L’Hôtel Hanté

Chapitre 3

 

 

Miss Agnès Lockwood à MadameFerraris.

« J’ai promis, ma bonne Émilie, de vousdonner quelques détails sur le mariage de M. Arthur Barvilleet de miss Haldane. Il a eu lieu il y a dix jours. Mais j’ai eutant à faire en l’absence du maître et de la maîtresse de lamaison, que je n’ai pu vous écrire qu’aujourd’hui.

» Les invitations n’ont été faites qu’auxmembres de la famille du mari et de la femme, en raison de lamauvaise santé de la tante de miss Haldane. Du côté de la familleMontbarry, il y avait, outre lord et lady Montbarry, sir Théodoreet lady Barville, Mme Narbury, la deuxième sœur demilord comme vous savez, Francis et Henry Westwick. Les troisenfants et moi nous assistâmes à la cérémonie en qualité dedemoiselles d’honneur. Deux autres jeunes filles fort gentilles,cousines de la mariée, se joignirent à nous. Nos robes étaientblanches, avec des garnitures vertes en honneur de l’Irlande. Lemarié nous fit à toutes cadeau d’un joli bracelet d’or. Si vousajoutez aux personnes que je viens de nommer les membres de lafamille de Mme Carbury et les vieux domestiques desdeux maisons, à qui l’on avait permis de boire à la santé desnouveaux mariés, à l’autre bout de la salle à manger, vous aurez laliste complète des convives du déjeuner de noce.

» Le temps était magnifique et l’officeen musique fut superbe. Quant à la mariée, on ne saurait direcombien elle était belle et combien elle fut charmante et candidependant toute la cérémonie. Nous fûmes très gais au déjeuner, etles discours ont été fort bien tournés. C’est M. HenryWestwick qui parla le dernier et le mieux de tous. Il termina enfaisant une proposition qui va avant peu changer complètement notregenre de vie.

« Si j’ai bonne mémoire, voici comment ils’exprima : « Nous sommes tous d’accord, n’est-ce pas,pour regretter l’heure de la séparation qui est proche maintenant,et nous serions tous fort heureux de nous revoir. Pourquoi neprendrions-nous pas un rendez-vous ? Voici l’automne, nousallons aller en vacances. Que diriez-vous, si vous n’avez pas déjàd’autres engagements, bien entendu, de nous retrouver avec lesjeunes mariés avant la fin de leur voyage de noce, et derecommencer le charmant déjeuner que nous venons de faire par unfestin en l’honneur de la lune de miel ? Nos jeunes amispassent par l’Allemagne et le Tyrol avant de se rendre en Italie.Je propose que nous leur laissions un mois à rester seuls, et quenous nous arrangions ensuite pour les retrouver dans le nord del’Italie, à Venise, par exemple. »

» On applaudit à cette idée, et lesapplaudissements se changèrent en éclats de rire, grâce… àqui ?… à ma chère vieille nourrice. Au moment oùM. Westwick prononça le nom de Venise, elle se leva soudain àla table des domestiques, à l’autre bout de la pièce, et cria detoutes ses forces : « Descendez à notre hôtel, mesdameset messieurs ! Nous touchons déjà six pour cent de notreargent ; et si vous voulez louer toutes les chambres libres etdemander tout ce qu’il y a de meilleur, ce sera dix pour cent dansnos poches en moins de temps que rien. Demandez plutôt àM. Henry ! »

» Ainsi mis en cause, M. Westwick neput faire autrement que de nous avouer qu’il était actionnaired’une compagnie qui venait de se former pour exploiter un hôtel àVenise, et qu’il y avait aussi intéressé la nourrice, pour unepetite somme, je pense.

» Aussitôt chacun voulut porter le mêmetoast et l’on but : Au succès de l’hôtel de la nourrice, et àune hausse rapide du dividende !

» Peu à peu on en revint à la questionplus importante du rendez-vous projeté à Venise ; lesdifficultés commencèrent alors : bien entendu, plusieurspersonnes avaient déjà accepté des invitations pour l’automne.

