Moulins d’autrefois

Chapitre 3

 

Le curé de La Garde pénétra dans labasse-cour, où, soudain, un vieux canard « musqué »s’élança vers lui en sifflant, tandis qu’une truie, qui allaitaitses gorets, se dressa, hargneuse, faisant mine de saisir par sasoutane l’indiscret visiteur. Mais, sur le petit perron del’escalier extérieur, une jeune silhouette apparut : c’étaitAline. Toute surprise, toute rougissante, elle descendit vivementles marches, donna quelques coups de gaule à la truie et au canardacharné après les mollets de l’abbé. Puis, elle introduisitcelui-ci, avec mille excuses…

– Ma foi, s’écria-t-il en riant, ta basse-courn’est guère accueillante, ma petite Line… Est-ce que mes anciensparoissiens ressembleraient à tes bêtes, par hasard ?

– Oh ! monsieur le curé, pas ceux dumoulin, en tout cas… Que je suis confuse de vous recevoirainsi ! j’étais loin de vous attendre…, à pareilleheure !… Pourquoi n’être pas venu avant le dîner ?… Jevais chercher maman, qui, par ce beau soleil, a voulu descendre aujardin.

– Attends, Linette, attends un peu… Nous ironsvers ta mère ensemble… Tu es seule, ici ?

– À peu près ; la servante est auMoulin-Bas ; mon père et mon frère au bois du Lagast ; etparrain « visite » des ruches, je ne sais trop où.

Elle faisait asseoir l’abbé Reynès qui, sitôtassis, posait son chapeau sur ses genoux, par vieille habitudehumait une prise de tabac et, remontant ses lunettes sur son front,dévisageait malicieusement et affectueusement son ex-petiteparoissienne.

– Comment se porte-t-on, au moulin ?Maman est tout à fait guérie, n’est-ce pas ?

– Tout à fait, non, monsieur le curé ;ses forces ne reviennent pas vite…

– Et toi, Linette, tu vas bien ?… Voyons,regarde-moi… Un peu pâlotte et maigrie, il me semble… Et ce n’estpas étonnant, après tout le chagrin et toute la fatigue de cestrois mois… Mais tes couleurs reviendront avec les fleurs duprintemps. Tu es tout à fait rassurée sur la santé de tamère ; et Cadet a tiré au sort un numéro qui permet d’espérerqu’il ne sera pas soldat.

– Le numéro 55 ; ce n’est pasmerveilleux, monsieur le curé ; mais il y a, paraît-il, grandespoir que ce sera suffisant… Oui, grâce à Dieu, les chosess’arrangent un peu chez nous, quoique je devine que mon père aencore bien des tracas…

– Qui n’en a point ?… Mais toi, petite,dis-moi, pendant que nous sommes seuls, si tu n’as pas d’autrespeines que celles de tes parents.

– N’est-ce pas assez, monsieur le curé, quenotre part dans les soucis de ceux que nous aimons ?…

– Linou, sois franche… Tu vois bien que jesais quelque chose… Et, quoique n’étant plus ton confesseur, jesuis assez ton ami et celui des tiens pour que tu puisses teconfier à moi…

Très rouge, la jeune fille baissait la tête,et, les mains dans les poches de son tablier, elle se taisait.

– Quoi ! tu ne veux pas me dire tonsecret ?… Car tu en as un ; celui que ce secret intéressele plus, après toi, me l’a révélé. Encore une fois, je saistout.

– Oh ! non, pas tout…, pas le plusimportant…

Et des pleurs lui vinrent aux yeux. L’abbé luiprit les mains, l’obligea de s’asseoir près de lui.

– Le plus important ?… Et tu ne peux pasme le confier, à moi, le vieux pasteur qui t’a baptisée, qui t’afait faire ta première communion ?…

– Si, si, monsieur le curé, je vous diraitout… J’ai eu cent fois l’idée d’aller vous voir tout exprès… Lamaladie de ma mère et le soin de la maison m’en ont empêchée. Mais,bientôt, la semaine prochaine peut-être, je pourrai m’absenterquelques heures…, et j’irai vous conter le secret que vous medemandez.

