L’Hôtel Hanté

Chapitre 6

 

 

Les chambres réservées au premier pour lesvoyageurs étaient au nombre de trois : deux chambres à coucherdonnaient l’une dans l’autre et communiquaient à gauche à un salon.Jusque-là, tout était fort bien ; mais il n’en était pas demême pour la troisième chambre à coucher qu’Agnès devait habiteravec la fille aînée de lord Montbarry, qui ne la quittait jamais envoyage. La chambre située à droite du salon était occupée par unedame anglaise, veuve ; toutes les autres pièces du premierétage étaient également louées. Il n’y avait d’autre moyen que deloger Agnès au second. Lady Montbarry se plaignit en vain de cetteséparation ; la femme de confiance répondit qu’il lui étaitimpossible de demander à un des voyageurs déjà installés de cédersa place ; elle ne pouvait qu’exprimer son regret qu’il en fûtainsi et assurer à miss Lockwood que sa chambre du deuxième étaitune des meilleures de l’hôtel.

Quand la femme se fut retirée, Lady Montbarryremarqua Agnès assise à l’écart et semblant ne prendre aucunintérêt à la question, qui la touchait cependant directement.

Était-elle malade ?

Non. Elle se sentait seulement un peu fatiguéeet énervée par ce long voyage, en chemin de fer.

Lord Montbarry lui proposa de sortir un peuavec lui pour voir si une demi-heure de promenade à l’air frais dusoir ne la remettrait pas.

Agnès accepta avec plaisir.

Ils se dirigèrent vers la place Saint-Marc,afin de jouir de la brise venant des lagunes.

C’était la première fois qu’Agnès venait àVenise. La fascination qu’exerce sur tout le monde la « Villedes Eaux » fit une grande impression sur cette naturesensitive. Il y avait longtemps qu’une demi-heure s’était écoulée,il y avait près d’une heure, quand lord Montbarry put convaincre sacompagne qu’il fallait enfin rentrer pour le dîner, qui depuislongtemps les attendait.

En revenant, près de la colonnade, aucun d’euxne remarqua une dame en grand deuil qui semblait flâner sur laplace.

Cette dame tressaillit en reconnaissant Agnèsaccompagnée du nouveau lord Montbarry et, après un momentd’hésitation, elle se décida à les suivre à une certaine distancejusqu’à l’hôtel.

Lady Montbarry reçut Agnès fort gaiement, àcause de ce qui s’était passé en son absence.

Il n’y avait pas dix minutes qu’elle étaitsortie, que la femme de confiance apportait à Lady Montbarry unpetit billet écrit au crayon. C’était de la dame veuve qui occupaitla chambre située de l’autre côté du salon, chambre qu’on avaitespéré faire avoir à Agnès. Mme James, c’était lenom de la dame, disait qu’elle avait appris le désir de LadyMontbarry, et que vivant seule, pourvu que sa chambre soitconfortable et aérée, il lui importait peu d’être au premier ou ausecond étage ; elle offrait donc, avec le plus grand plaisir,de changer avec miss Lockwood. On avait déjà enlevé ses bagages,miss Lockwood pouvait emménager immédiatement dans la chambren° 13 bis,qui était à son entière disposition.

« Je voulais voir aussitôtMme James, continua lady Montbarry, pour laremercier personnellement de son extrême obligeance, mais on m’aaffirmé qu’elle était sortie sans faire connaître l’heure àlaquelle elle rentrerait ; je lui ai écrit un mot deremerciement, pour lui dire que nous espérions bien demain pouvoirremercier de vive voix Mme James de sa gracieuseté.En outre, j’ai fait descendre vos malles : tout estprêt ; allez voir, ma chère, et jugez par vous-même si cettecharmante dame ne vous a pas cédé la plus jolie chambre de lamaison ! »

Lady Montbarry quitta aussitôt Agnès pour luilaisser faire un peu de toilette pour le dîner.

La nouvelle chambre plut beaucoup à Agnès.Deux grandes fenêtres donnant sur un balcon avaient une vuemerveilleuse sur le canal. Les murs et le plafond étaient décorésde fort bonnes copies de Raphaël. Une grande armoire massive trèsbelle aurait pu abriter de la poussière deux fois plus de robes quen’en avait Agnès ; dans une encoignure de la chambre, à latête du lit se trouvait un cabinet de toilette qui donnait par uneseconde porte sur l’escalier de service de l’hôtel.

Après avoir examiné tout cela d’un coup d’œil,Agnès s’habilla aussi vite que possible. Au moment où elle allaitentrer au salon, une femme de chambre lui demanda sa clef.

