Moulins d’autrefois

Chapitre 4

 

Pauvre demeure que celle des parents de JeanGarric ! Bâtie en retrait sur le bord d’un ancien cheminraviné et pierreux, quoique noblement appelé encore le« chemin royal », elle ne se composait que d’un petitrez-de-chaussée et d’un galetas. Deux lucarnes à celui-ci, la porteet une fenêtre à celui-là, ouvrant sur une étroite cour ; et,adossée au pignon, une étable surmontée d’un poulailler. Le toutséparé du chemin par une fermeture à claire-voie.

Quand Jeantou arriva devant le misérable logisqui, sous la neige et dans la brume, paraissait bien plus indigentencore, une très faible lumière en sortait par l’unique fenêtre, àtravers les étroits carreaux givrés, dont deux sur six étaient enpapier, et dont un troisième, récemment brisé, était remplacé parun paquet de vieilles hardes enfoncé en tampon dansl’ouverture.

De l’intérieur, sa vieille chienne de berger,Pitance, qu’il avait ramenée de la Gineste, lança deux ou troisabois ; mais bientôt, reconnaissant le visiteur, elle se mit àgratter sous la porte, en poussant de petits cris de joie et detendresse. Et Jeantou, pressant le loquet, entra endisant :

– Bonsoir à tous !

Pitance, la première, l’accola, lui plantantses deux pattes sur la poitrine et lui passant sa langue sur lafigure comme lorsqu’il était enfant. Puis, ce fut au tour de lamère Garric, qui, en hâte, avait posé son écuelle à demipleine ; enfin, le père Garric qui, assis à un bout du pétrinservant de table, coupait des tranches de pain noir dans sonassiette, pour une deuxième ration de soupe maigre, se dressa, nonsans quelque peine, étant rhumatisant, pour embrasser aussi songarçon.

– Pauvre petit ! s’exclamait la mère.Quelle surprise tu nous fais !… Est-ce que c’est un temps àvoyager, pour un chrétien ?

– Mais oui, maman, une veille deNoël !…

– Bien répondu, Jeantou, disait gaiement lepère. À ton âge, un peu de froidure n’est pas fait pour faire peur…Il y en a pourtant du mauvais temps, ajouta-t-il en regardantattentivement le jeune homme dont les cheveux étaient poudrés degivre et la blouse raidie et ballonnée.

– Il y en a, en effet, répliqua Jean ens’approchant du feu, qui dansait joyeusement sous la marmite, et enallongeant vers la braise ses gros brodequins aux lacets desquelspendaient des boules de neige congelée.

Pitance oubliait sa soupe et les croûtes depain moisi qu’on lui jetait pour appuyer sa tête sur le genou deson jeune maître, et le regarder tendrement dans les yeux, avec,dans la gorge, de petits gloussements qui en disaient plus que delongs discours.

La mère activait le feu. Le père avait laisséen suspens la taille de son pain ; et le chat gris tigré, àl’autre coin de l’âtre, dardait aussi ses rondes prunelles jaunessur le visiteur, et faisait son ronron le plus sonore pour fêterson retour à sa façon.

– Tu n’as pas fait collation, sûrement, monbrave petit… Il n’est que six heures, et tu as dû quitter le moulindes Anguilles assez tôt…

– Je mangerai avec vous une assiette de soupe,s’il en reste.

– Il en reste un peu, oui…

– Pas fameuse, tu sais, mon garçon, la soupede la « bourgeoise », ce soir, dit Garric, railleur.

– Pas fameuse…, pas fameuse…, bougonna safemme… Tu sais bien que c’est aujourd’hui vigile, et que l’huile dechez la Bazilatte, n’est guère supérieure à celle de notre« calèl ». Mais j’ai des œufs, et nous ferons une« grélade » de châtaignes comme dessert.

– Parfait, maman.

Et Jean, prenant sa mère par le cou,l’embrassait bruyamment.

– Assez, assez, mon gros ; tu m’étouffes,criait la bonne femme, ravie, au fond de retrouver son Garrigoutoujours plus fort, toujours plus beau, toujours plusaffectueux.

Deux minutes après, il était assis en face deson père, et tous deux mangeaient gravement, lentement, échangeantde brèves répliques, tandis que la mère mettait la poêle sur lefeu, cassait et battait les œufs, avivait la flamme, – vaillante,alerte, trottinant menu avec un bruit de sabots fêlés, et, de tempsen temps, une menace au chat qui s’approchait curieusement de lapoêle crépitante ou du buffet resté entr’ouvert.

Quand les œufs furent cuits et les châtaignesgrillées, elle vint s’asseoir au bout de la table, entre les deuxhommes, et tous les trois, les fronts inclinés l’un vers l’autre,les coudes se touchant presque, unis, heureux dans leur pauvreté,causèrent longuement… Ils parlèrent, cela va sans dire, du moulindes Anguilles, du meunier et de la meunière…, et aussi de« cette belle demoiselle Mion », revenue du Languedoc,avec des crinolines plus amples, avait-on dit à la mère Garricébahie, que celles de la femme du maire et des dames duchâteau.

– Est-elle vraiment jolie ?

– Oui…, pas mal… Trop rousse à mon goût,cependant. Pas mauvaise personne, d’ailleurs… Je pense qu’aupremier jour, son père étant presque guéri, elle va reprendre savolée ; le moulin des Anguilles n’est pas une cage pour un teloiseau…

Ici, un silence. Jean avait une question quilui brûlait les lèvres : que faisait-on au moulin de LaCapelle ? Mais il n’osait la poser. Enfin, il s’avisa d’undétour.

