Moulins d’autrefois

Chapitre 1

 

C’était un bien singulier et piteux moulin, eneffet, que celui de La Garde, – ou plutôt des Anguilles, comme onl’avait plaisamment surnommé, parce que son bief, sa chaussée, son« bouge » étaient dans un tel état de délabrement etd’abandon, que les anguilles pouvaient aisément s’y abriter dansles murs effrités et croulants, telles les abeilles dans lesalvéoles des ruches.

Situé, comme nous l’avons dit, au-dessous dumoulin de La Capelle-des-Bois, dans un vallon, ou plutôt un ravind’accès difficile, à une demi lieue du village de La Garde, iln’avait jamais eu qu’une clientèle fort restreinte, diminuée encorepeu à peu par l’incurie du meunier Pierril, paresseux et ivrogne,qui passait ses journées et une partie de ses nuits dans lescabarets de La Garde, d’où il ne redescendait qu’en titubant etroulant par des sentiers de chèvre, pour injurier et malmener safemme et sa fille Mion, celle-ci une belle personne, aux yeux vertsd’eau et aux cheveux de soleil.

Longtemps le braconnage, et surtout la pêchedes truites et des anguilles, qui foisonnaient alors dans larégion, et que notre homme s’entendait à merveille à capturer et àaller vendre dans les auberges du chef-lieu de canton, avaientsuffisamment gonflé de pièces blanches le large gousset oùplongeaient sans cesse ses doigts, mais pour y chercher satabatière de merisier plus souvent que des sous. Puis, les paysansdu Ségala s’étant mis à améliorer leurs terres par l’emploi de lachaux, les écumeurs de ruisseaux s’étaient avisés d’en voler detemps à autre un sac aux laboureurs et d’en empoisonner lestruites, dépeuplant ainsi la Durenque, le Gifou et leurs affluents,au grand désespoir des vrais pêcheurs en général, et de Pierril enparticulier : on avait tué sa poule aux œufs d’or.

Quelque temps encore, il se soutint par depetits emprunts d’argent aux jeunes gens aisés des mas voisins quine dédaignaient pas de descendre au moulin, sous prétexte de pêcherdes écrevisses, en réalité pour courtiser la fille du meunier,qu’on disait n’être point trop farouche et qui, malgré la misère dulogis et les bourrades du père, était devenue la plus bellemeunière de la région. De plus, les galants payaient de copieusesripailles les complaisances du bonhomme, qui avait accoutumé derépéter cyniquement :

– Une fille vaut une vigne.

Mais, un jour, la belle meunière desAnguilles, la rousse Mion, leva le pied ; et l’on appritbientôt après qu’elle était en condition à Montpellier, la capitaledu « pays bas », la ville qui fascinait alors, comme lestente aujourd’hui Paris, les gens de nos montagnes, et qui dévoraitnos plus fraîches filles et nos plus robustes garçons.

Pierril se sentant perdu, dans l’impossibilitéde payer ses créanciers, d’acheter une robe pour sa femme et untricot pour lui, voyant ses clients essaimer vers les moulins desalentours, et les rats se livrer bataille dans ses trémies vides etsur ses meules endormies, – Pierril, un matin, prit deux grandesrésolutions : ne plus boire, – chose assez facile puisque songousset était percé et que le cabaretier ne voulait plus lui fairecrédit, – et réparer, puis réactualiser à tout prix son moulin, –ce qui paraissait autrement ardu.

Notre homme n’était point sot, et il avait lalangue dorée et venimeuse à la fois. Il louerait un farinel pourremplacer sa fille enfuie, choisirait quelque garçon vaillant etnaïf, le dirigerait, le formerait, ferait de la réclame à tour debras, baisserait les prix de mouture, dénigrerait les moulinsrivaux, et surtout ce moulin de La Capelle, si surfait, d’après sesdires, et qui dégringolait tous les jours, par la légèreté du cadetTerral, l’orgueil de son père et la cherté excessive d’un ouvrageroutinier et fait sans soin.

