Moulins d’autrefois

Chapitre 7

 

Après vêpres, un combat violent s’engagea dansl’âme de Garric. Qu’allait-il faire ? Retourner aux Anguilles,se retrouver en contact avec la fille de Pierril, s’exposer àfauter encore avec elle, – ou à la repousser brutalement, au risqued’un scandale ?… Il vaudrait mieux fuir l’enjôleuse à toutjamais, certes ; mais où aller ? Rompre son engagementchez Pierril, il le pouvait, à la rigueur, en faisant abandon deses gages. Seulement, ce serait malhonnête ; et puis, s’ilrentrait chez ses parents, que penseraient-ils de ce retourimprévu ? Comment leur expliquer son coup de tête ? Non,il ne pouvait bonnement agir ainsi. Il fallait revenir chezPierril, tâcher de repousser sans rudesse les avances de Mion, sielle les renouvelait, et demander quelques jours de congé pouraller chasser, comme l’en avait prié l’abbé Reynès… Ensuite, onverrait…

Et il reprit la descente qui conduit aumoulin. Il était fortement tenté de faire un crochet par labergerie de Fonfrège et la Croix-des-Perdus, – pour lui si biennommée, – mais à quoi bon ? La vue de ces lieux ne luiapprendrait rien de plus que le récit de Panissat. L’importantserait de savoir exactement à quelle heure le loup avait ététué ; et cela, Pataud seul le savait. Si c’était avant lasortie de la messe de minuit, Pataud, son coup fait, n’avait pas dûrester là, et il n’avait pu voir sa rencontre avec Mion… Si, aucontraire, l’affût n’avait abouti que plus tard, le terriblebraconnier, qui devait avoir l’œil sans cesse au guet, et qui étaitrenommé pour son regard perçant, par la meurtrière de la grangeaurait tout vu ; il raconterait tout…, et quellehonte !

Arrivé aux Anguilles, le malheureux Jean, quin’avait pas faim, eût bien voulu se glisser, en traversant denouveau la grange, jusqu’au galetas, et se coucher sans avoir revupersonne. Mais la porte de la grange était verrouillée. Il dut doncentrer dans la salle commune.

Pierril, assis au coin du feu dans un vieuxfauteuil en planches, son bonnet enfoncé jusque sur les oreilles etson corps amaigri et voûté enveloppé d’une limousine effilochée,toussotait, crachait dans les cendres en tisonnant. Mion et samère, debout près de la table, sous la lueur tremblante du calèl,fouillaient dans une terrine d’où elles ramenaient deux« quartiers » d’oie pour célébrer dignement le soir deNoël.

Des exclamations diverses accueillirent legarçon meunier. La Pierrille lui reprocha de s’en être allé à LaGarde sans manger sa soupe… Si c’était raisonnable, par un froidpareil !… Pierril, sur le ton pleurard dont il s’étaitmaintenant fait une habitude, se répandit en plaintes affectueuses.Depuis quand quittait-on ainsi ses maîtres, ses bons maîtres, unjour comme celui de Noël ?… Est-ce qu’on ne doit pas, dans desoccasions semblables, rester tous ensemble, dans la bonne chaleurdu feu et l’appétissante odeur de la soupe aux choux et del’andouille arrosée de vin de Brousse ?

Ah ! la jeunesse d’à présent n’aime plusla maison, plus la famille… Il lui faut l’auberge et les cartes, etles mauvaises fréquentations.

Et c’était plaisant, de tels discours, dans labouche du meunier des Anguilles, qui avait si souvent baissé lavanne de son moulin pour aller faire couler le robinet ducabaretier.

Garric expliqua comment M. le curél’avait fait venir au presbytère, et l’avait retenu à dîner. Ilajouta :

– La fête de l’Adoration perpétuelle ayantlieu prochainement, Monsieur Reynès voudrait un peu de gibier pourrégaler ses confrères… Je profiterai donc, si vous m’y autorisez,maître, de ce que le dégel ne s’annonce pas encore et que maprésence ici ne vous est pas utile, pour aller essayer macanardière et mes pièges, à l’étang et sur les landes de La Capelleou de Ginestous.

– Ah ! tu déjeunes dans les cures,maintenant, et tu chasses pour les curés ? ricana Pierril,goguenard ; cela te vaudra l’absolution de tes péchés endouceur, et quelques jeûnes de moins en guise de pénitence… Oui, illeur faut du gibier fin à tous ces ensoutanés du BonDieu !

– Pierril, tais-toi ! interrompit safemme. N’as-tu pas honte de parler ainsi, toi qui, il y a à peinequinze jours, as été bien heureux de voir un de ces curés à tonchevet, de lui raconter tes fautes et de le supplier de t’enabsoudre ?

– Là, là ! Ne te fâche pas, femme… Cen’est pas par méchanceté que j’en parle… On peut être un braveprêtre sans haïr les bons morceaux… Mais oui, Jeantou, va à lachasse pour ce cher monsieur le curé de La Garde ; j’iraisavec toi, si ce damné Cabirol, avec ses remèdes, ne m’avait misdans l’état, pécaïré ! où tu me vois…

Mion se taisait, absorbée, semblait-il, par laconfection d’un hachis de pain à l’oignon et au vinaigre destiné àencadrer le confit d’oie. Mais, à la dérobée, elle décochait à Jeandes œillades chaudes et caressantes sous lesquelles il rougissaitet baissait les yeux.

Il fit mine de s’esquiver vers l’escalier dugaletas, prétextant qu’il n’avait pas faim, et qu’il voulait secoucher de bonne heure pour se mettre en chasse de grand matin.Mais Pierril s’accrocha à lui, le fit asseoir sous la cheminée, àses côtés, l’accabla de questions, de confidences, de projets.

