Moulins d’autrefois

Chapitre 6

 

Il commença, sous le futile prétexte que latable n’était point mise pour le repas de midi.

– Pas étonnant, siffla Cadet, que la cuisinesoit froide, quand le cœur est si chaud, n’est-ce pasLinou ?

Linou ne répondit pas, mais étendit la nappeet disposa les couverts, tandis que sa mère attisait le feu devantla cloche de fonte où cuisait le goûter.

Terral, qui s’était déjà débarrassé de sonchapeau pour reprendre son éternel bonnet de laine, se tenaitdebout sur la porte ouverte donnant sur la cour. Il se retournabrusquement, vint s’asseoir à table, à sa place accoutumée, ouvritle tiroir au pain, se coupa un coin du chanteau et se mit à legrignoter.

– En attendant le fricot, fit-ilironiquement.

Son fils s’assit en face de lui, fendit enquatre un oignon cru qui traînait au bout de la table, en piqua unquartier avec la pointe de son couteau, et le plongea dans lemortier au sel.

– Mangeons un oignon pour prendre patience,dit-il en écho à la raillerie de son père ; l’oignon cru, àjeun, préserve du choléra.

Rose, tremblante, s’était assise près du feu,selon son habitude, et ne disait mot.

Aline servit les pommes de terre au lard, allatirer du vin, mais ne prit point place à table.

– On ne goûte donc pas aujourd’hui ? fitTerral, amer, en regardant tour à tour sa femme et sa fille.

– J’ai pris du bouillon, tantôt, répondit lamère.

– Moi, je n’ai pas faim, fit Linou, les larmesaux yeux.

– Oh ! toi, le sentiment te nourrit,ricana Cadet. Terral braqua les yeux sur elle et, de sa parole âpreet coupante :

– Il devait te tarder de le retrouver, ceberger de la Gineste monté au grade de farinel des Anguilles…

– Terral ! supplia la meunière, nequerelle pas cette enfant ; c’est moi qui l’ai appelée hors dela maison, parce que Jean voulait la remercier d’avoir assisté samère à l’occasion de la mort du père Garric.

– Oui, oui, nous savons ce qui en est. Vousvous entendez fort bien tous les trois, toi la mère-poule, et euxdeux, tes jolis poussins… Ah ! le digne galant que tu lui aschoisi là, à ta benjamine, et comme il nous fait honneur !…N’as-tu pas honte, dis-moi ?…

– Papa ! papa ! s’écria Linou,éclatant en sanglots, et s’élançant dans les bras de sa mère, commepour la couvrir de son corps.

Terral allait continuer ses invectives ;mais il s’arrêta parce que quelqu’un montait l’escalier extérieur.La porte à claire-voie s’ouvrit et l’oncle Joseph parut. Il avaitpassé la semaine à réparer la scierie de Gifou, et il venait pourchanger de linge, comme il avait coutume quand il ne travaillaitpas trop loin, – et aussi dans l’intention d’installer auMoulin-Bas les meules achetées par son frère depuis peu. À lafroideur avec laquelle Terral l’accueillit, il s’arrêta, surpris,quelques secondes. Puis, apercevant le groupe éploré de deuxfemmes, il s’avança vers elles.

– Eh quoi, Rose, toujours« dolente », alors ?

Rapidement, Linou s’était relevée, essayant decacher ses larmes, tandis que sa mère tendait la main,disant :

– Oh ! ce n’est plus qu’un peu defaiblesse, mon bon Joseph.

Mais celui-ci de son clair regard avait déjàscruté les figures ; il eut vite deviné qu’on s’étaitquerellé.

– Allons, je tombe mal, il paraît, fit-il enallant accrocher son havresac plein d’outils.

Et il revint s’asseoir auprès de sabelle-sœur, tandis que Linou s’empressait de mettre un couvert pourlui, au bout de la table.

– Tu ne tombes peut-être pas si mal que tucrois, dit Terral, toujours sarcastique. Celui dont nous parlionsest aussi de tes amis ; tu en fais grand cas, tu vantespartout ses talents ; après toi, il n’y aura que lui qui sachemonter une scierie ou un moulin.

Vivement l’oncle Joseph s’était retourné versson frère.

– Tu dis ?… Qu’est-ce que celasignifie ?… C’est encore au jeune Garric que tu enas ?

– Tu vois ! tu es sorcier ; tu astout de suite deviné.

– Comme c’était malin ! Oui, j’aime cegarçon, je l’estime, et je soutiens qu’il n’y en a pas beaucoup quil’apparient dans le canton.

– C’est entendu : il est le suprême, lemerle blanc… Seulement comme je te l’ai déjà dit, je ne veux pasque ce merle vienne siffler dans mon poirier.

– Il est revenu ? Rose prit la parole etraconta ce qui s’était passé.

