Moulins d’autrefois

Chapitre 5

 

Cependant, Jean Garric, poursuivi par lesgendarmes dans le travers du Cros, les avait assez facilementdistancés, et avait atteint sans encombre le bois de Roupeyrac. Etil remonta vers La Capelle, contourna le village sans y entrer, etgagna sa petite maison du Vignal.

Dès qu’il eut poussé la porte, sa mère courutà lui, et, à mots précipités, coupés d’exclamations, de :« Ah ! Notre Seigneur ! », « Ah !Sainte Vierge ! », lui apprit ce qui se passait au moulinde Terral : la meunière très malade…, le médecin mandé entoute hâte…, le père Garric parti aux nouvelles…

Jean fut très douloureusement surpris. Outreque la mère Terral avait toujours été excellente pour lui, ilsentait qu’elle serait, à l’occasion, et avec son beau-frèreJoseph, son meilleur appui auprès de Linou, et leur alliée, à tousdeux quand il faudrait, un jour, vaincre l’entêtement de Terral…Ah ! s’il allait perdre une telle médiatrice !…

Le père Garric rentra en clopinant… Lesnouvelles n’étaient point bonnes : le médecin avait dit quec’était très grave ; il fallait tout craindre… Et ce futencore une bien triste nuit pour le malheureux Jean. Aussi, dèsl’aube, il sortit, espérant rencontrer quelqu’un qui aurait été aumoulin et lui en donnerait d’autres nouvelles. Mais personne encoredans les chemins changés en cloaques de boue ou en ruisseaux deneige fondue. Alors, à tout hasard, il alla errer lui-même auxalentours du moulin, dans le triste jour qui montait avec peine,éclairant les coteaux à moitié dépouillés de leur neige etcouronnés de châtaigniers et de chênes gris de fer, les préssubmergés par la crue des eaux, un ciel boueux où passaient àgrande allure de lourds nuages emportés par l’autan.

Un homme parut enfin sur la chaussée, comme lematin du jour précédent : c’était Joseph Terral, qui nemanquait jamais, à son lever, d’aller inspecter l’étang et lavallée, observer le ciel, humer le vent, et en tirer des pronosticspour la journée.

Le jeune homme courut à lui.

– Ah ! mon pauvre Jean ! Quelchangement depuis hier ! Nous serions-nous attendus à cela enpartant pour la chasse ?

– Comment va la malade ?

– Mal. Elle a passé une nuit terrible… Jecrains un grand malheur.

– Ah ! Dieu nous en préservetous !

Ils marchèrent côte à côte, également tristes,jusqu’au déversoir qui lançait en bas de la chaussée sa cascaded’eau trouble et d’écume, avec un grondement monotone dans lequelse perdait celui du vent.

Inutile, mon garçon, fil l’oncle Joseph, de tedire que je n’ai pu parler à ma nièce de ce qui te tient au cœur.La pauvre petite est si affectée et si occupée ! Il fautattendre…

– Oui, oui, j’attendrai… J’ai confiance envous, rien qu’en vous… et en sa mère, si elle guérit, ce qu’à Dieuplaise !

Joseph promit à Garric de lui porter d’autresnouvelles au Vignal, dans la soirée ; et ils seséparèrent.

La journée fut moins mauvaise que la nuit.Dans l’après-midi, le docteur Bernad revint et dit à l’oncle Josephque, contrairement à ce qui se produit dans la marche ordinaire dela pneumonie, la malade allait mieux, et qu’on pouvaitespérer ; et l’oncle Joseph, à son tour, se hâta de porter unpeu d’espérance à Garric. Et même, avec la mobilité des naturesardentes et optimistes, promptes à s’affliger, mais plus promptes àrebondir, il voulut entrer chez Flambart et força Jean à l’ysuivre. On servit la traditionnelle « pauque » de vinrouge, et Flambart apporta son verre pour trinquer avec ces friponsde meuniers, comme il avait coutume de dire en ricanant.

Apprenant que la meunière allait un peumieux :

– J’en suis ravi, s’écria le cabaretier… Envoilà une, par exemple, que je n’accuserai pas de« mouturer » deux fois, comme vous, le blé des pratiques.Elle doit même rendre aux pauvres bien au-delà de ce que vousprélevez de trop sur les paysans.

Et il s’esclaffa.

Joseph Terral se contenta de hausser lesépaules et de répondre dédaigneusement :

– Dis donc, Flambart, ne parle pas de corde,hé ! Gargotier, cafetier, épicier et voiturier, si tu voles unpeu dans chacun de tes métiers, tu dois avoir du foin dans tesbottes, et une bonne place de retenue en enfer… À ta santé tout demême…

Flambart se le tint pour dit. D’ailleurs, onl’appelait déjà à un autre bout de la salle.