« Je vais arranger votre chambre pourcette nuit, madame, lui dit la fille, je vous rapporterai la clefau salon. »

Pendant que la femme de chambre faisait sonouvrage, une dame seule se promenait dans le couloir du secondétage ; tout à coup elle se pencha par-dessus la rampe.

Au bout d’un moment, la servanteapparut : elle sortait du cabinet de toilette par l’escalierde service un seau à la main. Dès qu’elle fut descendue, la damequi était au deuxième, – est-il nécessaire de dire que c’était lacomtesse ? – se précipita en bas de l’escalier, entra dans lachambre par la porte principale et se cacha derrière les rideaux dulit. La femme de chambre revint, se dépêcha de terminer sonouvrage, ferma à double tour la porte du cabinet de toilette, ainsique la porte d’entrée et alla au salon rendre la clef à Agnès.

La famille était en train de dîner ; toutà coup un des enfants fit remarquer qu’Agnès n’avait pas sa montre.Dans sa hâte de changer de toilette, l’avait-elle laissée dans lachambre à coucher. Agnès quitta aussitôt la table pour allerchercher sa montre. Au moment où elle se leva, lady Montbarry luidit de bien fermer sa porte au cas où il y aurait des voleurs dansla maison. Comme elle le supposait, Agnès trouva, sa montre sur satable de toilette. Avant de s’en aller, suivant le conseil de ladyMontbarry, elle fit jouer la clef qui se trouvait dans la serrurede la porte du cabinet de toilette, et s’assura que tout était bienfermé. Elle sortit et donna un double tour à la porte d’entréederrière elle.

Dès qu’elle eut disparu, la comtesse, quiétouffait dans sa cachette, alla écouter à la porte, jusqu’à ce quele silence fût complètement rétabli. Ensuite, elle passa par lecabinet de toilette, dont elle tira la porte sur elle-même. Del’intérieur, on l’aurait crue fermée aussi bien que quand Agnèsavait fait jouer le pêne dans la serrure.

Pendant que la famille Montbarry dînait, HenryWestwick arriva de Milan.

Quand il entra dans la salle à manger et qu’ils’avança pour lui tendre la main, Agnès sentit une bouffée deplaisir lui monter au visage. Henry était aussi heureux qu’elle dela revoir.

Pendant un instant seulement, elle lui renditson regard ; ce fut un éclair, mais un éclair d’espérance.

Elle vit son visage s’épanouir et eut presqueregret de l’encouragement involontaire qu’elle venait de luidonner. Aussitôt elle se réfugia dans une phrase de bienvenuebanale et lui demanda comment se portaient les parents qu’il avaitlaissés à Milan.

Henry prit place à table et fit une peintureamusante des difficultés que son frère avait avec la danseuse et ledirecteur peu délicat d’un théâtre de Paris. Les choses en étaient,parait-il, arrivées à un tel point qu’on avait été obligé de faireappel à la justice, qui avait tranché le différend en faveur deFrancis.

Aussitôt son procès gagné, le directeuranglais avait quitté Milan pour se rendre, toujours accompagné parsa sœur, à Londres où les affaires de son théâtre l’appelaient.Décidée à ne plus jamais passer le seuil de l’hôtel vénitien oùelle avait passé deux mauvaises nuits, Madame Narbury se faisaitexcuser de ne point assister au festin de famille, sous prétexte demaladie. À son âge, les voyages la fatiguaient, et elle était fortheureuse de rentrer en Angleterre avec son frère.

Tout en causant, la soirée s’avançait et ilfallut songer à coucher les enfants.

Au moment où Agnès se levait pour quitter latable avec l’aînée des filles, elle vit avec surprise l’attituded’Henry changer soudain. Il avait l’air sérieux et préoccupé, etquand sa nièce s’approcha pour lui souhaiter le bonsoir, il lui dittout à coup :

« Marianne, dites-moi où vous allezcoucher. »

Marianne, tout étonnée, répondit qu’elleallait comme d’habitude coucher avec tante Agnès.

Peu satisfait de cette réponse, Henry demandasi la chambre qu’elles avaient était près de celles de leurscompagnons de voyage.

À la place de l’enfant, et tout en sedemandant pourquoi Henry faisait toutes ces questions, Agnèsraconta le service que lui avait renduMme James.