» De la famille deMme Carbury, deux parents seuls purent s’engager àvenir. De notre côté, nous étions plus libres. M, Henry Westwickdevait aller à Venise avant nous tous pour assister àl’inauguration du nouvel hôtel. Mme Narbury etM. Francis Westwick s’offrirent à l’accompagner ; etaprès quelque hésitation, lord et lady Montbarry s’arrêtèrent à unautre arrangement. Lord Montbarry ne pouvait pas facilement prendrele temps d’aller jusqu’à Venise, mais lui et sa femme consentirentà suivre Mme Narbury et M. Francis jusqu’àParis. Il y a cinq jours déjà qu’ils sont partis avec leurscompagnons de voyage, laissant ici à ma garde leurs trois petitsenfants. Ils ont supplié bien fort, les pauvres chérubins, pourpartir avec papa et maman. Mais on a pensé qu’il valait mieux nepas interrompre les progrès de leurs études et ne pas les exposer,surtout les deux plus jeunes, aux fatigues du voyage.

» J’ai reçu ce matin de Cologne unelettre charmante de la mariée. Vous ne pouvez vous figurer commeelle avoue gentiment et sans détour qu’elle est heureuse. Il y ades personnes, comme on dit en Irlande, nées sous une bonne étoile,et je crois qu’Arthur Barville est de celles-là.

» La prochaine fois que vous m’écrirez,j’espère que vous serez en meilleure santé et plus calme, et quevotre emploi continuera à vous plaire. Croyez-moi votre sincèreamie.

» A. L. »

Agnès venait de terminer et de cacheter salettre quand l’aînée de ses petites élèves entra dans la chambreannonçant que le domestique de lord Montbarry venait d’arriver deParis ! Craignant quelque malheur, elle sortit à la hâte.

Le domestique comprit qu’il l’avaiteffrayée.

« Il n’y a aucune mauvaisenouvelle, mademoiselle, sa hâta-t-il de dire. Milord et milady sontfort bien à Paris. Ils désirent seulement que vous et les jeunesdemoiselles vous veniez les retrouver. »

En même temps il tendait à Agnès une lettre delady Montbarry.

« Ma chère Agnès,

» Je suis si heureuse de la vie que jemène ici, – il y a six ans, ne l’oubliez pas, que je n’ai voyagé –que j’ai fait tous mes efforts pour persuader à lord Montbarryd’aller à Venise. Et, ce qui est bien plus important, j’en suisarrivée à mes fins ! Il est maintenant dans sa chambre entrain d’écrire les lettres d’excuses aux personnes dont il avaitaccepté des invitations. Je vous souhaite, ma chère, d’avoir unaussi bon mari, quand le moment viendra ! En attendant, laseule chose qui me manque pour être tout à fait heureuse, c’est devous avoir ici avec mes bébés. Bien qu’il ne le dise pas aussifranchement, Montbarry est tout aussi malheureux que moi sans eux.Vous n’aurez aucun ennui. Louis vous remettra ces quelques lignesécrites à la hâte, et prendra soin de vous pendant le voyagejusqu’à Paris. Embrassez les enfants pour moi mille et mille foiset ne vous occupez pas de leur éducation pour le moment !Faites vos malles immédiatement, ma chérie, et je ne vous enaimerai que mieux.

» Votre amie affectionnée,

» ADELA MONTBARRY. »

Toute troublée, Agnès replia la lettre, etpour se remettre, se réfugia quelques minutes seule dans sachambre.

Le premier moment de surprise passé, enrentrant en possession d’elle-même, à l’idée d’aller à Venise, ellese souvint des derniers mots prononcés chez elle par la veuve deMontbarry :

« Nom nous reverrons, ici enAngleterre, ou là-bas à Venise, où mon mari est mort, et nous nousreverrons pour la dernière fois. »

C’était une coïncidence extraordinaire pour lemoins, que la marche des événements dût conduire ainsi, fatalement,Agnès à Venise, surtout après ces paroles !

Cette femme aux grands yeux noirs, cetteCassandre, était-elle toujours en Amérique ? Ou bien la marchedes événements l’avait elle ramenée, elle aussi, fatalement, àVenise ? Agnès se leva honteuse d’avoir songé à tout cela,honteuse de s’être posé de pareilles questions.

Elle sonna et envoya chercher les petitesfilles pour leur annoncer qu’on allait rejoindre papa et maman. Lajoie bruyante des enfants, la préoccupation des préparatifs d’unvoyage décidé à la hâte chassa de son esprit, comme elles leméritaient, toutes ces absurdes pensées qu’elles avait eues, Agnèsse mit à la besogne avec cette ardeur fébrile dont les femmesseules sont capables quand elles font quelque chose qui leur plait.Le même tour, les voyageurs arrivèrent à Dublin à temps pourprendre le bateau d’Angleterre. Deux jours plus tard, ils avaientrejoint lord et lady Montbarry à Paris.

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