Joseph Terral, le frère aîné du meunier de LaCapelle le parrain de Linou, le très habile monteur de moulins etde scieries, avait, à l’auberge du Perroquet-Gris, un dimanche,dans une chaude discussion, raillé le Pierrillat – comme ill’appelait avec mépris – sur son pitoyable moulin des Anguilles,ajoutant que le berger de la Gineste en savait plus long que lui,Pierril, sur la manière de fabriquer une roue et de la fairetourner bien horizontale au fil de l’eau. Ce propos n’était pastombé dans l’oreille d’un sourd ; et, à la foire deSaint-Michel d’Arvieu, huit jours après, Pierril engageait JeanGarric, pour trente écus par an, en qualité de garçon meunier.

Puis, il battit la grosse caisse, annonçaqu’il faisait venir des cimenteurs pour sa chaussée, et des meulesde La Ferté, alors qu’à La Capelle, on n’avait que de grossièresbordelaises ; enfin, qu’il allait installer un blutoirmerveilleux où la farine « monterait toute seule ». Celane laissa pas de faire quelque impression dans les alentours,surtout lorsque les rares clients qui se hasardaient encore àporter leur grain aux Anguilles racontèrent qu’ils avaient euaffaire à un grand et vigoureux garçon, qui déchargeait etrechargeait les sacs comme des balles de plume, et qui, en outre,se montrait d’une extrême affabilité.

Pierril, d’ailleurs, ne paraissait plus aucabaret de La Garde ; et les pêcheurs à la lignel’apercevaient, en compagnie de son farinel, réparant le bief deson moulin, remettant des ailes au rouet, épierrant, remblayant etnivelant les chemins d’accès. Bien entendu, les cimenteurs nevinrent pas ; mais la chaussée cessa de faire eau departout ; les meules de La Ferté se faisaient attendre ;mais les vieilles bordelaises, soigneusement rhabillées et« entablées » par Jeantou, donnèrent de la belle farine,que l’apprenti meunier s’ingénia et réussit à faire grimper, eneffet, sur le blutoir rentoilé, par un petit système de godetsfixés sur une courroie sans fin. Quelle transformation !Quelle résurrection !

La plupart ne s’y trompèrent point : toutcela était l’œuvre du farinel ; mais qu’importait ? Lemoulin en bénéficia, les paysans y revinrent, et le tic tac allègrey rythma de nouveau de gais propos et des chansons.

Car Jeantou chantait, étant heureux. Non pasqu’il aimât beaucoup son nouveau maître dont il connut très viteles défauts, ni qu’il eût une absolue confiance en lui. Maisquoi ! Ce moulin était proche de celui de La Capelle. La mêmeeau faisait tourner les deux ; et, quand il allait un instantsur la chaussée pour voir si la « païssière »[3] était pleine, il se disait que peut-être,dans cette eau fraîche et limpide s’étaient mirés les yeux noisetteet les cheveux blonds de Linou. Ce ruisseau de la Durenque, quiprenait sa source dans les landes de la Gineste, où Jean, hier,était encore berger, qui traversait les prés de La Capelle, où,petit pâtre dénicheur, il avait connu son amie, et qui arrivait auxAnguilles, grossi d’une foule de sources jaillies des bruyères etdes bois, n’était-ce pas comme une chaîne magique, aux anneauxvivants et fleuris, le rattachant à tout ce qui lui étaitcher ?

Il guettait une occasion d’aller la revoir, lamignonne, sans éveiller la méfiance du père Terral, et sanss’exposer aux railleries de son fils cadet. Un jour, enfin, vers lami-novembre, il trouva le prétexte souhaité. La sécheresse, cetteannée-là, se prolongeait d’une façon désastreuse. Les sacs deseigle et d’avoine s’empilaient dans les coins. On ne pouvaitsatisfaire qu’un petit nombre de clients qui, à peine réhabitués aumoulin des Anguilles, menaçaient de le quitter à nouveau. À LaCapelle, l’étang mettait une bonne semaine à se remplir, et gardaitpendant six jours ses vannes jalousement fermées, au granddésespoir de Pierril, qui levait le poing et proférait des menacesterribles contre ce tyran de Terral, lequel abusait de sa situationpour affamer le pauvre monde, en tenant clos un étang creusé pourles seigneurs au temps de la corvée…

