Moulins d’autrefois

Chapitre 2

 

À partir de ce jour, Jean Garric aima encoredavantage sa petite voisine ; et Aline Terral ne parut pas sedéplaire en la compagnie du petit pâtre. Elle l’appelait mêmequelquefois, tantôt pour lui montrer les images de son livre oùelle lisait couramment, tantôt pour lui raconter de belleshistoires, apprises de son frère ou de son parrain, l’oncle Joseph,un conteur merveilleux ; tantôt pour lui demander de luicueillir les noisettes des plus hautes branches, ou des pommes ausommet des pommiers. Comme il accourait alors, rouge, empressé,heureux ! Mais sa timidité ne diminuait point ; etrarement il se risquait à répondre autrement que par monosyllabesaux demandes de sa petite amie…

Les jours coulèrent encore : l’automnevint. Jean apporta à Aline de beaux cèpes, ramassés dans lesregains ou dans la mousse, au pied des chênes. Ils allumèrentensemble des feux de fougères sèches où ils firent griller deschâtaignes, tout en chauffant leurs doigts rougis par les premiersfroids et leurs pieds mouillés par les averses d’octobre.

Puis, une après-midi de novembre, le cieldevint d’un gris laiteux ; des troupeaux de corneillespiaillantes tournoyèrent dans l’air ; deux canards sauvagess’abattirent sur l’étang et s’enfoncèrent en hâte sous la retombéedes saules. Et la neige commença à tomber, endormeuse etnostalgique : c’était l’hiver… Les brebis de Jean et lesvaches de Linou quittèrent le pré, se tournèrent le dos, les unesfaisant tinter leurs clochettes claires, les autres agitant leursonnaille enrouée, et regagnèrent les étables qui allaient lesemprisonner durant de longs mois. Et du seuil de sa maisonnetteperchée sur le coteau du Vignal, Jeantou, captif, et qui n’osaitmême plus aller tendre des lacets aux merles, ni des« tuiles » aux grives, parce qu’il craignait lesreproches de son amie, passait de longues heures à regarder lacampagne engourdie sous la neige et le givre, le ciel gris oùvolaient quelques corbeaux, et, là-bas, adossé à l’étang quifaisait une large tache noire sur tout le blanc des alentours, lemoulin où Linou, sans doute, jouait avec sa sœur et son frère,lisait des livres, se faisait conter de belles histoires à laveillée, et ne pensait même plus au petit pâtre si timide et simaladroit, qui n’avait jamais su trouver pour elle quelques motsd’amitié.

Le dimanche, au porche, certains jours de lasemaine au catéchisme, ou même à la sortie des écoles de LaCapelle, où tous les deux fréquentaient pendant six mois d’hiver,on s’apercevait un instant, on échangeait un regard ; maisjamais Jeantou n’eût osé aborder Linou, presque toujours,d’ailleurs, accompagnée de sa sœur aînée ou de son frère cadet.

Un jour, pourtant, il s’enhardit jusqu’àdescendre vers le pâtis communal du moulin où une bande de galopinsde La Capelle allaient jouer aux quilles, aux barres, à la truie,pendant la belle saison, et, en hiver, se livrer de furieusesbatailles à coups de boules de neige. Le cadet des garçons deTerral, Fric, était le boute-en-train, l’organisateur, l’âme de ceséquipées. Hardi et turbulent, rieur et batailleur, il était adoréde tous les garçons de son âge.

Jeantou, un dimanche, après vêpres, suivitdonc une troupe de ces derniers ; il dévala la côte dite de« la Griffoule » à cause des houx géants qui la bordentd’un côté ; ses compagnons, quelques-uns, d’ailleurs, un peuplus âgés que lui, souriaient sournoisement en le regardantpar-dessus l’épaule, un peu dédaigneux pour ce serre-file timide ettaciturne.

Lui, il nourrissait l’espérance vagued’apercevoir Aline sur le seuil, et – qui sait ? – peut-êtred’être aperçu d’elle et invité à venir se chauffer sous cettecheminée où elle lui avait dit qu’on brûlait un chêne toutentier.

Il en fut, hélas ! de ce rêve comme de laplupart des rêves : Linou ne parut pas ; et les garçonsse préparèrent au combat. Cadet commandait une des deux armées.

