Moulins d’autrefois

Chapitre 8

 

Cependant Jean descendait le chemin qui mèneau moulin des Anguilles. Certes, bien des choses avaient changépour lui, depuis trois jours : sa blouse et sa cravate noireset le crêpe de son chapeau en disaient long. Mais il aimait et ilétait encore aimé. De quel cœur il allait reprendre sa hache, salime ou son marteau et ses poinçons de rhabilleur !…

Arrivé au coude du chemin où s’abrite labergerie de Fonfrège, il tressaillit et se sentit un petit peufroid à la poitrine, quoiqu’on fût loin de la nuit de Noël… CetteMion, pourtant, qui l’avait si vite grisé et conquis !… Quisait ce qu’elle était devenue, depuis quatre mois ?… Onpouvait le deviner facilement, n’est-ce pas ?… Pas méchantefille, cependant, puisqu’elle était repartie sans un reproche pourlui… C’est lui qui avait été vraiment dur pour elle ; car,après tout, elle n’avait obéi à aucun calcul, et elle s’étaitexposée à tous les risques en s’abandonnant.

Et en songeant de la sorte, Jean avaitinvolontairement ralenti le pas. Il allait tête baissée, mécontentde lui, tout au fond, et sans pouvoir chasser le souvenir de cellequi lui avait révélé la volupté. Aussi n’aperçut-il son maître,assis sur le talus, dans une touffe de genêts et buvant béatementle soleil, que lorsqu’il s’entendit appeler :

– Jean ! hé, Jeantou !… c’esttoi ?

– Oui, c’est moi, maître, fit le farinelsurpris.

– Je pensais bien que tu ne tarderais plus ànous revenir, me sachant accablé d’ouvrage et pas bien solideencore, oh ! non, pas solide du tout… Ainsi, j’ai vouluretourner à la messe, ce matin ; mais comme j’ai peiné pourmonter la côte, obligé de « me planter » dix fois poursouffler… Et si Panissat n’avait eu la bonne idée de payer une« pauque », – une pauvre petite « pauque », –je n’aurais jamais pu revenir de mes seules jambes.

Et il se redressait avec effort, soupirant etgeignant, appuyé sur son bâton recourbé en crosse, et marchait àcôté de Jean, qui s’aperçut que le bonhomme avait un peu bu… Aubout de trois pas, il s’arrêtait, prenait Garric par le bras.

– Alors, mon brave Jeantou, tu as eu beaucoupde chagrin aussi. Ton pauvre père, cependant ! Un si bravehomme ! et mort si malheureusement ! Ce que c’est que denous !… Ah ! si j’avais été plus fort, je n’aurais pasmanqué d’aller lui rendre mes derniers devoirs. Mais tu vois commeje suis… Mes poumons ne sont plus que des soufflets crevés…, dessoufflets crevés, pas plus…

Et il toussa, cracha, se moucha bruyamment.Jean, malgré l’agacement et le dégoût que lui causaient le tonpapelard du meunier et l’odeur vineuse qu’il exhalait, sentit unattendrissement lui revenir à l’évocation de son père.

Pierril fit encore quelques pas, s’arrêta denouveau.

– Et, dis-moi, Jeantou, tu ne me quitterasjamais plus, maintenant ? Je te tiens, et je ne te lâcheplus…

Et il se pendait effectivement à son bras, sefaisant porter un peu, – comme sa fille jadis, et au mêmeendroit.

Et puis, voyons, Jeantou, reprenait-il aprèsune pause et quelques hoquets, voyons… Tu ne te trouves pas bien,ici ? Que te manque-t-il ? Ma bourgeoise ne te fait-ellepas de bonne soupe, de bon fricot ?

– Je ne me plains pas…

– Et moi, suis-je un mauvais maître, parhasard ? Dis si je suis un mauvais maître ?

– Mais non, mais non, je ne dis pas ça…

– Tu aurais tort, si tu le disais,petit ; car je crois que j’ai fait mon devoir à peu prèsenvers toi… Oui, je le crois…

Et il se montait peu à peu, de couleur et deton.