– Ne pensez-vous pas, maître, lui dit Garric,que les barrages établis par les pêcheurs depuis trois moisretiennent aussi beaucoup d’eau qui reste oisive en route ? Sij’allais, avec une bonne pioche et un levier, crever toutes cespetites chaussées, jusqu’au « bouge » même de LaCapelle ? Notre « païssière » s’en emplirait deux outrois fois de plus, et nous contenterions nos pratiques les plusaffamées…

– C’est bien pensé, Jeantou ! Va, fais ceque tu dis ; et si, pendant que tu y seras, tu pouvaispratiquer une bonne brèche dans la chaussée de Terral, ou luidémantibuler une de ses vannes, je t’en aimerais encore davantage…Mais une chaussée de quatre-vingts pans d’épaisseur !Ah ! le brigand !…

Le farinel, sa culotte retroussée jusqu’auxgenoux, sa pioche sur l’épaule, un levier dans la main, remonta lecours du ruisseau, le débarrassant, ici, d’un amas de broussailleset de gravier ; là, d’une grosse pierre éboulée duversant : plus loin, de quelqu’une de ces petites digues enmottes taillées à même les prés, et que les pêcheurs édifient enhâte pour arriver en peu d’instants à dessécher un cours d’eau augrand dam des truites et des écrevisses convoitées.

Par-ci par-là, il enleva même quelquespoutrelles formant des barrages d’irrigation, en se disant qu’ilétait moins urgent d’arroser l’herbe des bêtes que de donner dupain à des chrétiens.

Il parcourut ainsi tous les méandres de soncher ruisseau, l’écoutant avec joie hausser le ton quand un barragecédait sous sa pioche, agréablement distrait, tantôt par la fuited’une truite dérangée dans sa retraite, et courant se réfugier d’unélan sous les racines des aulnes, tantôt par l’essor d’unmartin-pêcheur troublé dans son affût, et qui mettait le vif éclairde ses ailes vertes sous les branches en ogive des hêtres mordoréspar l’automne.

À mesure qu’il approchait du Moulin-Bas de LaCapelle, une angoisse lui venait. Oserait-il y entrer ? Etsous quel prétexte ? Y trouverait-il Linou ? C’était peuprobable, elle devait rester près de sa mère à l’aider dans sonménage, à coudre, à gaver les oies ou les canards…

Et comment, alors, arriver jusqu’àelle ?

Brusquement, après avoir doublé l’espèce depromontoire que le rocher de la Taillade forme, à un coude duvallon, comme pour barrer le passage à la Durenque, Garric aperçutle Moulin-Bas. Au même instant, un bruit de cascade et un soudaingrossissement du ruisseau lui apprirent que les Terral avaient misen branle leurs meules, sans attendre le jour accoutumé.

Sur la porte du moulin, droite, svelte et sescheveux poudrés de folle farine, Aline apparut, jetant du grain àune équipe de canards, qui évoluaient dans le ruisseau et sehâtaient vers la provende.

Jeantou sentit son cœur s’arrêter : lasurprise, la joie et aussi sa timidité soudain reparue, leclouèrent sur place, la gorge sèche et les joues en feu.

Il s’enhardit pourtant, releva le bord de sonlarge feutre enfariné, fit retomber son pantalon sur ses sabots, ets’avança vers la jeune fille. Au bruit de ce pas sonore sur lespierres du gué qui s’étend devant le moulin, Linou tourne la tête,reconnaît Jean, et, saisie, lâche brusquement les coins de sontablier relevé, où elle puisait le grain qu’elle lançait à sescanards.

– Comment ! toi ici, Jeantou ?s’écrie-t-elle. Quelle surprise !

Et elle lui tendit la main, qu’il serra un peudans ses doigts tremblant.

La surprise de t’y rencontrer est pour moitoute pareille… Depuis quand Aline Terral est-elle meunière auMoulin-Bas ?

– Mais à peu près depuis que tu es farinel auxAnguilles… Cela n’a rien de si extraordinaire, il mesemble !

– Si fait, tout de même… Ton père serait-ilmalade, ou ton frère ? Car ce sont eux qui, d’habitude…

– Malade, non, interrompit Linou d’un tonattristé. Mais je ne te cacherai pas que ça ne va pas bien cheznous.

– Véritablement ?

