Moulins d’autrefois

Chapitre 4

 

Et deux années coulèrent encore, durantlesquelles la tendresse juvénile de Jean Garric pour Aline ne fitque croître et se mua, peu à peu, en un bel et solide amour,toujours muet et craintif, mais d’une douceur infinie et d’uneinfinie consolation pour le pâtre de la Gineste. Il voyait bienrarement Linou ; et quand le hasard, ou quelque escapadesavamment et longuement préparée, le remettait en sa présence, ilne savait lui parler que de banalités, sentant sa gorge s’étranglerlorsqu’il lui venait quelque propos d’amour. Il est vrai que sesyeux étaient éloquents, et éloquente aussi la poignée de main del’arrivée et de l’adieu. Mais quoi ! Line se contenterait-ellelongtemps d’un amoureux qui n’osait autrement sedéclarer ?

Elle était très entourée de garçons plusentreprenants et plus beaux parleurs, compagnons de chasse oud’auberge du cadet Terral qui, assez fier de sa nature, ne s’étaitpas fait faute de railler sa sœur sur le singulier galant avec quiil l’avait vue croquer des cerises à la foire de Peyrebrune. Quantau père Terral, tout berger qu’il eût été aussi dans sa jeunesse,il devait rêver pour sa cadette d’un prétendant plus cossu que lefils de son humble voisin Garric. Et Linou, quoique aimant beaucoupson ancien compagnon de jeux et de catéchisme, était bien obligéede s’avouer tout bas qu’elle devrait, un jour, céder à la volontépaternelle, ou se résigner à rester fille, « à fairetante », si Jean continuait à garder des moutons.

À vingt ans, Garric tira au sort et futexonéré par son numéro. Allait-il donc rester pâtre à laGineste ?

Un jour, la jeune fille rêvait à tout cela, enremplissant son tablier de châtaignes nouvellement tombées, dans lacombe qui dévale vers le moulin, juste en face de la pâture desGarric. Le vent d’automne charriait à travers le ciel ses troupeauxsans fin de nuages, et aussi des bataillons de corneilles,gourmandes de marrons et de noix, qui tourbillonnaient encroassant, puis s’abattaient dans les branches ployées sous leursbogues entr’ouvertes. Pas d’autre bruit que la mélopée monotone del’autan – « vent marin », qui arrive d’au-delà desCévennes, – le grincement de quelque branche froissée sur labranche voisine, ou le bruissement des feuilles sèches surlesquelles pleuvaient les châtaignes luisantes et mûres àsouhait.

La mélancolie du paysage envahissait l’âmed’Aline. Quelques gouttes de pluie tombèrent, et lui firentchercher un abri dans le tronc d’un châtaignier, creusé par lessiècles d’une espèce de niche où l’enfant disparaissait touteentière.

Tout à coup, elle fut distraite de son rêvepar une voix sonore entonnant un de ces airs primitifs que saventtous les pâtres du Ségala : la chanson de la Saint-Jean, uneespèce de dialogue entre berger et bergère se félicitant de changerde maîtres, mais se désolant d’aller servir en des domaines l’un del’autre éloignés.

Les paroles n’étaient pas de saison ;mais la voix était pleine, mâle, chaude, et ravissait le cœur deLinou. Elle avança la tête hors de son refuge, et poussa un légercri de surprise et de joie ; c’était Jean Garric quidescendait à grands pas le coteau, à travers genêts et fougères, etqui, se croyant bien seul, avait crânement attaqué la ballade chèreà tous les pâtres. Il marchait appuyé sur un fort bâton de sorbier,et portait sur l’épaule tout un assortiment de paniers neufstressés en pousses de noisetier. Quand il passa à portée de lavoix, Linou le héla vivement… Il arrêta court son pas et sachanson, ouvrit de gros yeux, rougit, leva gauchement son chapeauet s’avança, chancelant un peu, vers son amie.

– Quoi, c’est vous, mademoiselleAline ?

– Oui, c’est Aline, en effet, mais ce n’estpas une « demoiselle ». Où as-tu appris cette façon deparler, Jeantou ? Est-ce que je t’appelle« monsieur », moi ?

– C’est que, balbutia l’amoureux, vous êtesencore si grandie embellie depuis qu’on ne s’est vu, que je n’oseplus vous nommer tout court…

– Ni me tutoyer, n’est-ce pas, comme quandnous gardions les bêtes ensemble, ici même… Est-ce que tu as oubliéce temps-là ? Est-ce qu’il te déplaît de t’ensouvenir ?

– Oh ! Linou ! protesta legarçon ; ce temps-là, mais c’est-à-dire que c’était leparadis !

– Eh bien ! alors ?… Appelle-moicomme tu m’appelais, nigaud, et parlons de bonne amitié… Où vas-tu,avec tous ces paniers ? Ramasser aussi des châtaignes auVallon, ou bien y faire la vendange ?

– Ni l’un ni l’autre ; j’allaissimplement au moulin de La Capelle.

– Vrai ?

– Mais oui, vrai… N’est-ce pas la saison où tamère a besoin de paniers pour ramasser châtaignes, glands et pommesde terre ?