Mion vint poser la poêle sur l’étrier de lacrémaillère, et, se baissant effleura de sa chevelure rousse,encore avivée par le reflet de la flamme, la joue du garçon, quitressaillit et se recula, – ce qui lui valut un regard de reprochequ’il n’osa pas soutenir.

Pierril voulut qu’on approchât la table dufoyer, afin d’éviter la bise qui pénétrait sous la porte, maladhérente au seuil… Il s’installa le premier, le dos au feu, – nonsans geindre un peu à chaque mouvement et sans déclarer et répéterqu’il ne ferait guère d’honneur au fricot, mais qu’il prendraitplaisir à voir manger les autres, et à leur verser à boire si samain ne tremblait pas trop… Il fit asseoir Jean en face delui ; et, s’adressant aux deux femmes, après qu’elles eurentservi le premier plat :

– Toi, la « bourgeoise », mets-toiici, à ma gauche : les vieux ont besoin d’être près de lacheminée… Et toi, ma belle Mion, assieds-toi à côté de ce bravegarçon, à qui je dois tant, et que j’aime comme un fils… Oui, oui,comme un véritable fils…

Et déjà il larmoyait.

Mion, dans un bruit de jupe empesée, s’assittrès près de Jean, qui eût voulu, mais n’osa pas, se reculerostensiblement. Elle s’était mise en frais : son haut chignon,pareil à la touffe d’épis d’une javelle, découvrait une nuqueadorable de blancheur ; sa blouse immaculée s’ajustait à sapoitrine opulente, et une large ceinture noire, à boucle de métalargenté, serrait sa taille bien prise de fille rustique en train dedevenir une demoiselle ; et il émanait d’elle un parfum plusgrisant que celui du serpolet respiré jadis sur les coteaux parl’ancien pâtre de la Gineste.

On mangea : Garric, du bout des dents,toujours préoccupé ; Pierril, malgré son ton dolent, enconvalescent qui reprend goût à la vie ; et l’on but beaucoupplus qu’on ne mangea. Mion, avait rapporté du Languedoc quelquesbouteilles de vin de Frontignan.

On emplit les verres, Pierril, déjà allumé,porta la santé de Mion et de Jean ; on eût dit qu’il bénissaitdes fiançailles.

N’est-ce pas, la mère, disait-il en setournant vers sa femme, que notre Mion et le Jeantou feraient uncrâne couple ?… Ah ! si tu voulais m’écouter, fillette,tu planterais là tes Languedociens et leurs dames, et tu resteraismeunière au moulin de La Garde.

– Non, papa, non ; je ne veux pas memarier encore. Plus tard, on verra… Il faut, d’abord, gagner etéconomiser quelque argent pour entrer en ménage… Et puis, ce n’estpas à toi à me jeter ainsi à la tête de Jean. Sais-tu seulement sije suis à son goût ?… Il ne te l’a pas dit… Et qui sait,ajouta-t-elle, piquée de voir la froideur croissante de sonamoureux, qui sait si Jean n’a pas fait déjà son choix ailleurs,par là-haut, à La Capelle-des-Bois, son pays ?…

Pour le coup, Garric tressaillit et s’écartade Mion : le souvenir de Linou l’avait traversé comme uneflamme ; le charme dangereux était bien rompu. Le silence sefit ; et Jean retira brusquement son pied que, sous la table,le pied de Mion s’obstinait à presser. Enfin, il mit de nouveau enavant son projet d’aller chasser la sauvagine dès le petit jour,souhaita une bonne nuit à ses maîtres, et, sans même se rasseoir unmoment sous la cheminée, comme font nos rustiques après souper,pour prendre, selon leur expression, « un air de feu »,il se dirigea vers l’escalier menant au galetas. Mais il se trouvaface à face avec Mion, qui, sous prétexte d’aller ouvrir à lachatte la porte de la grange où elle nourrissait ses chatons, avaitdevancé son amoureux récalcitrant.

– Jean, lui souffla-t-elle au visage, il fautque je te parle avant ton départ, il le faut… Je t’attendrai dansune heure, au fond de la grange.

Et elle alla s’asseoir près de son père,devant le feu, tandis que le garçon, tout penaud, grimpait à songrenier. Allait-il se rendre à l’appel de la belle rousse ?C’était sûrement se laisser reprendre et renouveler sa faute,s’engluer peut-être à jamais… Non ; il devait partirsur-le-champ… Mion se moquerait de lui et, tout bas, le traiteraitde couard et d’imbécile. Hé ! qu’importait le jugement decette effrontée ? L’image de Linette était réapparue dans sagrâce et sa pureté. C’est vers elle qu’il fallait aller, là-haut,au nord, dans la direction de cette étoile, plus scintillante cesoir que jamais, et qui, par l’étroite lucarne du galetas, semblaitlui faire signe.

Il ôta ses lourds brodequins, qu’il laissaretomber avec bruit, pour que, d’en bas, on crût qu’il secouchait ; puis, les ayant noués par les cordons et mis enbesace sur son bras, il décrocha la vieille canardière dont, jadis,berger à la Gineste, il s’armait contre les loups, et, à tâtons,s’efforçant de ne pas faire crier les planches mal jointes, ilatteignit la baie par laquelle on descendait dans la grange. Parbonheur, l’échelle qui lui avait servi, la nuit précédente, àregagner son lit, après sa faute, était demeurée en place, Iltraversa la grange, non sans un grand battement de cœur au rappelde son premier péché d’amour. Il se rechaussa, tira le verrou,sortit, referma doucement la porte derrière lui, et s’élança sur lechemin qui monte vers La Capelle ; il marchait à l’étoile.

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