– Non, pas bien du tout. Mon père a querellémon frère Fric… Et mon frère est parti pour le Languedoc…

– Ton frère ?…

– Oui, depuis quinze jours… Et qui sait quandnous le reverrons, ou même s’il reviendra, le malheureux !

– Seigneur ! que m’apprends-tulà ?

– Alors, je me suis mise à faire marcher cemoulin ; étant fille et nièce de maîtres, je crois pouvoirdire que je ne m’en acquitte pas trop mal, non plus…

– Oh ! Linette, fit Jean en joignant sesmains, quelle rencontre que notre double apprentissage au mêmemoment ! Mais cela a tout l’air d’avoir été réglé par lavolonté de ta sainte patronne et de mon vénéré patron… Quoi,meuniers, tous deux, à une demi lieue l’un de l’autre… et sur lemême ruisseau !

– Oui, c’est curieux, en effet, ripostait lajeune fille, d’un air moitié attendri, moitié malicieux… Mais entredonc, au lieu de prendre racine là, au bord de l’eau, comme unsaule ou comme un vergne…

Tous deux pénétrèrent dans le moulin, dont laporte resta ouverte. Les deux couples de meules étaient en train.Un double tic tac s’échappait des augettes terminées en tête decheval qui versent le blé dans le tambour, en imitant le petit trotd’un attelage. Un léger nuage de folle farine emplissait le moulin,traversé par un rayon de soleil de novembre. Le blutoir faisait sondouble bruit de chaînes sur les poulies et de légers battementssourds, comme ceux des ailes d’un grand oiseau de nuit. Et, sousles pieds, l’eau, qui jaillissait des vannes sur les roueshorizontales tournant, vertigineuses, comme des toupies géantes,poursuivait sa basse profonde et continue.

Aline grimpa sur les tambours des meules pours’assurer que les deux trémies étaient encore approvisionnées,tordit un peu le lacet qui règle la descente du grain, tâta lafarine tiède, entre le pouce et l’index, pour constater qu’elleétait douce à point, donna un demi-tour de vis au levier qui hausseou baisse la « courante »…, le tout avec l’adresse et laprécision d’une professionnelle, et au grand ébahissement dufarinel des Anguilles, qui la suivait d’un œil extasié, à peu prèscomme un chat fait d’une guêpe entrée dans la chambre.

Ensuite, elle s’assit sur un sac à demi vidéet fit signe à son ami de s’asseoir sur le sac voisin ; etquelques instants ils restèrent là, silencieux, à écouter lachanson du moulin qui berçait leur chaste amour, encoreinavoué.

– Et comment t’en va-t-il, Jeantou, dans tonnouveau métier ?

– Mais je suis content… Mon maître – tu leconnais assez pour en avoir souvent entendu parler – n’est pas toutà fait celui que j’aurais voulu… Mais il paraît s’être sérieusementamendé… Sa femme est peu intelligente, mais n’est pas méchantepersonne… Je travaille ferme, je tâche de deviner ce qu’on nem’enseigne pas ; et j’arriverai à faire, je crois, un meunierpas plus bête qu’un autre.

– En attendant, ajouta-t-elle en se dressantet en s’acheminant vers l’autre bout du moulin, tu serais bienaimable de m’aider à vider le blutoir, puisque maître Estève, de laSalvetat, pour qui je viens de faire moudre deux sacs, s’attardesans doute à la scierie, avec mon père, ou peut-être auPerroquet-Gris, à boire la « pauque » avec leforgeron.

– Mais de tout mon cœur, Linette, s’écriaJean.

Et il courut relever la lourde porte dublutoir, tandis que la petite meunière arrêtait le mécanisme enfaisant glisser la courroie sans fin hors de la poulie qui lamettait en mouvement.