Un peu énervé, Jean s’efforçait de luiéchapper en allongeant le pas ; mais l’autre s’accrochait plusfortement à lui, l’immobilisait à tout instant, et continuait sonbavardage. Puis, tout à coup, se haussant et approchant, par unmouvement familier aux ivrognes, ses lèvres violettes et sans cessepourléchées de l’oreille du farinel, qui essayait en vain dedétourner la tête, il lui dit à voix presque basse, mais oùsifflait un mauvais accent :

– Si je n’étais pas un aussi bon maître,Jeantou, il y a des choses qui ne se passeraient pas ainsi,oh ! non, certainement non… Tu me comprends, n’est-cepas ?

– Pas du tout ! Expliquez-vous…

– Allons, allons, pas d’enfantillages… Tu saistrès bien ce que je veux dire…

– Je vous assure…

– Tu es trop intelligent pour ne pas mecomprendre…

– Intelligent ou non, je ne saisis point oùvous voulez en venir. Pierril haussa la voix, et, le regard detravers :

– Alors, il faut que je m’expliquemieux ?

– Si c’est de votre bonté…

– Tu t’imaginais donc que je ne connaîtraisjamais l’histoire de ta promenade, ici même, sur le chemin deFonfrège, la nuit de Noël ?

Stupéfait, Jean recula d’un pas et pâlit.

– Ha ! ha ! tu vois que le pèrePierril sait ce qu’il dit, qu’il ne radote pas encore, et qu’ilvalait autant lui répondre tout de suite comme à quelqu’und’averti.

Garric restait muet.

– Tu pensais que, malade alors, – oh !très malade et n’ayant plus qu’un souffle, – je n’apprendrais pasce qui se passait dans ma maison ni aux alentours… J’étais déjàmort, et on ne craint rien des morts.

Il ricanait, hideux. Jean continuait à garderle silence, et se demandait anxieusement ce que Pierril savait aujuste de son aventure avec Mion.

– Parleras-tu, enfin ? cria rageusementle meunier… Ne fais donc pas ton Nicodème !… Est-ce que tuignorais, par hasard, ce que Pataud, le braconnier de La Capelle,raconte partout où il traîne ses guêtres et loups ?

Jean respira. S’il ne s’agissait que de laversion de Pataud !

– Ainsi, maître, dit-il, vous ajoutez foi auxcontes de cet extravagant de Pataud, qui a dormi à l’affût, et arêvé, en attendant le loup…

– Pataud ne dort pas à l’affût, et il a debons yeux.

– Soit… Alors, votre femme vous a dit quel’histoire était vraie.

– Ma femme, ma femme !… Il s’agit bien dema femme !… C’est une honnête femme, entends-tu ?

– Eh bien ! alors ?

Pierril s’arrêta, se croisa les bras et secampa devant Garric ; la colère, chez lui, prenait peu à peule pas sur l’ivresse.

– Non, mais, décidément, tu me crois imbécile,mon petit ? un enfant de deux ans comprendrait plus facilementque toi que je sais tout de a à z.

– Dites donc ce que vous savez, une fois pourtoutes !

– Ce que je sais ? Ah ! il faut,pour te rafraîchir l’entendement, que je te raconte toutel’histoire ? que je te parle de ma fille, de ma jolie Mion quetu as trouvée à ton goût, et que tu as détournée de ses devoirs,libertin !

Garric sursauta, voulut répondre :

– Moi, j’ai détourné ?…

Mais l’autre lui coupa la parole.

– Toi… Une fille si bonne, si dévouée à sonpère, qui vient de Montpellier, de cinquante lieues, en pleinhiver, pour m’assister dans ma maladie, la pauvre petite ! Ettoi, mon garçon meunier, toi qui mange mon pain et couche sous montoit, tandis que je suis malade à mourir, que ma femme, la têteperdue, ne peut s’occuper que de moi, toi, tu débauches mon enfant,tu déshonores ma maison, tu me trahis comme Judas !… Est-cevrai, oui ou non ?

Et, tout à fait dégrisé maintenant, Pierril,ce triste sire de tout à l’heure, cette loque geignarde etpleurarde, qui excitait le rire ou le dégoût est devenu presqueterrible. Et il secoue durement Garric ; puis, repoussé par lejeune homme, lève sur lui son bâton avec des allures dejusticier.

Alors, Garric, si patient qu’il fût de sonnaturel, eut un mouvement de colère. Il saisit le poignet droit dePierril, lui arracha son bâton et le lança dans l’écluse du moulin…Mais il eut vite honte de son geste, et il se contenta de repousserun peu rudement son adversaire, qui trébucha et alla s’affaler surle talus bordant le chemin.