– Pourquoi pas tout de suite, monenfant ?

– Parce que…, parce que… Ah ! si voussaviez !… Et elle éclata en sanglots.

L’abbé Reynès, stupéfait, essaya de la calmer,de la bercer de ces consolations, à la fois paternelles etmystiques, dont les bons prêtres excellent à endormir lessouffrances. Linou s’essuya les yeux, fit effort pour parler, puisse cacha la figure dans les mains, et garda encore le silence.

– Eh bien ! ma petite fille, je vaist’aider… Voyons… Tu aimes Jean Garric, n’est-ce pas ? C’estune affection honnête, profonde, qui vient de loin, de votreenfance ?

Elle ne répondit que par un signed’assentiment.

– Il n’y a pas de mal ni de honte à aimerainsi, continua le prêtre… Certes, le sentiment que vous éprouvezl’un pour l’autre, Jean et toi, peut n’être pas au gré de tesparents, de ton père, tout au moins, et je ne voudrais rien faireni rien dire qui pût le désobliger. Pourtant, il me semble queGarric, quoique pauvre en ce moment, ne serait peut-être pas un simauvais parti. Vaillant, adroit, soigneux, je serais fort surprisqu’il ne devînt pas un fin mécanicien comme ton parrain, ou unmeunier entreprenant comme ton père…

– Monsieur le curé, permettez que je vousarrête…

– Oui, mon enfant, je sais ce que tu vas medire : Jeantou m’a tout avoué ; il s’est mal conduitenvers toi.

– Envers moi… et aussi envers la fille dePierril, puisqu’elle s’en est retournée… Jean, l’ayant compromise,devait l’épouser ; n’est-ce pas votre avis, monsieur lecuré ?

L’abbé Reynès était interloqué…

– Mon enfant, reprit-il, un peu embarrassé,ton cœur est si bon qu’il te fait plaider la cause d’une personneque la charité chrétienne m’interdit d’accabler, mais qui, au direde ceux qui la connaissent, est tout au moins une délurée… Elles’est jetée à la tête d’un pauvre garçon timide, perdu dans unesolitude, désolé de ne plus te voir, désespéré d’avoir été chassépar ton père… Il faut se mettre à sa place ; de plus forts quelui auraient, sans doute, succombé.

– Aussi, je vous répéterai ce que j’ai dit àmon parrain : « Je pardonne…, j’ai pardonné à Jean depuislongtemps… Mais je ne veux plus, je ne peux plus memarier. »

– Tu ne peux plus… Qu’est-ce à dire,Linette ?

La jeune fille s’était levée et, debout devantle prêtre, très résolue, elle répéta :

– Non, je ne me marierai jamais… J’appartiensà Dieu ; j’entrerai au couvent… Voilà mon secret, monsieur lecuré.

– Que dis-tu ? Tu veux te fairereligieuse ?

– Oui, monsieur le curé.

– Tu y as bien réfléchi ?

– Oui, monsieur le curé, beaucoup,longtemps.

– Et tu as consulté tes parents ?

– Hélas ! non ; et c’est bien lapeine que je vais leur causer qui m’épouvante…

– Voyons, voyons, Aline, tu n’as pas cédé à lacolère, à la rancune, au découragement ?

– Non, monsieur le curé…, du moins, je ne lecrois pas.

– Et tu ne penses pas revenir sur tadétermination ?

– C’est impossible : j’ai fait unvœu.

– Un vœu ! Tu as prononcé un vœu,Aline ? s’écria l’abbé en saisissant de nouveau les mains dela jeune fille et en la regardant bien dans les yeux.

– Oui, monsieur le curé, j’ai fait un vœu.

– Mais, voyons, quand ? dans quellescirconstances ? dans quel état d’esprit ?Parle !