Une odeur de farine fraîchement moulue ettamisée se répandit dans l’air. Jean s’armait déjà de la pelle àensacher, estimant que se courber sur le rebord du grand coffre, ypuiser la farine, se redresser, et recommencer cent fois, étaittrop fatigant pour son amie. Mais celle-ci lui arracha la pelle desmains, et lui ordonna de tenir le sac béant debout, et, au fur et àmesure qu’elle l’emplirait, de le secouer, de le soulever du sol,en l’y laissant ensuite retomber, afin que la farine y fût bientassée. Il dut obéir ; et, une fois de plus, il admira ladextérité et la vigueur de cette fillette qui, pliée en deux, sesbras mignons ayant peine à atteindre le fond du blutoir se relevaitvivement, la pelle chargée, replongeait et se relevait encore,accusant sans fausse honte ses formes jeunes et souples, tout commesi elle n’eût pas eu sur elle les regards d’un amoureux. Parfois,même, quand elle se courbait, son corsage d’humble futaine,s’entrebâillant, laissait apercevoir, dans un éclair, le haut de sajeune poitrine émue, plus blanche que la fleur fine de la farinenouvellement blutée.

Comme Garric souhaiterait que cela durât ainsilongtemps, toujours !… Mais le sac est déjà plein. Aline posesa pelle et prend un bord, pour le nouer solidement au bout. Legarçon rapproche les bords de toile, et la fillette, pour lesentourer, glisse ses petites mains nerveuses sous les robustespoings de son compagnon. Mais, le nœud fait, elle sent deux mainsprisonnières dans celles de Jeantou, qui les serre tendrement Ellefait un léger effort pour se dégager, lève les yeux vers ceux deson ami, y lit une supplication telle qu’elle baisse la tête,confuse, murmurant « Oh ! Jean !… », se cachela figure dans les bords du sac et ne bouge plus. Et le garçon,muet, sans quitter le sac qu’il maintient debout, baisse aussi latête et pose – quelle audace ! – ses lèvres dans les cheveuxde Linou. Et telle fût la minute exquise de leur vie…

Brusquement, des sabots retentirent sur lespierres du chemin, presque aussitôt une ombre apparut sur leseuil : c’était Terral. Garric avait eu le temps de relever latête, et Line de retirer ses mains ; mais le meunier en avaitvu assez pour confirmer les soupçons qui lui étaient venus depuisquelque temps.

Pour comble de malheur, un des deux moulins,privé de grain, marchait à une allure folle ; le trot ducheval de l’augette était devenu galop enragé.

Terral s’élança sur le manche de la pale,qu’il renfonça brusquement pour arrêter la roue et la meule. Puis,s’avançant vers les amoureux, haut bonnet plus redressé que jamais,il leva la main pour souffleter sa fille. D’un revers de bras, Jeanpara le coup et l’affront. Mais l’orage se déchaîna. Les yeux deTerral jetaient du feu, et sa voix mordante domina le vacarme del’eau.

– Voilà de plaisants meuniers, en vérité,criait-il, qui ne savent même pas quand la meule a du grain ouquand elle n’en a plus !…

Puis, prenant à partie Garric :

– Que viens-tu donc faire par ici, farinel desAnguilles ? L’ouvrage manquerait-il, là-bas ? On ditcependant partout que vous ne pouvez plus contenter toutes vospratiques, et qu’on se presse à votre porte comme au confessionnalla veille de Pâques… Des mensonges, tout ça, n’est-ce pas ?des inventions de ton misérable Pierril… Mais, après tout, cela neme regarde pas… Ce qui me regarde, c’est mon moulin, et c’est mafille ; et je ne veux pas que tu contes fleurette à celle-ci,et l’empêches de faire son travail… Je n’achète pas les meules pourles voir s’user à vide, à se frotter l’une contre l’autre… Et mafille n’est pas pour ton nez, entends-tu ?

– Mon père, interrompit courageusement Linou,je vous assure que Jean ne m’a rien dit dont vous puissiez vousoffenser… Il passait devant la porte : c’est moi qui l’aiappelé, et qui l’ai prié de me tenir le sac pour vider le blutoir,ce que je ne pouvais faire toute seule.

– Oui, oui, des explications qui n’expliquentrien… J’y vois plus clair que tu ne crois… Il en est de votrerencontre ici comme de celle de la châtaigneraie, le mois passé… Lehasard qui les amène y met vraiment trop de complaisance…

– Je vous jure, père Terral, balbutiaJean…

– Ne jure rien, tu jurerais à faux !

– Non, car je suis un honnête garçon, filsd’honnêtes gens, riposta vivement Garric, que la colèregagnait.

