Moulins d’autrefois

Chapitre 5

 

Le surlendemain, jour des Rameaux, – de Pâquesfleuries – les événements se précipitèrent au-delà de toutes lesprévisions. Aline, ayant assisté à la première messe, – messechantée et qui dure longtemps à cause de la procession au porche,figurant l’entrée du Christ à Jérusalem, et de l’évangile de laPassion, fort long et psalmodié en trois rôles, – resta à la maisonensuite, seule avec sa mère, tandis que la servante, le père Terralet son fils se rendaient à la seconde messe.

Comme la journée était tiède et ensoleillée,Rose voulut sortir un peu, pour essayer ses forces ; elle sepromena un moment sur la chaussée, puis s’assit sur un troncd’arbre destiné à la scierie. Devant elle l’étang, plein jusqu’aubord, reflétait, comme un pur et profond miroir, sa bordure depeupliers, d’aulnes et de chênes, les petits prés en pente, lesjardins en terrasse où les pruniers commençaient à fleurir, etenfin les premières maisons de La Capelle et son clocher coifféd’ardoise bleue. Un peu à droite du village, la maisonnette deGarric, adossée au coteau du Vignal, derrière lequel s’étageaientd’autres collines boisées ou cultivées, quelques mas à maisonsgrises ou blanches abritées de « griffoules »sombres ; enfin, le hameau de Ginestous, où la meunière étaitnée.

Avec quel battement de cœur Rose revoyait lestoits lointains de sa maison paternelle, les bosquets de hêtres, legrand pré de la Vernière, où, enfant, elle avait gardé les bêtes,puis fané, porté à boire aux faucheurs, plus tard rêvé, lesdimanches, au son des cloches de La Capelle et à la chanson del’alouette et de la grive. Chère maison, un peu déchue, certes,après la mort du père Sermet, sous la main trop molle de sesenfants restés garçons ou filles et travaillant sans directionprécise, mais si paisible, si douce et de si bon renom !

Rose fut tirée de sa rêverie par la vue d’unhomme jeune et ingambe qui descendait lestement à travers prés,longeait le ruisseau et s’en venait vers elle par le chemin dulavoir ; c’était Jean Garric. Il l’avait aperçue du seuil desa maison, et, ayant remarqué qu’aucun des meuniers n’assistait àla première messe, en avait conclu qu’ils iraient tous à laseconde, et s’était risqué à aller saluer la mère de Linou.

La meunière poussa une exclamation de surpriseattendrie :

– Ah ! c’est toi, mon pauvreJean !…

Et elle l’embrassa comme un fils. Ilsrestèrent un moment côte à côte, sans parler. Puis, ce furent descondoléances réciproques : la maladie et la mort font si biencommunier les cœurs ! Lui s’excusa d’être ainsi venu, comme encachette, la féliciter de sa guérison. Elle lui exprima ses regretsde n’avoir pu aller aux obsèques de son père, ni apporter quelquesconsolations à sa mère.

– Que vas-tu faire, à présent, Jeantou ?Ta mère n’a que toi ; tu seras bien loin d’elle, au moulin dePierril…

– En effet, mais je suis loué jusqu’à laSaint-Jean ; je dois patienter au moins jusque-là. Je prieraima tante de rester avec ma mère durant ces quelques mois. Ensuite,j’aviserai. Qui sait si Pierril, qui n’est pas très vaillant, neconsentirait pas à m’affermer son moulin ? J’emmènerais mamère avec moi ; elle me ferait la soupe… en attendant…

– En attendant quoi, Jean ?

– Ah ! vous le savez bien ce quej’attends, mère Terral. Je n’ai jamais rien eu de caché pour vous…Vous savez que j’aime votre fille, et que si je ne l’obtiens pas,ce sera le malheur de toute ma vie… Oh ! je devine quellesrésistances je rencontrerai : Terral me déteste, Cadet nem’aime guère… Il faudra lutter longtemps, être patient et têtu… Jesais tout cela… Mais ce que j’attends aujourd’hui, comme lecondamné à mort attend sa grâce, c’est un mot de Linou, un seulmot, qui m’apprenne si elle m’aime encore et si je peux compter surelle, quoi qu’il arrive… Il y a deux mois, – deux siècles ! –elle me fit dire par son parrain qu’elle me pardonnait ma faute…mais qu’elle ne voulait pas se marier, jamais… Il faut que je sachesi elle est toujours dans ces intentions-là. Je l’ai vue,avant-hier, au Vignal, et hier encore, en revenant du cimetière… Ilm’a semblé qu’elle gardait un peu d’affection pour moi ; maisje ne peux plus vivre dans le doute où je suis, je ne peux plus… Jevous en prie, vous sa mère, vous toujours si bonne pour moi, depuisma petite enfance, dites-moi la vérité si vous la savez. Dites-moitout, tout…

– Mais, mon pauvre Jean, je n’en sais pas pluslong que toi sur les idées de cette petite…

Puis, au bout d’un assez longsilence :

– Écoute, Jean ; faisons mieux :allons l’interroger tous deux, à l’instant ; elle est seule àla maison…

– Oui, mais Terral m’a défendu d’y entrer.

– Soit, je vais chercher Aline ; ilfaudra bien qu’elle s’explique…

Et Rose, de son pas languissant, traversa lachaussée ; mais, en descendant le chemin en talus qui conduitau seuil, à travers les troncs d’arbres et les tas de planches,elle se heurta presque à Linou, qui montait vers elle pour luidemander si elle n’avait pas froid au bord de l’eau.

– Ah ! te voilà ! fit la mère ;viens vite : Jeantou est là qui veut te parler.

