. Le lord ordonne à son courrier de le suivreet de venir faire la limonade dans sa chambre à coucher. Lacomtesse fait observer que le courrier semble incapable de se tenirdebout, En l’entendant, l’homme avoue qu’il est souffrant. Luiaussi est enrhumé ; il s’est trouvé exposé à un courant d’airdans la boutique où il a acheté les citrons ; et il se senttour à tour chaud et froid et demande la permission de se jeter uninstant sur son lit :

» C’était un véritable appel à l’humanitéde la comtesse : elle offre donc de faire elle-même lalimonade. Le lord prend le courrier par le bras et lui dit toutbas : “Surveillez la, qu’elle ne mette rien dans la boisson,puis apportez la-moi vous-même ; ensuite vous irez vouscoucher si vous voulez.”

» Sans ajouter un mot, le lord quitte lachambre.

» La comtesse fait la limonade et lecourrier la porte à son maître.

» En gagnant sa chambre, le courrier estsi faible, il se sent si étourdi qu’il est obligé de s’appuyer,pour se soutenir, sur le dos des chaises qu’il rencontre sur sonchemin. Le baron, toujours bienveillant pour ses inférieurs, luioffre le bras ; “J’ai bien peur, mon pauvre garçon, que vousne soyez réellement malade.” Le courrier fait cette réponseextraordinaire : “C’en est fait de moi, monsieur, j’ai attrapéla mort !”

» Naturellement, la comtesse estétonnée : “Vous n’êtes cependant pas vieux, dit-elle enessayant d’encourager le courrier ; à votre âge attraper froidne signifie pas attraper la mort.”

» Le courrier regarde la comtesse d’unair désespéré :

« J’ai la poitrine faible, milady, j’aidéjà eu deux bronchites. La seconde fois un grand médecin futappelé en consultation ; il regardait ma guérison comme unmiracle : “Faites attention, m’a-t-il dit, si vous avez unetroisième bronchite, aussi sûr que deux et deux font quatre, vousêtes un homme mort.” Je ressens dans mes os, milady, le même froidque j’ai eu les deux premières fois, et je vous le répète, j’aiattrapé la mort à Venise. »

» Après quelques paroles de consolation,le baron le conduit dans sa chambre. La comtesse reste seule enscène. Elle s’assied et regarde la porte par laquelle le courrierest sorti : “Ah ! Mon pauvre garçon, dit-elle, si vouspouviez changer de constitution avec milord, quelle heureuse chancepour le baron et pour moi ! Si vous pouviez seulement guérirvotre rhume avec un peu de limonade chaude, et lui s’ilpouvait attraper la mort à votre place !”

» Elle s’arrête soudain, réfléchit uninstant et se lève en poussant un cri de triomphe. Une idée sanspareille, une idée merveilleuse vient de traverser son esprit commeun éclair. Substituer un de ces deux hommes à l’autre, et son désirest accompli. Où sont les obstacles ? Il n’y a qu’à enlever lelord de sa chambre, de gré ou de force, à le garder secrètementprisonnier dans le palais et le laisser vivre ou mourir suivant lescirconstances. Il n’y a qu’à placer le courrier dans le lit devenuvide, à appeler un médecin qui le voie malade, dans le rôle dulord ; s’il meurt, il mourra sous le nom de milord. »

Le manuscrit tomba des mains d’Henri. Uninvincible sentiment d’horreur s’était emparé de lui. La questionqu’il s’était posé à la fin du premier acte prenait maintenant unnouvel intérêt, et un intérêt terrible. Jusqu’au monologue de lacomtesse, les incidents du second acte avaient reproduit lesmoindres détails de la vie de son frère avec autant de vérité qu’aupremier acte. Le monstrueux complot révélé par les lignes qu’ilvenait de lire était-il le produit de l’imagination malade de lacomtesse, ou bien avait-elle cru qu’elle inventait, tandis qu’ellene faisait qu’écrire sous la dictée de ses criminelssouvenirs ?

Si la dernière hypothèse était la vraie, sonfrère avait été assassiné ; le crime avait été longuementprémédité par la femme à laquelle il avait donné son nom !

Pour comble de fatalité, c’était Agnèselle-même qui avait innocemment poussé vers les coupables l’hommequi devait être l’agent passif du crime.

Ne pouvant supporter un doute pareil, ilquitta sa chambre, pour arracher la vérité à la comtesse ou pour ladénoncer à la justice comme une criminelle impunie.

Arrivé à la porte, il croisa quelqu’un quisortait justement de la chambre : c’était le gérant. Il étaitpresque méconnaissable ; il gesticulait et parlait comme unhomme au désespoir.

« Entrez si vous voulez, dit-il à Henry.Tenez, monsieur, je ne suis pas superstitieux, mais je commence àcroire que les crimes portent avec eux leur châtiment. Cet hôtelest maudit ! Qu’est-ce qui arrive ce matin ? Nousdécouvrons qu’un assassinat a été commis autrefois dans le palais.La nuit vient, et apporte avec elle encore une choseépouvantable : une mort. Une mort soudaine et horrible dans lamaison ! Entrez et voyez vous-même ! Je vais donner madémission, monsieur Westwick : je ne peux pas lutter contre lafatalité qui me poursuit ici. »

La comtesse était étendue sur son lit :le médecin et la femme de chambre debout à ses côtés ne laquittaient pas du regard. De temps en temps, sa respiration lourdeet pénible se faisait entendre comme celle d’une personne oppresséedans son sommeil.

« Va-t-elle mourir ? demandaHenry.

– C’est fini, répondit le docteur, elleest morte de la rupture d’un anévrisme au cerveau. Ces sons quevous entendez sont pour ainsi dire mécaniques, ils peuvent durerencore des heures. »

Henry regarda la femme de chambre. Ellen’avait que bien peu de chose à lui apprendre. La comtesse avaitrefusé de se coucher et s’était mise à son pupitre pour continuer àécrire. Trouvant qu’il était inutile de lui faire la moindreremontrance, la femme de chambre l’avait quittée pour allerprévenir le gérant Au plus vite on envoya chercher un médecin, etquand il arriva, il trouva la comtesse étendue morte sur leparquet. Voilà tout ce qu’elle avait à dire.

En sortant, Henry regarda le pupitre et vitune feuille sur laquelle la comtesse avait tracé ses dernièreslignes. Les lettres étaient presque illisibles. Henry put seulementdéchiffrer ces mots : « Acte premier », et :« Personnages du drame ». Jusqu’à la fin, la misérablefolle avait pensé à sa pièce et elle l’avait entièrementrecommencée.

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