Et repoussant, ou plutôt, laissant choir lesac qu’il avait tenu de la main gauche jusque-là, il fit facehardiment au meunier rageur, qui poursuivait :

– Un honnête garçon ne se fût pas loué, commetoi, au moulin des Anguilles, chez un ivrogne comme Pierril, dontla fille n’est qu’une traînée…

– Père Terral, je vous répète ce que je vousai dit, ici même : je ne suis au moulin de La Garde que parceque je n’ai pas trouvé à me louer ailleurs. Si Pierril est ivrogne,cela ne regarde que lui ; et je n’ai pas davantage à m’occuperde sa fille, qui d’ailleurs habite le Languedoc… comme votrecadet.

C’était une allumette sur un baril depoudre.

– Mon cadet ? clapit le meunier ;qui t’a dit qu’il fût allé au Languedoc ?

– C’est moi, père, intervint Linou… Est-ce quetout le monde ne le sait pas déjà ?

– En tout cas, ce n’est pas à toi à répandrece bruit… La chose fût-elle vraie qu’elle ne prouverait rien contremon cadet : un garçon qui va voyager un peu, voir son frère,avocat à Montpellier, n’est pas à comparer à une petite gueusequi…

– Encore une fois, père Terral, je n’ai pas àdéfendre la fille de mon maître ; je ne l’ai jamais vue, vousme cherchez noise à côté… Et si, par-là, vous voulez tromper votrefille sur mes vrais sentiments, je vais devant vous lui dire ce queje n’avais pas osé lui avouer seul à seule…

Et le brave garçon, soulevé par une soudainepoussée de courage, s’en va prendre sa petite amie par la main, etla ramenant sous la pleine lumière de la croisée devant le meunierstupéfait et que du bras droit il tient à distance :

– Aline, dit-il d’un ton ferme et grave, jet’aime ! Je t’aime comme on doit aimer, d’un amour franc ethonnête, qui a grandi peu à peu avec moi, et qui ne me sortira plusdu cœur… Mes parents sont de braves gens, mais ils sont pauvres.Moi-même, je ne suis qu’un apprenti meunier… C’est pourquoi je net’avais pas jusqu’ici déclaré mes intentions. Je te les auraiscachées encore, sans ce qui arrive. Il me semble que je ne te suispas indifférent ; mais je ne te demande ni aveu, ni engagementaujourd’hui : quand je serai en posture de prétendre à tamain, je viendrai la demander… Rappelle-toi cette parole ;elle est sincère et je la tiendrai…

Et il lâcha la main de la jeune fille, quirougit et baissa ses yeux pleins de larmes, heureuse, au fond, ducourage et de la franchise de son ami.

Terrai s’était contenu à grand’peine pendantcette audacieuse déclaration. Ses yeux perçants trahissaient unmélange de colère et de stupéfaction ; et ses doigts secrispaient sur un levier, qu’il avait machinalement empoigné etdont, à plusieurs reprises, il avait fait mine de vouloir se servircontre ce farinel effronté. Enfin, il éclata :

– Eh bien ! voilà un f… merle qui a viteappris à siffler… Le muet d’hier parle comme un maître d’école, ouun curé en chaire… En quel temps vivons-nous ?… Toi, dit-il,en se retournant vers sa fille, et la faisant pivoter d’unebourrade, va voir si ta mère a besoin de toi pour faire la soupe ou« lever » les œufs… Tu ne remettras pas, seule, les piedsici, de longtemps.

Linou fondit en larmes, voulut, du seuil, direadieu à son ami ; mais, bousculée par son père, suffoquée desanglots, elle sortit, et le meunier battit la porte sur elle.Puis, revenant vers Garric :

– Et pour toi, beau farinel des Anguilles,beau coureur de filles jolies et dotées, tu tâcheras d’attendre,sur la chaussée du Pierrillat, l’eau que je voudrai bien t’envoyeret les clients dont je ne saurai que faire… Ne viens surtout pasrôder trop près du Moulin-Bas ni du Moulin-Haut de La Capelle,mendiant ; j’ai toujours deux fusils bien chargés dans macheminée : prends garde à la grenaille dans les jambes…

– Vos menaces ne m’intimident pas, pèreTerral ; mais j’aime trop votre fille pour rien faire qui pûtlui causer tort ou ennui ; et vous n’aurez pas à décrochervotre canardière, je vous en réponds !