Pierril poussa des cris et desgémissements.

Aïe ! aïe ! À moi !… C’estainsi que tu maltraites le père après avoir abusé de lafille ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ce qu’il faut voir,pourtant, quand on est âgé et malade !… Tu n’as pashonte ?… Un homme de vingt ans qui rudoie un pauvre père defamille, contre toute raison et toute justice !…

– Assez crié et pleurniché, n’est-ce pas,maître Pierril ; et expliquons-nous froidement et sagement.Qui vous a dit que j’avais détourné votre fille ?Elle ?

– Mais naturellement, c’est elle, la pauvrepetite, qui a parlé, écrit, plutôt, pour confesser sa faute etdemander pardon.

– Et elle m’accuse de l’avoirdébauchée ?

– Elle ne te nomme même pas… Elle est bientrop bonne…

– Pourquoi donc m’accusez-vous ?

– Mais puisque tu es le seul qu’elle ait vupendant son séjour ici !… Elle n’est pas sortie de la maisonune fois, pas une, hormis le soir où elle t’a rejoint à labergerie… Car il est bien évident que c’était elle, et pas mafemme, que Pataud a vue pendue à ton bras…

– Vous m’avouerez, en ce cas, que ce n’estguère l’habitude des honnêtes filles d’aller attendre ainsi, aprèsminuit, les garçons par les chemins.

– C’est ça ! insulte-la, maintenant,méprise-la !… C’est toi qui l’avais enjôlée avec tes airs depetit saint…, d’agneau noir frisé… Elle s’ennuyait, ma douce Mion,enfermée ici depuis vingt jours par la neige, sans autredistraction que de sucrer mes tisanes et de m’entendre tousser…Alors, toi, tu as trouvé l’occasion bonne pour lui en conter… Oui,oui ; ne secoue pas la tête… De mon lit, je voyais bien que tului faisais des yeux de truite goulue guettant un papillon… Vousalliez à la grange dénicher des chatons dans le foin… Ce n’est pasvrai ce que je dis, peut-être ? Dis que ce n’est pas vrai…

Jeantou gardait le silence. Une envie furieusele soulevait, certes, de dire à Pierril de quelle façon singulièreil « avait séduit sa fille ». Mais une délicatesse innée,et que l’on rencontre chez les rustiques bien plus souvent qu’on necroirait, lui disait qu’on ne doit jamais accuser une femme, etque, dans la faute amoureuse, c’est l’amoureux qui doit accepterles torts et les responsabilités.

Il se taisait donc. Pierril vit dans sonsilence un aveu.

– Eh bien ! tu te tais, à présent, et parforce, cette fois. Tu m’as obligé de te pousser au pied dumur ; ose donc reculer encore !

– Je n’ai aucune envie de reculer, maître. Jeconviens que j’ai été léger, faible, coupable même dans unecertaine mesure…

L’autre ricana.

– Dans une certaine mesure ?… Tu as unedrôle de manière de te juger et de te donner l’absolution !…Dans une certaine mesure…, la « mesure » de Brousse oucelle de Peyrebrune ?…[4]

Tu verras dans quelle mesure tu m’as trahi…Monsieur le curé de La Garde te le dira, si tu vas lui parler,comme je te le conseille fortement.

– Monsieur le curé de La Garde ?interrogea Garric, stupéfait. Que vient-il faire en cettehistoire ?

– C’est lui qui a la lettre de ma fille ;c’est à lui qu’elle a écrit, la pauvre Mion, pour lui tout avoueret le prier d’intercéder auprès de moi et de ma femme… Et c’est àfendre le cœur… D’avoir entendu l’abbé Reynès me lire cette lettre,j’en ai été malade, j’en ai eu les jambes coupées…

Et il renifla, plus larmoyant que jamais.

Jeantou se sentait perdu. La Mion écrivant aucuré de La Garde, elle qui n’alla même pas à la messe du jour deNoël !… Évidemment, la chose devenait grave… Eh bien !oui, il irait le trouver, l’abbé Reynès, et tout de suite. Aussibien devait-il aller lui demander quelques messes pour l’âme de sonpère…

– Maître, fit-il brusquement, quand ils furentarrivés à l’endroit d’où monte en zigzaguant vers La Garde lesentier de chèvre que seuls les jeunes peuvent escalader, je grimpeà la cure de ce pas… Si je m’y attarde, soupez sans moi.

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