– Jeantou ? Oh ! maman, j’aime mieuxne pas le revoir. Et elle fit un mouvement pour retourner vers lamaison.

– Pourquoi ?

– Mais parce que… je n’ai rien de nouveau àlui dire… Je l’ai rencontré deux fois, ces jours-ci…

– Ce n’est pas dans la maison des morts ni àleur enterrement qu’on peut causer… Jean s’en retourne à LaGarde ; tu ne vas pas refuser de lui serrer la main.

Elle prit le bras de sa fille comme pour s’yappuyer, et cela la décida… Jean accourut vers elles. Tous troiss’assirent sur une poutre, la mère entre les deux jeunes gens. Ilsse turent un moment, n’osant commencer à traduire par des mots lessentiments qui les agitaient. Jean, penché en avant pour apercevoirla jeune fille à la dérobée, écorçait une baguette de saule coupéedans les prés. Linou, jadis si vive, si prompte à engager laconversation et à mettre à l’aise la timidité du jeune homme,restait muette, le regard perdu à l’horizon. Ce fut la mère quiparla.

– Linou, dit-elle en prenant la main de sonenfant, Jean va retrouver son maître, qui doit déjà « lelanguir ». Mais, au premier jour, il sera peut-être obligé,afin de pouvoir emmener sa mère avec lui, de prendre un moulin àson compte… Il est donc tout naturel qu’il veuille savoir si, plustard, dans un an, dans deux ans, cela dépendra, il pourra nousdemander ta main sans craindre que tu la lui refuses… Oh ! necrois pas que j’oublie la défense de ton père ! Il neconsentira pas facilement, lui ; il y aura des colères, desrésistances furieuses, hélas ! Et nous en souffrirons tous,moi plus que vous… Pourtant, Aline, si tu aimes Jean, comme je veuxton bonheur avant tout, je serai de votre côté dans la lutte ;et peut-être l’emporterons-nous à force de patience et dedouceur.

– Oh ! mère Terral, que je vous remercied’avoir parlé comme ça !… Oui, c’est là ce que je voulaisdire ; mais je n’aurais jamais pu le dire aussi bien…Merci !

Linou se taisait toujours, le regard reportésur sa mère, très émue, très consciente aussi de la gravité de cequ’elle allait répondre.

– Voyons, ma petite, insistait la mère,réponds-nous franchement, à Jean et à moi…

– Linou, ajouta Garric, pardonne-moi de tepresser ainsi… Tu te dis, sans doute, qu’il n’est guère délicat dema part de parler d’avenir et de mariage au lendemain de la mort demon père… Mais, à dater de ce jour, ma vie change ; il fautque je lui donne une direction plus ferme et plus pratique… J’aibesoin de force, et de savoir que quelqu’un s’intéressera à montravail, me suivra des yeux et du cœur et me récompensera au boutdu chemin… Comme te l’a dit ta mère, notre mariage, si tu mepromets ta main, n’aura pas lieu de sitôt, ni sans peine. Maisdis-moi seulement que tu oublieras ma faute, que tu m’aimeras commetu m’as aimé, et que, quoi qu’il arrive, tu m’attendras… Celasuffira pour me donner courage ; et je réussirai, tuverras !…

Tandis qu’il parlait ainsi, chaleureux,pressant, éloquent presque, la jeune fille se sentait reprise detendresse pour ce brave garçon dont elle était le rêve, l’espéranceunique. L’atmosphère tiède qui l’enveloppait, le flot de vie quibaignait toutes choses, la vue de ces coteaux, de ces prés où,enfants, ils s’étaient connus et avaient commencé de s’aimer, ledésir de sa mère dont elle sentait battre le cœur contre son bras,le regard de Jean qui, se penchant davantage, la couvait de lacaresse de ses yeux tristes et suppliants, tout s’unissait pourraviver en elle son ancien amour, et pour reléguer peu à peu dansl’ombre des mauvais rêves le souvenir de la nuit tragique et desirrévocables engagements.

– Réponds-moi, Linou, imploraitl’amoureux.

– Linette, ma petite !… insistait denouveau la mère, qui avait rapproché les mains des jeunes gens etqui venait de les joindre entre les siennes.

Et Linou, fermant ses yeux comme devant unabîme, toute vibrante, tout en pleurs, balbutia enfin :

– Oui, Jean, je sens…, je crois que je t’aimetoujours.

Et tous trois, serrés l’un contre l’autre,restaient là, muets et extasiés, lorsque des pas brusques sonnèrentau fond de la côte de la Griffoule : Terral et son filsrevenaient de la messe, dont ni Jean, ni les deux femmes n’avaiententendu sonner la sortie.

Garric se dressa, d’instinct, comme pours’éloigner, se ravisa, n’étant ni un malfaiteur ni un lâche.

– Mon Dieu ! fit la mère en pâlissant,mais sans se lever, non plus que sa fille.

Les deux meuniers n’étaient plus qu’à dix pas.Cadet poussa un ricanement. Terral, l’œil mauvais, les dentsserrées, eut la tentation de courir sur le groupe, et de jeter àGarric, une seconde fois, ce qu’il lui avait crié au moulin, sixmois auparavant. Pourtant, il se contint, et, après avoir foudroyéde ses regards le pauvre farinel, et fait retentir quelques-uns deses plus énergiques jurons, il descendit derrière Cadet et entradans la maison, dont il battit violemment la lourde porte.

Jean dit un adieu rapide aux deux femmes, trèsmalheureux en songeant à ce qu’elles allaient encore souffrir àcause de lui, et se reprochant le mouvement de joie qui lui étaitvenu de se sentir toujours aimé… Elles, tristement, s’acheminèrentvers le seuil, courbant la tête d’avance sous l’orage qui les yattendait.

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