Ce calme exaspérait de plus en plus lebonhomme. Ah ! si Jeantou n’avait eu vingt ans, des brasmusclés et une taille dépassant de toute la tête celle de ceroitelet de meunier !

– Va-t’en ! va-t’en ! glapissait-il,gueux et fils de gueux !

– Pauvreté n’est pas honte, père Terral ;mes vieux et moi pouvons passer partout la tête levée.

– Vous ne passerez plus sous ma porte, en toutcas ; tu m’entends ?…

Jean était déjà dehors.

Le meunier continua à lui crier par la fenêtredes menaces et des injures.

Mais, sans répondre, l’amoureux, ayant remissa pioche sur l’épaule, reprenait, le long du ruisseau, le chemindes Anguilles.

Resté seul dans son moulin, Terral ouvraittoute grande l’écluse de ses colères. Il trépignait, sacrait,allait de la porte au blutoir, du blutoir à la trémie, de la trémieà la croisée, d’où il montrait le poing au vallon par lequel Garrics’en allait lentement. Il jetait son bonnet à terre, le ramassait,le triturait pour le jeter encore, puis le camper de nouveau sur satête, où il prit en un instant toutes les formes et toutes lesinclinaisons imaginables. Et quel monologue à haute voix, selon sacoutume, émaillé de jurons et ponctué de coups de pied contre lecoffre à farine, ou même contre les sacs des clients… Quoi !tout se tournait donc contre lui… Son révolté de fils s’en allaitcourir au « pays bas »… Le moulin des Anguilles luireprenait une partie de sa clientèle… Et, pour comble, il fallaitque ce farinel d’hier, ce Garric, ce fils d’un journalierpossesseur de dix brebis et d’une chèvre, non content d’aiderPierril à remonter en selle, vînt parler d’amour à sa cadette, ets’en fît aimer !… Ah ! mais les choses ne se passeraientplus comme ça… D’abord, c’est lui, désormais, qui s’occuperait duMoulin-Bas, et non sa fille… Quant au Moulin-Haut, parbleu, c’estsa femme qui se remettrait à le faire aller, ou Linou sous lasurveillance de sa mère… Oui, tout s’arrangerait ainsi… –Tout ? Non : et la scierie ? Les grandes eauxallaient arriver au premier jour. Qui ferait marcher une scierie decette importance, avec ses deux lames toujours en train, et quidébitaient des vingt-cinq « cannes » carrées de« feuillard » dans un jour ?… Oui, qui la feraitmarcher ? – Ah ! ce fils aîné, qui avait étudié et quiplaidait, maintenant à Montpellier, et pour qui on avait dépensé sigros d’argent ! Que n’était-il resté à la maison ?… Voilàce que c’est que l’ambition, Terral… Il fallait le garder près detoi, en faire un meunier comme toi, qui continuât ton métier et tarace… Quel vaniteux et quel sot tu as été !…

– Que faire, maintenant ? Prendre ungendre ?… Mauvais remède, car – outre que ma cadette est unetêtue qui doit en tenir pour son Garric – je ne voudrais pour rienque le moulin de La Capelle tombât en quenouille, fût à d’autresqu’à un Terral… Il n’y a pas à hésiter : je vais faire écrirepar le maître d’école à cet écervelé de Fric de revenir au plus tôts’il ne veut être renié par moi et voir un étranger prendre saplace à table et au lit… Je le connais ; il doit déjà semordre les doigts de son coup de tête ; il rentrera… Maisquelle humiliation, tout de même…

Et comme le moulin ralentissait son allure, lemeunier comprit que son étang était épuisé jusqu’au niveau de lavanne ; il renfonça la pale, resta encore une minute àrêvasser dans le silence graduel de l’eau fuyante et de la meules’endormant peu à peu… Puis, il remonta vers sa maison, toujoursfiévreux, toujours trépidant, cognant ses sabots aux pierres etsacrant à mi-voix, – son haut bonnet enfariné traduisant dans l’airles agitations de sa pensée.

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