L’enfant se rassit et, d’une voix presquebasse, un peu haletante, interrompue de temps à autre par unsanglot, elle raconta la terrible nuit pendant laquelle, devant lelit de sa mère en proie aux affres du mal, désespérée, elle avaittendu ses bras vers le Crucifié et avait prononcé les parolesirrévocables.

– Ma chère fille, ma pauvre enfant ! fitl’abbé avec un accent de tendresse et d’admiration à la fois…C’était pour sauver la vie de ta mère ?

– Sans doute, monsieur le curé.

– Uniquement pour cela ! Aucun autremotif ne te poussait ? Tu savais, à ce moment-là, que Jeanavait failli ?

– Je le savais.

– Et, si tu l’avais ignoré, aurais-tu prononcéton vœu quand même ?

– Comment vous répondre ? Commentsavoir ?… Je crois bien que j’aurais quand même agi comme j’aiagi.

– Mais tu n’en es pas sûre ?… Un grandchagrin venait de t’atteindre. Ton âme était bouleversée, tavolonté affaiblie ; la crainte de perdre ta mère a fait lereste… Chère imprudente !

Le silence s’établit encore. L’abbé Reynèsréfléchissait profondément.

– Vous me désapprouvez, alors, monsieur lecuré ? interrogea la jeune fille, en levant sur lui un regardinquiet.

– Je ne saurais approuver une résolution aussigrave, prise dans un tel moment… La vraie vocation religieuse, monenfant, doit venir de loin, croître et s’affermir peu à peu ;c’est une fleur lente à germer et lente à s’ouvrir…

– Oh ! j’avais songé au couvent bien desfois, déjà ; et vous devez même vous souvenir de m’en avoirentendu parler.

– Oui, mais c’était avant d’aimer Jean ;pas depuis ?

– Même depuis ; j’y avais pensé, surtoutquand mon père lui eut défendu de reparaître dans la maison…

– Et, dis-moi, tu n’as jamais eu de regret del’engagement que tu as pris ?

– Jamais ! Songez donc, monsieur le curé,que Dieu m’a exaucée aussitôt, puisque maman a été mieux dès lelendemain, au grand étonnement du docteur Bernad… Commentpourrais-je avoir du regret ?

Ah ! mon enfant, c’est beau, ce que tudis là… Mais je n’en persiste pas moins à dire qu’il ne faut rienbrusquer, qu’il faut réfléchir encore, consulter…

– Mais, moi, je sens que je ne dois pasdifférer, que ce serait lâche… Qu’est-ce qu’une fiancée qui marcheavec regret vers l’époux qu’elle a choisi ?

– Soit, qu’il t’entende et qu’il t’approuve,s’il le juge à propos !… Mais il faut tout confier à tesparents, à maman d’abord. Où est-elle, maman ?

La jeune fille se leva, alla ouvrir la croiséedonnant sur le jardin.

– Elle est là-bas, assise au bout durucher.

– Viens avec moi : nous allons lui parlerde ton projet. Mais l’enfant tressaillit, recula, effrayée.

– Ah ! monsieur le curé, quelmoment ! quelle épreuve !

– Quoi ! tu trembles devant lapremière ?

– Je vous en prie, pas moi… Vous !…Parlez-lui, monsieur le curé ; cela lui sera moinspénible ; elle se résignera plus aisément… Oh ! mon Dieu,mon Dieu ! ayez pitié d’elle et de moi !

– Tu le veux ? J’y vais.

Et il mit son chapeau, reprit sa canne,redescendit l’escalier et s’achemina, à travers la cour, vers laporte du jardin. Mais, avant qu’il l’eût ouverte, Linou s’étaitprécipitée, l’avait rattrapé :

– Ménagez-la, monsieur le curé, je vous ensupplie !… Elle est encore si faible !…

L’abbé la regardait, ému jusqu’auxlarmes :

– Pauvre petite ! C’est la premièredéfaillance au bas de ton calvaire… Va, je ne dirai que ce qu’ilfaudra dire, et me tairai, si je le crois bon.

Et il pénétra seul dans le jardin.

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