Il railla d’abord le nouveau venu, et sesrailleries eurent de l’écho. Le pauvre Jean, dans ses lourds sabotsde hêtre fourrés de paille, couvert d’un misérable sarrau gris etcoiffé d’un capelet démodé, n’avait pas l’allure dégourdie de sescompagnons, presque tous fils de paysans plus aisés, ou recrutésparmi les plus francs polissons de La Capelle.

– Quel conscrit amenez-vous là,seigneur ? ricanait Cadet ; où l’avez-vous doncdéniché ?

– Nous l’amenons parce qu’à la guerre il fautquelqu’un pour faire la soupe, répondait l’un.

– Et aussi pour soigner les malades etmanœuvrer la « pièce humide », fit un autre.

Et tous de rire sans fin. Et Jeantou de rougiret de sentir des pleurs monter à ses beaux yeux noirs.

– Allons, il n’a pas l’air méchant, reprit lejeune Terral. On dirait plutôt qu’il a froid… Va te chauffer aumoulin, « fantoche » ; mes sœurs te feront unetartine de miel et t’apprendront à réciter le rosaire… Va vite…

On s’esclaffa de nouveau à cette invitefacétieuse. Et, dame ! quoique Garric fût timide, il n’étaitnullement poltron. Ses yeux étincelèrent, il serra ses poings, déjàsolides, et prit une attitude résolue. Quelques-uns des railleurss’écartèrent un peu, mais Cadet poursuivit :

– Oh ! oh ! l’animal est rétif plusque nous ne pensions… Le mouton paraît enragé ;méfiez-vous.

Et, simulant l’effroi, avec un grand geste etune grimace comique, tous s’éloignèrent de Jeantou. Puis, l’un deuxlui lança une pelote de neige, qu’il évita. Une autre suivit, puisune autre. Jean les esquivait, baissant la tête, sans riposter,sans dire un mot. Mais enfin, un projectile, lancé par le fils dumeunier, vint le frapper en pleine poitrine. Alors, à la guerrecomme à la guerre ! Il se décida à combattre ; il ramassade la neige grasse à pleines mains, prit son temps, se laissantcribler de boulets hâtivement pétris et mal dirigés, arrondit etdurcit le sien à loisir, visa le jeune Terral, qui se montrait leplus acharné de ses agresseurs, et l’atteignit rudement au visage.Un œil fut poché ; le sang gicla du nez et moucheta la neige…Stupéfaction de la bande ; puis, colère et menaces… Jeantouremonta vivement la côte de La Capelle, poursuivi par les bouletset les huées.

Il rentra chez lui, le cœur gros, se disantque cette maudite aventure allait le brouiller à jamais avec Linoudont il avait blessé le frère. Qui sait, d’ailleurs, si celui-cin’était pas gravement atteint ?… Il saignait… S’il allaitperdre les yeux ?… Si le père Terral venait se plaindre aupère Garric ?… Quelle affaire !… Jeantou n’en dormit pasde plusieurs nuits, et ne retourna qu’en tremblant à l’école, – où,heureusement, Cadet reparut, un œil à peine un peu cerné, etaffecta de ne pas même apercevoir son adversaire. Au catéchisme,Linou avait sa mine ordinaire : le pauvre garçon respira.

Une inquiétude lui restait, pourtant. Certaindimanche d’avril, le curé de La Capelle, l’abbé Reynès, annonça enchaire que l’époque de la première communion approchait, et qu’ilallait incessamment choisir les garçons et les filles dignesd’être, cette année, admis au sacrement, le jour de la Pentecôte.Jeantou fut parmi les élus, car il était sérieux, posé, et savaitpar cœur son catéchisme comme pas un. Pour Aline, la question ne seposait même pas : c’était une savante et, à la fois, unepetite sainte, au dire du bon pasteur.

Or, il est d’usage, dans nos campagnes duSégala, que, pendant les jours de retraite qui précèdent lasolennité de la première communion, les futurs communiants qui ontcausé quelque préjudice aux gens du lieu, commis quelque vol defruits, par exemple, ou laissé paître leurs bêtes sur les terres duvoisin, aillent, en signe de réparation, demander amnistie à ceuxqu’ils ont lésés. Jeantou crut de son devoir d’aller solliciter lepardon du cadet de Terral pour la malencontreuse boule de neigedont il lui avait meurtri le visage, l’hiver précédent. Et ilreprit le chemin du moulin, très embarrassé de la façon dont il s’yprésenterait, et plus encore de celle dont il parlerait ; carle pauvre garçon, nous l’avons dit, manquait d’aplomb et defacilité. Linou l’avait assez taquiné sur ce point :

– Celle qui t’a coupé le fil de la langue,Jeantou, a joliment volé à ta mère son argent.