– Quoi ! fit l’oncle, le père Garric estmort ?… Ah ! le pauvre diable !

Et, au bout d’un instant :

– Encore un que tu avais dans le nez, Terral,et qui pourtant était un brave homme… Mais il était besogneux, pasentreprenant pour deux sous, très doux et très modeste… Et toi, tues devenu si grand seigneur, depuis quelque temps…

Piqué au vif, le meunier haussa le ton.

– Il n’est pas question de grandseigneur ; mais je me tiens à mon rang, et ne veux pas pourmon gendre ce pâtre de brebis.

– Pâtre de brebis, pâtre de moutons, cela sevaut, riposta Joseph, et j’ai entendu dire que tu l’avais été,quelques années.

– Oui, j’ai été berger aussi ; maispourquoi ? Parce que j’étais ton cadet et qu’il fallait telaisser ta place d’aîné, choyé et dorloté, à la maison… Puis, quandnotre père est mort, qui le remplace ? Personne ! Tu t’esdérobé, et Pataud aussi… Et il eût fallu vendre le moulin paternelpour payer les dettes, si le petit pâtre de moutons que j’étaisn’avait accepté la lourde charge de continuer la famille, deracheter la maison mangée par les hypothèques, de nourrir lavieille mère, de vous héberger souvent, toi, Pataud et nos sœurs…Ah ! parlons-en du petit berger que j’ai été !… Sans lui,vous auriez tous pris la besace et seriez morts à l’hôpital.

La voix du petit homme s’était élevée peu àpeu, avait grossi ; elle éclatait, maintenant, en tempête. Etles gestes étaient appropriés au ton, et le bonnet de laines’agitait comme la cime d’un tremble dans l’orage.

Cadet, si prévenu qu’il fût aussi contreGarric, commençait à trouver que son père allait un peu loin, etrisquait de blesser à jamais l’oncle Joseph. Il se leva de table etalla fermer la porte massive doublant la porte à claire-voie ;puis, revenant s’asseoir :

– Père ! dit-il, vous voulez doncattrouper les gens de Boussac et du Verdier qui vont àvêpres ?

C’était de l’huile sur le feu.

– Je me moque des gens qui écoutent… Et puis,toi, Cadet, tu es comme les autres. Les bons morceaux ni lesdivertissements ne te font peur ; et s’il n’y avait que toipour faire marcher la maison et mettre du pain dans la huche…

Le jeune homme se rebiffa.

– Ah ! mon père, ne recommençons pas laquerelle de l’an passé, je vous en prie… Je travaille de mon mieux,et j’ai souvent le gousset vide quand je veux en boire unebouteille avec mes amis, le dimanche.

– À ton âge, je n’allais pas au cabaret, et jeportais des sabots plus souvent que des souliers… Et le pain de mesmaîtres était du tourteau en regard de celui que vous mangezici.

Impatienté, l’oncle Joseph s’était levé etfaisait mine de sortir ; Linou et Cadet se jetèrent au-devantde lui et parvinrent à le faire rasseoir. Mais il tendit le brasdroit vers son frère, et, les dents serrées, lui qui, d’habitude,ne s’emportait guère, il lui dit :

– Tu feras en sorte, Terral, que cette scènesoit la dernière ; je n’en supporterais pas une autre… Si tuas servi des maîtres, jadis, tu prends bien ta revanche ; etje plains ces deux pauvres femmes d’avoir affaire à toi… Mais, situ t’imaginais me faire plier aussi, moi, tu te tromperaisgrandement. Quand je viens ici, c’est souvent parce que la scierieou les moulins ont besoin de moi, et que, moi, j’ai besoin derevoir ceux qui y habitent et qui m’aiment. Ce n’est point pour yêtre en butte à tes fureurs de roitelet devenu enragé.

– Enragé ! clama Terral ; on ledeviendrait à moins… Il est facile d’avoir le caractère aimable, lerire aux lèvres et des propos plaisants, lorsqu’on n’a aucunecharge, aucune responsabilité. Si tu étais à ma place, si tut’étais saigné, d’abord pour faire étudier un fils aîné.

– Tu n’avais qu’à le garder, ton aîné, et à enfaire un bon meunier, ou un mécanicien, comme je te le conseillais…Mais non ; la vanité, l’orgueil… Un avocat dans la famille,quelle gloire !… Oui, tu as fait des dettes, et il faut lespayer.

– Parlons-en ! Des dettes ! N’es-tupas cause aussi que j’ai achevé de m’enfoncer ?

– Moi ?