Mais il revint vider son verre, et, cettefois, crut devoir s’attaquer à Garric :

– Il me semble que le dégel se fait sentir,Jeantou, et que les Anguilles ne doivent pas manquer de bouillon…La belle rousse te remplacerait-elle à la scierie, parhasard ? En tout cas, ce ne serait pas pour longtemps,puisqu’elle repart après-demain pour la ville, et que je dois allerla porter jusqu’à Saint-Jean… Il paraît qu’on ne trouve pas devoiturier dans cette capitale qu’est La Garde-du-Loup…

Mais on l’appela encore à une autre table, cequi évita à Jean de répondre à ses plaisanteries.

D’autre part, l’oncle Joseph était à toutinstant salué, interpellé par les nouveaux arrivants, car il étaitpopulaire dans tout le pays pour son amabilité, son esprit, saverve intarissable et sans méchanceté. Si l’on n’avait su sabelle-sœur gravement malade, on l’aurait forcé de chanter sonrépertoire de chansons sentimentales ou gaillardes, ou même, juchésur une table, de faire fonction d’orchestre et de scander de lavoix, des doigts et du talon quelque « branlou » furieuxou quelque enlevante bourrée… Mais ce n’était pas le moment. La« pauque » vidée, les deux meuniers quittèrentl’auberge ; avant de se séparer au bout de la côte de laGriffoule, Joseph dit à son jeune compagnon :

– Tu vas donc retourner chez Pierril, demainou après-demain ; plus tard, on verra de te trouver unemeilleure place, dans un des nombreux moulins que j’ai montés…Quant à ma filleule, il ne faut pas songer, je te le répète, à luiparler en ce moment de quoi que ce soit en dehors de la santé de samère. Tu reviendras dans quelques jours, un dimanche après vêpres,de préférence ; si j’ai une réponse, je te la communiquerai.Sois patient et courageux… Adieu ; fais mes amitiés à monsieurle curé de La Garde, et dis-lui que j’irai le voir dès… que lestruites commenceront à mordre à la mouche ou au grillon…

Et Garric, un peu rassuré, après avoir employésa journée du lendemain à tirer quelques grives et quelquestourdres pour l’abbé Reynès et ses invités, repartit pour le moulindes Anguilles. Mais, arrivé à mi-côte, près de cette bergerie deFonfrège où, pour son malheur, huit jours auparavant, il avaitrencontré Mion, il aperçut, à mi-côte aussi, mais sur le versantopposé que l’étroitesse du ravin rendait tout proche, l’attelage deFlambart gravissant au pas la montée. Sur la voiture, – unerustique et grinçante jardinière, – était une silhouette féminineenveloppée d’un châle rouge ; Flambart suivait, fumant sapipe, et, de temps à autre, faisait claquer son fouet : lafille de Pierril n’avait pas attendu le retour de son galant d’unsoir ; elle repartait pour Montpellier.

Jeantou s’arrêta, le cœur battant, content depenser que, Mion partie, il éviterait, en arrivant, reproches oumoqueries, et aussi peut-être de nouvelles œillades et de nouvellesoccasions de chute. Pourtant, quelque chose en lui se levait, quitroublait un peu sa quiétude : une voix confuse lui disaitqu’un garçon de vingt ans – à moins qu’il ne soit un saint – doitune certaine gratitude émue à la femme qui s’est donnéespontanément à lui.

Mion reconnut, sans doute, son fugaceamoureux, car elle se dressa et se retourna, agitant son mouchoir.Le jeune homme, de son côté, leva son chapeau et fit de la main ungeste d’adieu. Et la voix, la petite voix secrète et encore timidelui murmurait, tout au fond, que ce départ n’était pas, pour saconscience, une conclusion ni une libération…

Arrivé aux Anguilles, il se mit aussitôt autravail, sans vouloir écouter les doléances des Pierril, tout enlarmes, sur le départ si prompt de leur fille, qu’il n’aurait tenuqu’à lui, Jeantou, disaient-ils, de retenir à jamais auprèsd’eux.

Il entra d’abord dans le moulin, où despaysannes attendaient déjà pour bluter leur farine à la main,emplit les trémies, mit les meules en branle, s’assura que lafarine était douce à souhait et que, durant des heures, la simplesurveillance de la meunière suffirait.

Alors, il courut à la scierie, devant laquelleles troncs de chêne, de hêtre et de châtaignier s’étaient amoncelésdans un désordre pittoresque. À coups de hache, il équarritgrossièrement une première bille, un « roul » énorme, lehissa sur le chariot, leva la vanne. Un grand bruit de cascadeemplit le « bouge » ; la scie à double lame sedressa, après une demi seconde d’hésitation, et, comme avecl’effort d’étirement qui suit un long sommeil, redescendit engrinçant, remonta pour redescendre encore et hardiment s’enfoncerdans le tronc que le rustique mécanisme poussait à petits coupsdevant l’acier clair de ses dents affamées…

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