L’Hôtel Hanté

Chapitre 1

 

 

Au printemps de l’année 1861, Agnès étaitinstallée dans la maison de campagne de ses deux amis, devenus, parsuite de la mort du premier lord, décédé sans enfants, lord etlady Montbarry. La vieille nourrice n’avait pas quitté samaîtresse. On lui avait trouvé une place convenable à son âge. Elleétait parfaitement heureuse dans ses nouvelles fonctions, lapreuve, c’est qu’elle avait prodigué le premier semestre de sesrevenus de la Venice Hotel Company,en cadeaux extravagantspour les enfants.

Dans les premiers mois de l’année, lesdirecteurs des bureaux d’assurances sur la vie se soumirent auxcirconstances, et payèrent les dix mille livres sterling.Immédiatement après, la veuve du premier lord Montbarry, autrementdit la douairière Montbarry, quitta l’Angleterre, avec le baronRivar, pour se rendre aux États-unis. Les journaux scientifiquesavaient annoncé que le baron partait pour se rendre compte desprogrès que la chimie avait faits dans la grande Républiqueaméricaine. Sa sœur répondit à ceux de ses amis qui lui demandaientsi elle l’accompagnait, qu’elle le suivait dans l’espoir de trouverdans ce voyage une distraction au malheur qui l’avait frappée.Agnès apprit cette nouvelle par Henry Westwick, qui était venufaire une visite à son frère, elle en éprouva pour ainsi dire unesorte de soulagement.

« Avec l’Atlantique entre nous, sedit-elle, j’en ai sûrement fini avec cette terriblefemme ! »

Une semaine s’était à peine écoulée, qu’unévénement inattendu vint rappeler une fois de plus cette terriblefemme au souvenir d’Agnès.

Ce jour-là, Henry était parti pour Londres. Lematin de son départ, il avait tenté de presser encore Agnès :et les enfants, comme il l’avait craint, avaient été d’innocentsobstacles à l’exécution de son projet, mais il s’était faitsecrètement une fidèle alliée de sa belle-sœur.

« Ayez un peu de patience, lui avait-elledit, et laissez-moi me servir de l’influence des enfants. S’ilspeuvent la persuader de vous écouter, ils le feront. »

Les deux dames avaient accompagné, à la garedu chemin de fer, Henry et d’autres invités qui s’en allaient enmême temps, elles venaient de rentrer à la maison en voiture, quandle domestique annonça qu’une personne du nom de Rolland attendaitpour voir milady.

« Est-ce une femme ?

– Oui, madame. »

La jeune lady Montbarry se tourna versAgnès :

« C’est la personne que votre notaireaurait voulu voir, quand il a cherché à découvrir les traces ducourrier.

– Vous voulez dire la femme de chambreanglaise qui était avec lady Montbarry à Venise ?

– Je vous en supplie, ma chèreamie ! Ne me parlez jamais de l’horrible veuve de Montbarry enla désignant par le nom que je porte maintenant. Stephenet moi nous avons résolu de lui donner désormais le titre qu’elleportait avant d’être mariée. Je suis lady Montbarry : elle,elle est la comtesse. De cette façon, il n’y aura pas deconfusion possible. Mme Rolland était à mon serviceavant d’entrer chez la comtesse : c’était une véritable femmede confiance, mais elle avait un défaut qui me força à la renvoyer,un caractère insupportable dont on se plaignait continuellement àl’office. Voulez-vous la voir ? »

Agnès accepta, espérant en tirer quelquerenseignement pour la femme du courrier. L’inutilité de tous lesefforts faits pour découvrir les traces de l’homme disparu avaitcomplètement découragé Mme Ferraris, qui s’étaitrésignée peu à peu. Elle avait pris des vêtements de deuil etgagnait sa vie dans une place, que l’inépuisable bonté d’Agnès luiavait procurée à Londres. La dernière chance qu’on eût de pénétrerle mystère de la disparition de Ferraris reposait maintenant toutentière sur ce que la femme qui avait servi en même temps que lecourrier allait dire. Pleine d’espérance, Agnès suivit ladyMontbarry dans la pièce où attendaitMme Rolland.

C’était une grande femme osseuse, arrivée àl’automne de la vie, avec des yeux enfoncés, des yeux gris-fer.Elle se leva de sa chaise avec une raideur d’automate, et salua lesdeux dames avec un air de soumission absolue dès qu’elles parurent.On voyait du premier coup d’œil que Mme Rollanddevait avoir sa réputation intacte ; elle avait d’épais etlarges sourcils, une voix profonde et pleine de solennité, desgestes raides et secs et, dans sa figure, pas la moindre lignecourbe caractéristique de son sexe : tout étaitanguleux ; en un mot la vertu, dans cette excellente personne,se montrait sous son aspect le moins engageant. Et quand on lavoyait pour la première fois, on se demandait pourquoi elle n’étaitpas un homme.

« Cela va-t-il bien, madameRolland ?

– Pour mon âge, aussi bien quepossible.

– Puis-je quelque chose pourvous ?

– Madame peut me faire une grande faveur,en disant comment je l’ai servie tant que j’ai été chez elle. Onm’offre une place auprès d’une dame malade qui depuis ces derniersjours est venue demeurer dans le voisinage.

– Ah, oui, j’en ai entendu parler. UneMme Carbury, avec sa nièce, une jolie jeune fille,à ce que l’on m’a dit. Mais, madame Rolland, vous m’avez quittée ily a quelque temps déjà, et Mme Carbury voudra sansdoute avoir ses renseignements de la dernière maîtresse que vousavez servie. »

Un éclair de vertueuse indignation illuminasoudain les yeux enfoncés de Mme Rolland. Elletoussa avant de répondre, comme si le souvenir de sa dernièremaîtresse l’étreignait à la gorge.

« J’ai dit à Mme Carburyque la personne que j’ai servie en dernier – réellement je ne puispas lui donner son titre, en votre présence, madame, – a quittél’Angleterre pour l’Amérique. Mme Carbury sait queje suis partie de chez cette personne de mon plein gré, elle saitaussi pour quelle raison et elle approuve ma conduite. Un mot devous, madame, sera largement suffisant pour me procurer cetteplace.

– Très bien ! Madame Rolland, jen’ai aucune raison pour ne pas vous recommander en cettecirconstance. Mme Carbury me trouvera demain chezmoi jusqu’à deux heures.

– Mme Carbury n’est pasassez bien portante pour sortir, madame. Sa nièce, miss Haldane,viendra à sa place si vous le permettez.

– Mais parfaitement. Cette jeune filleest sûre d’être la bienvenue. Attendez un peu, madame Rolland.Cette dame est miss Lockwood, la cousine de mon mari et mon amie.Elle désire vous parler du courrier qui était au service de feulord Montbarry à Venise. »

Les sourcils épais deMme Rolland se froncèrent en signe demécontentement.

« Je le regrette, madame, fut tout cequ’elle répondit.

– Vous ne savez peut-être pas ce quis’est passé après votre départ de Venise ? reprit Agnès.Ferraris a quitté le palais secrètement, et l’on n’a plus jamaisentendu parler de lui. »

Mme Rolland fermamystérieusement les yeux comme pour chasser une vision terriblepour une femme respectable, celle du courrier perdu.

« Rien de ce que M. Ferraris a pufaire ne me surprendra, répondit-elle avec un ton de basseprofonde.

– Vous êtes sévère pour lui, » ditAgnès.

Mme Rolland ouvrit soudain lesyeux.

« Je ne parle sévèrement de personne sansraison. M. Ferraris s’est conduit envers moi, miss Lockwood,comme aucun homme ne l’a jamais fait, ni avant, ni depuis.

– Qu’a-t-il donc fait ?

– Ce qu’il a fait ? repritMme Rolland avec un geste d’horreur ; il s’estpermis des libertés avec moi ! »

La jeune lady Montbarry se détourna et mit sonmouchoir sur sa bouche pour étouffer un éclat de rire.

Mme Rolland continua,paraissant fort étrangement surprise de l’effet que sa réponseavait produit sur Agnès.

« Et quand j’ai insisté pour des excuses,il a eu l’audace, mademoiselle, de me répondre que la vie qu’ilmenait au palais était horriblement triste et qu’il n’avait pastrouvé d’autre moyen de s’amuser !

– Vous ne m’avez probablement pas biencomprise, dit Agnès. Ferraris ne m’intéresse pas du tout, maissavez-vous qu’il est marié ?

– Je plains sa femme, repritMme Rolland.

– Naturellement elle est inquiète de lui,continua Agnès.

– Elle devrait remercier Dieu d’en êtredébarrassée, » interrompit Mme Rolland.

Agnès continua.

« Je connais Mme Ferrarisdepuis son enfance et je désire sincèrement lui être utile en cettecirconstance. Avez-vous remarqué quelque chose pendant que vousétiez à Venise, qui explique la disparition si extraordinaire deson mari ? Dans quels termes, par exemple vivait-il avec sonmaître et sa maîtresse ?

– En termes excellents avec sa maîtresse,répondit Mme Rolland, si excellents, qu’ils enétaient tout bonnement répugnants pour une respectable servanteanglaise. Elle le poussait à lui raconter toutes sesaffaires : comment il vivait avec sa femme, s’il avait besoind’argent, et autres choses semblables, tout comme s’ils étaientégaux. C’était répugnant ! Cela n’a pas d’autre nom !

– Et son maître ? reprit Agnès. Enquels termes était Ferraris avec lord Montbarry ?

– Milord vivait constamment enfermé avecses études et ses peines, répondit Mme Rolland,avec une expression de respect solennel pour la mémoire du lord.M. Ferraris recevait son argent quand il en avait à toucher,et ne se souciait pas d’autre chose. “Si mes moyens me lepermettaient, je m’en irais aussi ; mais mes moyens ne me lepermettent pas.” Ce furent les dernières paroles qu’il me dit lematin de mon départ. Je ne lui répondis même pas. Après ce quis’était passé entre nous, je n’étais naturellement pas en fort bonstermes avec lui.

– Vous ne pouvez donc rien me dired’intéressant sur cette affaire ?

– Rien, réponditMme Rolland, semblant heureuse de voir Agnèsdésappointée.

– Mais il y avait encore une autrepersonne dans le palais, reprit miss Lockwood, résolue de tirerl’énigme au clair, tandis qu’elle en avait l’occasion. Il y avaitle baron Rivar. »

Mme Rolland leva au ciel sesgrandes mains, recouvertes de gants noirs fanés, en signed’horreur.

« Savez-vous bien, mademoiselle,reprit-elle, que j’ai quitté ma place à cause de ce que j’aivu… ? »

Agnès l’arrêta.

« Je veux seulement savoir si le baronRivar a fait quelque chose qui puisse expliquer l’étrange conduitede Ferraris ?

– Il n’a rien fait que je sache, repritMme Rolland. Le baron et M. Ferraris sevalaient, s’il m’est permis de le dire ; en un mot, ilsétaient sans scrupules l’un et l’autre. Je suis une femmeéminemment juste et je vais vous en donner la preuve. Le jour mêmeoù j’ai quitté le palais, j’ai entendu, en traversant un corridor,le baron dire de sa chambre, dont la porte était entr’ouverte, àFerraris : “J’ai besoin de mille livres sterling. Queferiez-vous pour mille livres, vous ?” Et Ferrarisrépondit : “N’importe quoi, monsieur, du moment où on ne lesaurait pas.” Ce fut tout ; le baron et le domestiquepartirent ensuite d’un éclat de rire. Jugez par vous-même,mademoiselle. »

Agnès réfléchit un instant. Mille livres,c’était justement la somme qu’on avait envoyée àMme Ferraris dans la lettre anonyme. Ces millelivres avaient-elles un rapport quelconque avec la conversation dubaron et de Ferraris ? Il était inutile de presser davantageMme Rolland. Elle ne pouvait donner aucun autrerenseignement de la moindre importance. On n’avait donc plus qu’àla laisser se retirer. C’était une tentative de plus, faiteinutilement pour retrouver le courrier disparu.

Il y avait un dîner de famille le soir de cejour-là dans la maison, mais un seul invité, un neveu du nouveaulord Montbarry, fils aîné de sa sœur lady Barville. Lady Montbarryne put résister au désir de raconter l’histoire du premier etdernier assaut tenté sur la vertu de Mme Rolland,en imitant d’une façon fort comique et fort exacte la voix profondeet criarde tout à la fois de Mme Rolland.

Son mari lui demanda pourquoi cette créaturephénoménale était venue à la maison. Elle le lui dit, et annonça,bien entendu, la prochaine visite de miss Haldane. Arthur Barvillequi, depuis le commencement du dîner était, contre son habitude,silencieux et préoccupé, prit aussitôt part à la conversation avecdes éclats d’enthousiasme.

« Miss Haldane est la plus charmantefille de toute l’Irlande ! Je l’ai aperçue hier par-dessus lemur de son jardin, en passant à cheval. À quelle heure vient-elledemain.

– Avant deux heures !

– Je viendrai dans le salon par hasard.Je meurs d’envie de lui être présenté ! »

Agnès se mit à rire.

« Êtes-vous donc déjà amoureux de missHaldane ? »

Arthur répondit gravement :

« Il n’y a rien de drôle à cela. J’aipassé toute ma journée le long du mur de son jardin à l’attendre.Miss Haldane me rendra le plus heureux ou le plus malheureux deshommes.

– Comment pouvez-vous dire une foliepareille ? »

C’était une folie, sans doute. Mais qu’auraitpensé Agnès si elle avait pu se douter que cette réponse lapoussait sur le chemin de Venise ?

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