« Grâce au sacrifice que m’a fait cettedame, dit-elle Marianne et moi nous sommes de l’autre côté dusalon. »

Henry ne répondit rien ; mais en ouvrantla porte pour laisser passer Agnès, il avait l’air de mauvaisehumeur ; il attendit dans le corridor jusqu’à ce qu’il les aitvues entrer dans la chambre fatale, puis aussitôt il appela sonfrère :

« Venez, Stephen, allons fumer unpeu. »

Dès que les deux frères furent seuls, Henryexpliqua le motif qui l’avait poussé à se renseigner sur laposition des chambres à coucher. Francis lui avait dit qu’il avaitrencontré la comtesse à Venise, et lui avait répété tout ce quis’était passé entre eux : Henry raconta textuellement ce qu’ilsavait.

« L’idée qu’a eue cette femme de céder sachambre ne me semble pas claire. Sans inquiéter ces dames en leurdisant ce que je viens de vous apprendre, ne pouvez-vous pasprévenir Agnès de fermer soigneusement sa porte. »

Lord Montbarry répondit que sa femme avaitdéjà fait cette recommandation à miss Lockwood et qu’on pouvaitêtre certain qu’elle prendrait toutes les précautions possiblespour elle et pour sa petite compagne de lit. Quant au reste, ilregarda l’histoire de la comtesse et ses superstitions comme unsujet de pièce assez gaie, mais ne valant pas une minuted’attention sérieuse.

Pendant que les deux hommes avaient quittél’hôtel pour faire leur petite promenade, il se passait dans lachambre qui avait été le théâtre de tant d’événements bizarres, unescène étrange où l’aînée des enfants de lady Montbarry jouait lerôle principal.

On avait fait, comme d’habitude, la toilettede nuit de la petite Marianne, et, jusque-là, l’enfant s’était àpeine aperçue qu’elle était dans une nouvelle chambre. Ens’agenouillant pour faire sa prière, elle leva les yeux au plafondjuste au-dessus de la tête du lit. Un instant après, Agnès la vitsauter debout en poussant un cri de terreur : elle montraitune petite tache brune au milieu d’un des espaces blancs du plafondà panneaux sculptés :

« C’est une tache de sang, disaitl’enfant, emmenez-moi, je ne veux pas coucher ici »

Voyant qu’il était inutile de la raisonner ence moment, Agnès l’enveloppa dans une robe de chambre et la portaau salon, chez sa mère. Là, on essaya de calmer la fillette toutetremblante. Les efforts qu’on fit furent inutiles :l’impression produite sur son jeune esprit ne pouvait disparaîtrepar la persuasion. Marianne ne put expliquer la frayeur qui l’avaitsaisie : il fut impossible de lui faire dire pourquoi la tachedu plafond lui avait semblé être une tache de sang. Elle savaitseulement qu’elle mourrait de peur si on la lui faisait revoir. Ondécida donc qu’elle passerait la nuit dans la chambre qu’occupaientses deux jeunes sœurs et la nourrice. Il n’y avait pas d’autremoyen d’en finir.

Une demi-heure après, Marianne dormait lesbras enlacés autour du cou de sa sœur. Lady Montbarry et Agnèsretournèrent dans l’autre chambre pour examiner la tache du plafondqui avait si étrangement effrayé l’enfant ; elle était à peinevisible et provenait sans doute de la négligence d’un ouvrier,peut-être bien encore d’une infiltration d’eau répandue dans lachambre au-dessus.

« Je ne comprends vraiment pas l’idée quia germé dans la tête de Marianne, dit lady Montbarry.

– Je soupçonne la nourrice d’être un peucause de ce qui s’est passé, reprit Agnès ; elle aprobablement raconté à l’enfant quelque histoire qui lui a fait unegrande impression. Ces gens-là ne se doutent pas du danger qu’il ya à frapper l’imagination d’un enfant. Vous devriez en parlerdemain à la nourrice. »

Lady Montbarry regarda la chambre de tous lescôtés, avec une véritable admiration.

« C’est délicieusement arrangé, dit-elle.Cela ne vous fait rien, n’est-ce pas, Agnès, de coucher iciseule ? »

Agnès se mit à rire.

« Je suis si fatiguée, répondit-elle, queje vais vous souhaiter le bonsoir sans retourner ausalon. »

Lady Montbarry se dirigea vers la porte.

« Je vois votre boîte à bijoux là, sur latable, n’oubliez pas de fermer à clef la porte qui donne dans lecabinet de toilette.

– Merci, c’est déjà fait, j’ai essayé laclef moi-même, dit Agnès. Puis-je vous être bonne à quelque choseavant de me mettre au lit ?

– Non, ma chère, merci, j’ai assezsommeil pour suivre aussi votre exemple. Bonne nuit, Agnès, je voussouhaite d’excellents rêves pour votre première nuit àVenise. »

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