– En effet ; maman sera bien contente deton attention. Je vais t’accompagner… Mais ne crois-tu pas qu’ilserait tout à fait gentil à nous d’emporter ces panierspleins ?… Regarde la belle jonchée de « gênes » etde « duronnes », que l’autan a fait tomber cettenuit…

– Bonne idée ! Remplissons… Non,non ; moi seul… La glèbe est mouillée…, reste à l’abri…

– Tu me crois donc devenue biendouillette ?… Approche : voici déjà de quoi emplir à demiton plus grand panier.

Et, ce disant, elle dénouait les coins de sontablier retroussé et en faisait crouler le contenu dans le panierque lui présentait son compagnon.

Puis tous deux, côte à côte, courbés sur leterrain en pente, leurs cheveux s’effleurant parfois, leurs mainsse rencontrant sur la même châtaigne, rieurs, heureux, dans uneintimité adorable autant qu’ingénue, ils firent longuement leurcueillette. Quelquefois, pour vouloir ouvrir une bogue bourrue àpeine entrebâillée, Linette se piquait les doigts et les portaitvivement à sa bouche. Et Jeantou aurait donné sa chienne« Pitance » et son bélier « Félut », laissés engarde à la Gineste, pour effleurer de ses lèvres les petits doigtsmeurtris ; mais il n’osa jamais…

Entre-temps, on jasait.

– Comment se fait-il, Jean, disait Aline, queton maître t’ait donné congé aujourd’hui, un jour desemaine ?

– Oh ! des congés, on en a quand on veutbien, à condition de les prendre bien longs, riposta Garric, ensouriant d’un air entendu.

– Que veux-tu dire ? Je ne te comprendspas.

– Le congé que j’ai obtenu est définitif… Jene veux plus être berger.

– Ah bah !

– Oh ! je ne détestais pas lemétier ; il a du bon : il procure du grand air, du tempspour réfléchir et apprendre à juger des choses… Mais il n’est pasau goût de tout le monde. Un pâtre est toujours un pauvre diable,une espèce de sauvage que l’on tient à l’écart et dont on faitfi…

– Il t’est donc venu de l’ambition,Jeantou ?

– Oui, un peu… Je ne me crois pas plus bornéqu’un autre, et je veux faire mon petit chemin comme un autre.

– C’est fort bien dit, et je t’approuve… Maisquel chemin encore ?

– Je veux être meunier.

– Parfait ! Mais comment ?…

– Oh ! quand je dis : meunier, jem’entends… Je serai d’abord garçon meunier chez les autres, unmodeste « farinel », comme on les appelle, ayant pourcharge de verser le grain aux meules et de remettre la farine dansles sacs. Mais j’espère apprendre, peu à peu, à« piquer » et à « rayonner » les« bordelaises », à construire une roue et un blutoir… Lascierie surtout m’intéresse ; et, dès que je saurai un peulimer, « donner de la trace » et équarrir un arbre,l’oncle Joseph, ton parrain, – un mécanicien habile s’il y en a un,– qui m’a surpris, un jour, à faire tourner sur le ru de la landeune petite mécanique pas trop mal agencée, paraît-il, m’a conseilléd’entrer comme garçon quelque temps dans un moulin, m’assurantqu’il ferait de moi, plus tard, un franc meunier et un scieuradroit. Après quoi, ce serait bien le diable si je ne trouvais pasà affermer un petit moulin flanqué de sa scierie, sur la Vergnade,la Durenque ou le Gifou…

Linou était émerveillée d’entendre son amis’exprimer avec cette aisance, et faire ainsi preuve de sens et devolonté. Hardiment elle lui prit la main, et le regardant bien dansles yeux, lui dit :

– Ah ça ! on m’a donc changé monJeantou ? Comment ? c’est toi qui parles ainsi, toi hierencore muet comme une carpe de l’étang !… C’est mon oncle quit’a coupé le fil, cette fois ? Cela ne me surprend pas, carnul ne le vaut pour trouver des idées et les faire entrer dans lescervelles.

– Cela te fera plaisir alors, ajouta vivementle garçon, que je devienne meunier ou mécanicien ?

– Sans doute, si cela te plaît à toi, bienentendu ; car, pour moi, j’aime ou n’aime pas les gens, sansbeaucoup m’inquiéter de leur profession.

– Ah ! fit-il, un peu désappointé… Et tonpère, pense-t-il comme toi ?

Elle hésita un instant ; puis, non sansmalice :

– Est-ce que l’avis de mon pèret’intéresse ?

Il rougit et baissa les yeux sur les panierspleins de châtaignes. Et, après un silence embarrassé :

– Les tiens ont toujours été si bons pour lesmiens et pour moi, que je ne voudrais rien faire qui ne fût à leurgré…

Ce n’est pas exactement ce qu’il voulait dire,le pauvre Jean ; mais il n’osait préciser davantage sondessein de demander – plus tard – la main de Linou. La futée avait,d’ailleurs, bien compris. Elle rougit aussi légèrement ; puis,secouant sa jolie tête fine et reprenant son tonhabituel :

– Rien de plus facile que de savoir ce que mesparents pensent de ton plan d’apprentissage. Portons ensemble ceschâtaignes au moulin ; nous les goûterons en famille, avec unverre de vin blanc, et on causera… Cela te va-t-il ?

Si cela lui allait !… En route !

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