Tout se passa mieux qu’il ne l’espérait. Lepère Terral était occupé à la scierie ; et le suppliant putentrer sans être aperçu de ce petit homme, pas méchant au fond,mais dont tout le monde redoutait la pétulance, le verbe haut, lesjurons et les railleries impitoyables.

Par contre, la meunière, Rose, la mèred’Aline, était la meilleure personne du pays, la plus douce, laplus aimante, la plus simple. Fille d’un propriétaire aisé du masde Ginestous, elle aurait pu épouser un paysan cossu ; elleavait préféré Terral, petit meunier actif et vaillant, en qui elleavait deviné des trésors d’énergie. Elle eut à souffrir, certes, del’humeur inégale, du caractère emporté de son mari, et aussi, étantelle-même très pieuse, de l’esprit gouailleur, gaulois, mêmelégèrement impie, qui était celui de tous les Terral. Mais elles’était renfermée dans la direction de la basse-cour, du jardin, etsurtout dans l’éducation de ses enfants ; Aline sa préférée,lui ressemblait en bonté, en piété avec, pourtant, quelque chose deplus décidé, une voix plus forte et une plus forte volonté :la marque des Terral.

La bonne meunière embrassa Jean sur les deuxjoues, dès qu’il eut commencé sa phrase d’excuses, et envoyaLinette au Moulin-Bas – dépendance du moulin de la chaussée –quérir son fils cadet qui, d’ailleurs, s’empressa d’accoler aussitrès magnanimement le coupable contrit. Puis, la chère femme leurservit du miel de ses ruches et du pain de maïs sortant du four, –ce qui parut à Jean un régal délicieux.

– À partir de ce jour, dit Rose, je veux quevous soyez amis, tous les trois, vous entendez ?

– Mais nous le sommes déjà, fit gaiementLinou.

Cadet ajouta qu’il n’y voyait aucunempêchement ; et Jeantou, pour toute réponse, rougit jusqu’auxoreilles. Ah ! le bon souvenir qu’il emporta, ce jour-là, desmeuniers et du moulin.

Enfin, voici la Pentecôte, et, dès l’aube lesjoyeux « trignons » des cloches de La Capelle. Le cielest bleu, l’air est tiède. Les oiseaux se répondent, les seiglesdéjà hauts ondulent sur les collines, et les genêts en fleursdorent et parfument les sommets. Quel beau jour de premièrecommunion ! Et le cadre est merveilleusement assorti à lasolennité. Nous sommes loin de la ville, surtout de la grandeville, où communiants et communiantes promènent leurs blancheurssur un pavé sali à travers une foule indifférente, affairée,souvent narquoise et corrompue : tels des pétales blancs denarcisses sur un bourbier… Ici, tout est pur dans l’air et sur laterre comme dans les âmes ; tout communie, aux bois, sur lessillons, dans l’herbe et dans les haies. Ici, Jésus peut réellementdescendre : tout est préparé pour le recevoir. Et je comprendsque le souvenir de cette journée suffise à embaumer une vie toutentière.

Et quel recueillement dans l’église de LaCapelle ! Le son des cloches, la voix des chantres, l’odeur del’encens, l’allocution vraiment évangélique du curé Reynès ;les cantiques naïfs dont les filles chantent les couplets et dontles garçons reprennent à pleine gorge le refrain ; ces figuresrudes et recueillies de laboureurs, de bûcherons et de pâtres, depaysannes jeunes ou vieilles, tous dans leurs habits de fête,emplissant le fond de l’église, la tribune, les côtés, et couvantavec amour les jeunes convives du banquet céleste, – quel poète ena jamais su rendre la fraîcheur et le charme divins !

Le cœur de Jeantou fondait, et de douceslarmes emplissaient ses yeux ; et Linette avait l’air d’unesainte de vitrail perdue en quelque extase, ravie en quelque visionanticipée du paradis.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer