L’Hôtel Hanté

Chapitre 4

 

 

Évitant la foule sous les colonnades, Francislongea lentement la place enveloppée par un clair de lunenaissant.

Sans s’en douter, il était un véritablematérialiste. L’étrange impression qu’il avait ressentie dans cettechambre, l’effet qu’elle avait produit sur les autres parents deson frère défunt n’eut aucune influence sur l’esprit de cet homme,qui se croyait plein de bon sens.

« Peut-être bien mon imagination a-t-elleplus d’empire sur moi que je ne le pensais, se dit-il ; toutcela peut bien n’être qu’un tour de sa façon, mais mon ami peut nepas se tromper aussi ; est-ce qu’il faudrait vraiment que jevoie un médecin ? Suis-je malade ? Je ne le crois pas,mais enfin ce n’est pas une raison. Je ne vais pas coucher danscette affreuse chambre ce soir. Je puis bien attendre jusqu’àdemain pour décider si je dois voir un médecin. En tous cas,l’hôtel ne me semble pas devoir me fournir un sujet de pièce.L’odeur effrayante d’un fantôme invisible peut être une idéeparfaitement nouvelle. Mais si je la mets à exécution, si jel’applique au théâtre, je ferai fuir le public entier. »

Comme il en arrivait à terminer ses réflexionspar cette plaisanterie, il aperçut une dame entièrement vêtue denoir, qui semblait l’observer.

« Monsieur Francis Westwick,monsieur ? Est-ce que je me trompe ? lui demanda cettedame en le regardant.

– Oui, madame, en effet, c’est mon nom.Puis-je demander à qui j’ai l’honneur de parler ?

– Nous ne sommes rencontrés qu’une fois,quand feu votre frère me présenta aux membres de sa famille.Avez-vous donc tout à fait oublié mes grands yeux noirs et ce teintpâle que vous avez déclaré hideux, m’a-t-on dit ? »

Tout en parlant, elle souleva son voile et setourna de manière à ce que les rayons de la lune éclairassent enplein son visage.

Francis reconnut du premier coup d’œil lafemme qu’il haïssait le plus cordialement de toutes, la veuve deson frère défunt, le premier lord Montbarry. Il fronça les sourcilsen la regardant ; son habitude des coulisses, les innombrablesrépétitions auxquelles il avait assisté et où les actrices avaientmis sa patience à une rude épreuve, l’avaient accoutumé à parlerrudement aux femmes qu’il n’aimait pas.

« Je me souviens parfaitement de vous,dit-il. Je vous croyais en Amérique ! »

Elle ne fit aucune attention au tondésagréable qu’il avait pris, mais lorsqu’il leva son chapeau pourla quitter, elle l’arrêta.

« Laissez-moi vous accompagner uninstant, répondit-elle tranquillement. J’ai quelque chose à vousdire.

– Je fume, reprit-il, en lui montrant soncigare.

– La fumée ne me gêne pas. ».

Après cela, il n’y avait qu’à s’incliner àmoins d’être un véritable brutal. Il se résigna avec autant debonne grâce que possible.

« Eh bien, voyons, quevoulez-vous ?

– Vous allez le savoir tout de suite,monsieur Westwick, laissez-moi vous faire connaître avant maposition. Je suis seule au monde. À la mort de mon mari est venues’ajouter maintenant une autre douleur, la perte de mon compagnonde voyage en Amérique, de mon frère, le baron Rivar. »

La réputation du baron et les doutes que lamédisance avait jetés sur ses relations avec la comtesse étaientbien connus de Francis.

« Il a été tué à une table de jeu ?demanda-t-il brutalement.

– La question ne m’étonne pas de votrepart, dit-elle avec ce ton ironique qu’elle prenait en certainescirconstances. En qualité d’enfant de l’Angleterre, pays descourses de chevaux, vous vous y connaissez en fait de jeu. Monfrère n’est pas mort de mort violente, monsieur Westwick. Il asuccombé comme bien d’autres malheureux à une épidémie de fièvrequi régnait dans une ville de l’Est qu’il visitait. Le chagrin quem’a causé sa mort m’a rendu les États-unis insupportables. J’aipris le premier steamer faisant voile de New-York, un vaisseaufrançais qui m’a amenée au Havre. J’ai continué mon voyagesolitaire vers le sud de la France et je suis venue àVenise. »

Qu’est-ce que tout cela me fait, se dit enlui-même Francis.

Elle s’arrêta, attendant qu’il parlât.

« Ah ! Alors vous êtes venue àVenise, dit-il négligemment, et pourquoi ?

– Parce que je n’ai pas pu faireautrement, répondit-elle. »

Francis la regarda avec une curiositérailleuse.

« C’est drôle, fit-il, pourquoi nepouviez-vous pas faire autrement ?

– Les femmes, vous le savez, suiventtoujours leur premier mouvement, répondit-elle. Supposons que cesoit un coup de tête ? Et cependant c’est ici le dernierendroit du monde où je voudrais me trouver. Des souvenirs quej’exècre s’y rattachent dans mon esprit. Si j’avais une volontébien à moi, je n’y serais jamais revenue. Je déteste Venise.Néanmoins, vous le voyez, je suis ici. Avez-vous jamais rencontréune femme aussi peu raisonnable. Jamais, j’en suissûre ! »

Elle s’arrêta et le regarda un moment, puissoudain changeant de ton :

« Quand attend-on miss AgnèsLockwood ? »

Il n’était pas facile de prendre Francis àl’improviste, mais cette question extraordinaire le surprit.

« Comment diable savez-vous que missLockwood doit venir à Venise ?

Elle se mit à rire d’un rire amer etmoqueur.

« Mettons que je l’aideviné ! »

Le ton de son interlocutrice, ou peut-être ledéfi audacieux qui brillait dans ses yeux fit monter la colère aufront de Francis Westwick.

« Lady Montbarry !…commença-t-il.

– Arrêtez ! interrompit-elle, lafemme de votre frère Stephen s’appelle maintenant lady Montbarry.Je ne partage mon titre avec aucune femme. Appelez-moi par mon nom,le nom que je portais avant d’avoir commis la faute d’épouser votrefrère. Appelez-moi, s’il vous plaît, la comtesse Narona.

– Comtesse Narona, reprit Francis, sivous avez l’intention de vous moquer du monde, vous vous êtestrompée d’adresse. Parlez-moi clairement ou laissez-moi voussouhaiter le bonsoir.

– Si vous désirez garder secrètel’arrivée de miss Lockwood à Venise, soyez clair, vous aussi,monsieur Westwick, et dites-le. »

Elle voulait évidemment l’irriter, et elle yréussit.

« Mais c’est de la folie, s’écria-t-ilavec colère. Le voyage de mon frère n’est un secret pour personne.Il amène miss Lockwood avec lady Montbarry et ses enfants. Puisquevous paraissez si bien informée, vous savez peut-être pourquoi ellevient à Venise ? »

La comtesse était redevenue soudain toutepensive. Elle ne répondit pas.

Ils avaient atteint dans leur étrangepromenade une des extrémités de la place ; ils étaientmaintenant debout devant l’église Saint-Marc. Le clair de lune quifrappait en plein était assez lumineux pour montrer toutes lesbeautés de l’édifice dans les moindres détails de son architecturesi variée. On voyait même les pigeons de Saint-Marc, dormant enligne serrée sur la corniche du porche.

« Je n’ai jamais vu la vieille église sibelle par le clair de lune, dit tranquillement la comtesse separlant à elle-même plutôt qu’à Francis. Adieu, Saint-Marc, je nete reverrai plus. »

Elle s’éloigna de l’église et vit Francis quil’écoutait avec un regard étonné.

« Non, continua-t-elle, reprenant tout àcoup le fil de la conversation, je ne sais pas pourquoi missLockwood vient ici ; je sais seulement que nous devons nousrencontrer à Venise.

– Vous vous êtes donnérendez-vous ?

– C’est la destinée qui le veut,répondit-elle la tête penchée sur sa poitrine et les yeux àterre. »

Francis éclata de rire.

« Ou si vous aimez mieux, reprit-elleaussitôt, c’est le hasard qui le veut, comme disent lesimbéciles. »

Avec sa logique ordinaire, Francisrépondit :

« Le hasard prend un drôle de chemin pourvous conduire au rendez-vous. Nous avons tout arrangé pour nousrencontrer à l’hôtel du Palais. Comment se fait-il que votre nom nesoit pas sur la liste des voyageurs. La destinée aurait dû vousamener aussi à l’hôtel du Palais. »

Elle baissa vivement son voile.

« La destinée le peut encoremaintenant : hôtel du Palais ? répéta-t-elle se parlanttoujours à elle-même. L’enfer d’autrefois devenu le purgatoired’aujourd’hui ; c’est l’endroit même !… mon Dieu !L’endroit même… »

Elle s’arrêta et posa la main sur le bras deson compagnon :

« Peut-être miss Lockwood neviendra-t-elle pas avec le reste de la famille ?s’écria-t-elle vivement. Êtes-vous positivement sûr qu’elledescendra à l’hôtel ?

– Positivement certain. Ne vous ai-je pasdit que miss Lockwood voyageait avec lord et lady Montbarry ?Et ne savez-vous pas qu’elle est de la famille ? Il va vousfalloir emménager à notre hôtel, comtesse ?

– Oui, dit-elle faiblement, je vaisemménager à votre hôtel. »

Il était impossible de voir si elle se moquaitou non ; elle avait encore la main sur son bras, et il lasentait grelotter des pieds à la tête. Il était loin de l’aimer, ilse défiait d’elle, il la détestait ; mais enfin, par undernier sentiment d’humanité, il se sentit obligé de lui demandersi elle avait froid.

« Oui, dit-elle, j’ai froid et je me sensfaible.

– Par une nuit pareille,comtesse ?

– La nuit n’y est pour rien, monsieurWestwick. Que croyez-vous que le criminel ressente sous la potencequand le bourreau lui met la corde au cou ? Il a froid,n’est-ce pas ? Il se sent faible, lui, aussi. Excusez monimagination, un peu originale peut-être ; mais, voyez-vous, ladestinée m’a passé la corde au cou : je la sens qui me serredéjà. »

Elle jeta un regard autour d’elle.

Ils étaient alors arrivés près du fameux caféconnu sous le nom de Florian.

« Faites-moi entrer là, dit-elle, il fautque je boive quelque chose pour me remettre. Allons, n’hésitezpas : vous avez tout intérêt à ce que je me sente mieux. Je nevous ai pas encore dit ce que j’avais de plus important à vousdire. J’ai à vous parler d’une affaire qui a rapport à votrethéâtre. »

Se demandant en lui-même ce qu’elle pouvaitbien vouloir à son théâtre, Francis céda à regret à la nécessité etl’accompagna au café. Il la fit asseoir dans une encoignure où ilspouvaient causer tranquillement sans attirer l’attention.

« Que prenez-vous ? »demanda-t-il avec résignation.

Elle s’adressa directement au garçon et luidonna ses ordres.

« Du marasquin et une tasse dethé. »

Le garçon la regarda avec étonnement ;Francis en fit autant. Pour tous deux c’était une nouveauté que duthé avec du marasquin. Sans s’inquiéter de leur stupéfaction,lorsque le garçon eut exécuté ses ordres, elle lui donna denouvelles instructions pour qu’il versât un plein verre de laliqueur dans un verre plus grand, qu’on emplit ensuite de thé.

« Je ne peux pas faire cela moi-même,dit-elle ; mes mains tremblent trop. »

Elle avala tout chaud ce mélange bizarre.

« Du punch au marasquin !Voulez-vous en goûter ? fit-elle. Voici comment j’en ai apprisla recette : Quand la feue reine d’Angleterre, Caroline, vintsur le continent, ma mère était attachée à sa personne. Cettemalheureuse reine adorait ce mélange : le punch au marasquin.Étroitement attachée à sa gracieuse et souveraine maîtresse, mamère partagea ses goûts. Et moi je tiens cette recette de ma mère.Maintenant, monsieur Westwick, je vais vous dire ce que je demandede vous. Vous êtes directeur de théâtre ; voulez-vous unenouvelle pièce ?

– Je veux toujours une nouvelle pièce,pourvu qu’elle soit bonne.

– Et vous paierez bien si elle estbonne ?

– Je paye toujours bien dans mon intérêtmême.

– Si je fais la pièce, voudrez-vous lalire ? »

Francis hésita.

« Qu’est-ce qui a pu vous mettre dans latête d’écrire une pièce ?

– Oh ! Rien, reprit-elle. J’airaconté un jour à feu mon frère une visite que j’avais faite à missLockwood, la dernière fois que je suis venue en Angleterre. Lesujet de l’entrevue en question ne l’intéressa nullement, mais ilfut frappé de ma manière de la lui raconter. – “Tu peins, medit-il, ce qui s’est passé entre vous avec la précision d’undialogue de théâtre. Tu as décidément l’instinct dramatique ;essaie donc d’écrire une pièce. Tu gagneras peut-être de l’argent.”Voilà ce qui me l’a mis dans la tête.

– Vous n’avez cependant pas besoind’argent !

– J’ai toujours besoin d’argent. J’ai desgoûts coûteux. Je n’ai rien que mes pauvres quatre cents livres paran et le peu qui me reste encore de l’autre argent, deux centslivres environ, pas davantage. »

Francis comprit qu’elle faisait allusion auxdix mille livres payées par les compagnies d’assurances.

« Tout est déjà parti ? »

Elle souffla sur sa main.

« Parti comme cela ! répondit-ellefroidement.

– Baron Rivar ? »

Elle le regarda avec un éclair de colèrebrillant dans ses yeux noirs et durs.

« Mes affaires ne regardent que moi,monsieur Westwick, et vous oubliez que vous n’avez pas encorerépondu à la proposition que je vous ai faite. Ne dites pas nonsans y réfléchir. Souvenez-vous quelle vie a été la mienne. J’ai vuplus de pays que qui que ce soit, y compris les auteurs en vogue.J’ai eu d’étranges aventures, j’ai beaucoup vu, beaucoup entendu,beaucoup observé : je me souviens de tout. N’y a-t-il pas dansma tête les éléments d’une pièce, si l’occasion de la faire seprésente à moi ? »

Elle attendit un moment, puis répéta soudainson étrange question sur Agnès.

« Quand attend-on miss Lockwood àVenise ?

– Qu’est-ce que cela peut bien avoir afaire avec votre pièce, comtesse ? »

La comtesse parut avoir quelque difficulté àrépondre catégoriquement à cette question. Elle fit de nouveau unplein verre de son mélange et en but la moitié.

« Cela a tout à faire avec ma pièce.Répondez-moi donc. »

Francis répondit :

« Miss Lockwood sera ici dans une semaineet peut-être bien avant.

– C’est parfait : si je suis encoreen vie, si cela m’est possible, si j’ai encore ma raison dans unesemaine ; ne m’interrompez pas, je sais ce que je dis ;j’aurai terminé le plan de ma pièce pour vous montrer ce que jepuis faire. Une fois encore, voudrez-vous la lire ? »

Elle lui fit signe de se taire et finit d’untrait ce qui restait de punch au marasquin.

« Je suis une énigme pour vous, et vousvoulez me comprendre, n’est-ce pas ? En voici le moyen :une foule de gens se figurent que les personnes nées sous un climatchaud ont beaucoup d’imagination. Il n’y a pas de plus grandeerreur. Vous ne trouvez nulle part de personnes aussimathématiquement logiques qu’en Italie, en Espagne, en Grèce etdans les autres pays méridionaux. Là, l’esprit est absolument ferméà toute chose d’imagination, il est sourd et aveugle de naissance àtout ce qui touche au spiritualisme. De temps à autre, dans lecours des siècles, un grand génie apparaît chez eux ; maisc’est une expression qui confirme la règle. Maintenant,écoutez ! Moi, je ne suis pas un génie, mais, dans mon humblesphère, je crois être une exception aussi. À mon grand regret, j’aibeaucoup de cette imagination si commune parmi les Anglais et lesAllemands, si rare chez les Italiens, les Espagnols et les autrespeuples. Et quel en est le résultat pour moi ? Je suis devenuemalade, j’ai à chaque minute des pressentiments qui font de ma vieune longue torture. Quels sont ces pressentiments ? Peuimporte : ce sont mes maîtres absolus ; ils me poussent àleur gré sur terre et sur mer, ils ne me quittent jamais, ils mepoursuivent, ils s’acharnent sur moi-même en ce moment. Pourquoi jene leur résiste pas ? Ah ! mais je leur résiste.Maintenant, tenez, j’essaye de leur résister à l’aide de cetexcellent punch. À de rares intervalles, j’ai la douce religion dubon sens. Quelquefois cela me rend l’espoir. Dans un temps, j’aiespéré que ce qui me semblait la réalité pouvait bien être aprèstout l’illusion. J’ai même consulté à ce sujet un médecin anglais.Il est inutile de parler de tout cela maintenant. Chaque fois jesuis obligée de céder : la terreur et les craintessuperstitieuses reprennent toujours possession de moi. Dans unesemaine je saurai si la destinée est inflexible, ou si, aucontraire, je puis la vaincre. Si cette dernière espérance seréalise, je veux maîtriser cette imagination qui prend à tâche deme torturer, en l’obligeant à s’absorber dans l’occupation dont jevous ai déjà parlé. Me comprenez-vous un peu mieuxmaintenant ? Et puisque nos affaires sont arrangées, chermonsieur Westwick, voulez-vous que nous sortions de cette salle oùl’on étouffe et que nous retournions respirer l’air frais dusoir. »

Ils se levèrent tous deux en même temps pourquitter le café. Francis pensait en lui-même que la quantité depunch au marasquin qu’avait bue la comtesse pouvait seule expliquertout ce qu’elle venait de lui raconter.

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