– Oui, toi, et Cadet, et tous !… Qui aconseillé d’acheter des meules de La Ferté, deux fois plus chèresque les bordelaises ? Et un blutoir perfectionné ?… Et deremonter la scierie selon des modes nouvelles, avec double ettriple lame ?…

– Tais-toi, Terral ; tu n’es qu’un sot etun ingrat. Qu’as-tu dépensé, dis-moi, pour tous ceschangements ? Tu as payé la pierre, le fer et le bois. J’aitout mis en place gratis. Et tes moulins font plus de belle farinequ’aucun de ceux du pays ; ta scierie deux fois plus deplanche, et, toi, trois fois plus de revenus… Alors ?

– Tais-toi, à ton tour, blagueur !… Vaconter ça à tes amis de cabaret… Tu parles d’orgueil ? Maisc’est toi l’orgueilleux, toi qui te vantes partout d’avoir toutfait ici, d’être l’inventeur sans égal, le constructeur des septmerveilles…

Cadet intervenait de nouveau :

– Père, cette dispute a assez duré. Je vousrespecte, mais j’aime aussi mon oncle, et je sais tout ce que nouslui devons… C’est lui qui m’a ramené, le soir de Noël, lorsque, àla suite d’une querelle pareille, j’étais parti pour Montpellier.Si vous le laissiez s’en aller, lui, vous ne m’auriez pas longtempsnon plus.

Ces mots n’étaient pas de nature à calmer lemeunier.

– C’est bien à toi parler ainsi,morveux !… Peut-être que, dans huit jours, tu seras soldat, etque tu t’en iras plus loin que tu ne voudrais… Ah ! tu menacesde lever de nouveau le pied !… Et moi qui comptais partir, cesoir même, pour Rodez, afin de prier notre député d’intervenir pourtoi, la semaine prochaine, devant le Conseil de révision… Quedis-je ! Je cherchais à emprunter encore, si besoin était, dequoi t’acheter un remplaçant…

– Ne faites pas ça, riposta Cadet ; je neveux rien devoir à ce triste sire de Roucassier, à ce buveur depiquette qui, les jours de foire, mange seul des œufs durs et deschâtaignes derrière une haie, afin de n’avoir pas à payer àl’auberge le dîner de ses gros électeurs… N’empruntez pas nonplus : si je suis soldat, eh bien ! je ferai mon temps,comme les autres ; on n’en vaut pas moins, aucontraire !

– C’est ça, tu feras ton temps comme lesautres, répéta le meunier en singeant son fils ; et, moi,qu’est-ce que je ferai ici, tout seul ?

– Hé, mon père, on vous l’a dit : vousprendrez gendre ; ma sœur est en âge d’être mariée…

– Un gendre ? Pas le farinel desAnguilles, en tout cas.

– Tu pourrais plus mal tomber, fit l’oncleJoseph, entre ses dents… Et puis, cette petite n’aura pas toujoursbesoin de ton consentement…

Terral se dressa dans un redoublement defureur.

– Quoi ? Ma fille se marierait sans monconsentement ? Ah ! il faudrait voir ça !

– On en a vu d’autres.

– Eh bien ! je vous conseille à tous dene pas nourrir cette idée… Sans mon consentement ? Je suis lemaître, ici, le seul maître, entendez-vous ? Et, moi vivant,non, moi vivant, je le jure, ma fille ne sera pas la femme de JeanGarric.

Et, fermant son couteau dont la lame claqua,raffermissant son haut bonnet dérangé par la dispute, il sortit parla porte de la chaussée, sacrant et agitant ses bras comme unpossédé.

Cadet, sans rien dire, s’éclipsa par la portede la basse-cour. Rose pleurait silencieusement, et Linou, entre samère et son parrain, s’efforçait de réconforter l’une et d’apaiserl’autre. Et Rose, dans ses pleurs, ajoutait :

– Mon pauvre Joseph, il faut luipardonner ; il n’a plus sa tête à lui. Le souci des affairesle rendra fou… Restez quand même, restez pour nous qui, sans votreaffection, serions trop malheureuses.

– C’est entendu, Rose, je resterai. S’il nes’agissait que de cet emporté, je m’en irais sans retour ;mais on doit avoir du bon sens pour ceux qui l’ont perdu… Il a desmeules neuves à placer, je les placerai… Puisqu’il veut aller à laville voir son député, qu’il y aille ; le voyage le calmera,et nous aurons la paix deux jours… Quant à toi, Linou, si tu aimestoujours Garric, ne te laisse pas intimider ; il te mérite, etil t’obtiendra à la fin. L’eau polit le caillou et l’use peu àpeu ; la volonté de ton père n’est pas plus dure que le roc dela Taillade, et le ruisseau l’a criblé de trous… Laisse coulerl’eau et le temps.

La pendule sonna deux heures, et les clochesde La Capelle annoncèrent vêpres. La jeune fille se leva.

– Voulez-vous tenir compagnie à maman pendantune heure, parrain ? J’irais à vêpres…

– Va, ma petite, va. Avec Rose, nous ironsvoir le jardin et les ruches.

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