– À propos de la Mion, fit-il, il paraîtqu’elle fréquentait les fils Terral, à Montpellier… Est-ce que lecadet y est encore, ou s’il est rentré ?

– Il n’est pas revenu, dit Garric, et c’estune grande affliction pour cette famille : le père Terral en avieilli de dix ans… Il ne décolère plus, paraît-il… Il s’attardemême au Perroquet-Gris, rabroue ses clients, en perd un bon nombre,malmène ensuite sa femme et sa fille cadette, – deux saintes, –sans lesquelles la maison sera bientôt perdue…

– Ah ! père, que me dites-vous là ?Les pauvres gens, comme je les plains !

– Rose et sa fille sont à plaindre, en effet,reprit la mère Garric ; mais Terral, entre nous, a bien un peucherché ce qui lui arrive. Il était vraiment trop glorieux, tropfier avec le pauvre monde… Et puis, pas beaucoup plus de religionque ses frères, et aucun scrupule à faire marcher ses moulins lessoirs des dimanches… Tôt ou tard, vois-tu, Jeantou, on se trouvemal d’avoir quitté le droit chemin.

– Mais, maman, la bonté, la charité de la mèreTerral et de sa cadette méritent l’affection de tout le pays…

– Pour elles, on ferait tout, je te lerépète ; mais il faudrait à Terral un gendre sérieux etallant.

Jean rougit. Il n’avait jamais osé s’ouvrir àses parents de son amour pour Aline, ni, par conséquent, de lascène violente qu’il avait eue avec Terral, au Moulin-Bas. Pourcacher son trouble, il prétexta qu’il avait les pieds gelés et allas’asseoir au coin du feu.

– Un gendre…, un gendre, fit le père Garric,cela se trouve, en cherchant un peu… Je crois bien que Terral n’estpas très bien dans ses affaires, pour le quart d’heure. Mais lapetite est si intelligente, si affable…

– Tout ce que tu voudras, Garric, interrompitla mère ; mais elle est difficile et regardante sur le choixd’un mari, et elle a bien raison… Plusieurs se sont présentés, cesderniers temps, dont quelques-uns étaient riches, et elle les a,paraît-il, tous refusés d’un petit non bien sec, – même Gilbert desPrades, un noble, s’il te plaît ! Le père Terral entra, àcette occasion, dans une colère affreuse, et peu s’en fallut qu’ilne battît sa femme et sa fille. On dit même que la pauvre Linetteaurait avoué à la Sœur Saint-Cyprien que, n’était le crève-cœur delaisser sa mère seule, elle serait, depuis, partie pour lecouvent.

– Pour le couvent ! fit Jean,stupéfait.

– Mais oui, pour le couvent… Que vois-tu là desi extraordinaire ? Le couvent, c’est tout ce qui reste auxfilles bien élevées quand on veut les marier contre leur gré.

Jean demeura silencieux, le cœur affreusementserré.

Tout à coup, des carillons éclatèrent dans lanuit claire et glacée ; et le jeune homme se leva, déclarantson intention d’aller à « matines » avant de retournerchez son maître.

Le père Garric ne l’approuva guère ; maisla mère le félicita d’avoir conservé ses croyances et ses bonnespratiques :

– Cela te portera bonheur, Jeantou, j’en suissûre, et tu prospéreras.

– Je le souhaite, maman, afin de vous aider unpeu, ce que je n’ai guère pu jusqu’ici… Pierril ne me payera mesgages qu’à la Saint-Jean, sans doute ; pourtant, quelquespetits travaux, que je fais tout en surveillant la scie ou lesmeules pour les fermiers de La Salvetat, de Griac ou de Vayssous,m’ont valu quelques pièces blanches ; les voilà. Vous vous enachèterez, vous, maman, un fichu et des galoches, et vous, père, unbaril de bon vin et une charretée de bois, si Terral, qui m’en veutde m’être loué chez Pierril, oubliait de vous en fournir laprovision accoutumée.

Et le brave garçon tira de la poche intérieurede sa veste et glissa dans le tablier de sa mère une petite boursede grosse toile nouée d’un lacet de cuir. Puis on s’embrassatendrement, longuement.

La porte ouverte, Pitance s’élança dans lacour, croyant qu’on l’emmenait ; il fallut la gronder, lamenacer même pour la faire rentrer, toute penaude, la queue etl’oreille basses. Et Jeantou, ayant repris son bâton ferré,s’enfonça de nouveau dans la nuit. Le père Garric referma la porte,poussa le verrou, et retourna vers le feu presque éteint.

– Encore une mauvaise nuit, Mariannou, dit-ilà sa femme. Quelle bise ! Bon pour les jeunes, des« matines » pareilles… Allons nous coucher…

– Pas avant d’avoir fait la prière, peut-être…Une veille de Noël !… Tu deviens donc de plus en plus« huguenot » ?

Maugréant un peu, Garric se leva, fléchit lataille, plia légèrement les genoux sur le dos de sa chaiseinclinée, ses coudes sur la plus haute traverse, ses talons nus aufoyer, ébaucha un vague signe de croix et répondit, un peu à tortet à travers, en bredouillant et en bâillant, aux pater, aux avé etaux litanies récités à voix haute et claire par la dévoteMariannou.

Dehors, le vent sifflait ; à l’étable, lebélier agitait sa sonnaille ; Mariannou prolongeait sa pieusemélopée, au chant des cloches qui appelaient toujours laboureurs etbergers vers la crèche de Jésus enfant.

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