Moulins d’autrefois

Chapitre 2

 

Depuis le jour des Rameaux, – ce jour quiavait eu pour lui une si radieuse matinée et une si tristeaprès-midi, le farinel des Anguilles ne tenait plus en place,mangeait à peine, ne dormait pas, faisait sa besogne sans goût.Trois fois dans une semaine, il avait grimpé, le soir, jusqu’à lacure pour savoir si la réponse de Montpellier n’était pas encorearrivée… il se désolait, il maigrissait.

Le lundi de Pâques, ainsi qu’elle l’avait dità Linou, la veuve Garric vit entrer son garçon, à nuit close ;et elle fut surprise de lui trouver mauvaise mine, l’air chagrin etpréoccupé. Il ne voulut pas laisser mettre la poêle au feu,prétextant qu’il avait mangé sa soupe avant de quitter lesAnguilles ; et il répondit laconiquement aux questions de lapauvre femme, qui s’inquiétait de le voir si peu en train.

– Tu sais que j’ai rencontré Linou,aujourd’hui, fit-elle.

– Vraiment ?

– Oui, en revenant du lavoir… Et elle m’a mêmeappris qu’elle allait s’absenter pour quelques jours.

Jean sursauta.

– Où va-t-elle ? demanda-t-ilvivement.

– À Villefranche, voir la sœur de Rose, quiest malade, au couvent de la Sainte-Famille.

– Mais vous êtes sûre que c’est pour peu detemps qu’elle part ?

– Puisqu’elle me l’a dit !… Elle ne peuts’absenter longtemps ; sa mère n’est pas encore bienvaillante…

Et quand vous a-t-elle dit qu’ellepartait ?

– Demain matin… On l’accompagne jusqu’aucourrier de Saint–Amans… Mais voyons, Jeantou, qu’as-tu ? Tut’agites comme si tu avais la fièvre… En quoi cette nouvellepeut-elle te tourmenter ?

– Je ne sais pas, mère, mais elle m’affligetout de même ; il me semble qu’un danger est sur moi.

– Un danger ?

– Hé oui, un danger… Je ne peux m’expliquerplus clairement encore… Bientôt, peut-être… C’est comme quand unorage menace : on ne sait pas s’il tombera, ni où iltombera…

Il se dressa, ouvrit la porte, respiralonguement.

– J’ai besoin de prendre l’air ; jereviendrai bientôt ; couchez-vous maman.

– Jean, où vas-tu ?

– Je vais revenir, vous dis-je, mère… N’ayezdonc pas peur pour moi…

Il s’élança dehors, et, naturellement, aprèsquelques hésitions il descendit vers le moulin. Qu’allait-ilchercher ? Tout le monde y dormait sans doute… Il contourna lagrange, s’arrêta un instant devant la façade de la maison, près dela fontaine qui gazouillait dans l’ombre ; enfin derrière lefour, il enjamba la haie et se trouva dans le jardin, sous lafenêtre de la chambre d’Aline, au pied du grand poirier dont letronc n’est qu’à un pas de la muraille et dont la frondaisondépasse les toitures et frôle les volets.

Le chien se mit à aboyer furieusement àl’intérieur. La fenêtre s’ouvrit, et une vague silhouette s’yencadra ; mais, la nuit étant sans lune, l’amoureux ne putdiscerner les traits de sa petite amie ; son cœur disait quec’était elle. Peut-être, s’il avait su que les Terral étaient àl’auberge, se serait-il risqué à appeler la jeune fille, et à luidire des paroles d’adieu ; il se contenta de tousserlégèrement ; et, comme les aboiements redoublaient, la croiséese referma, et Jean s’éloigna, le cœur affreusement serré, tandisqu’un rossignol commençait, dans la haie du jardin, sa cantilèneenamourée…

Linou, sa mère couchée, s’était mise à prier,demandant à Dieu, une fois encore, de la soutenir dans la dureépreuve qui l’attendait. Les aboiements du chien la tirèrent uninstant de son oraison. Elle alla à la fenêtre, se pencha un peu.Un instinct l’avertissait que quelqu’un était là dans l’ombre, et yvenait pour elle. Quand elle entendit tousser, elle ne douta pasque ce ne fût Jean ; mais, craignant de le voir se risquer àgrimper sur l’arbre pour s’approcher d’elle, elle referma vivementla croisée, et se remit à prier, longtemps, longtemps…

Elle se coucha enfin, de peur qu’une veilletrop prolongée ne lui ôtât ses forces pour le lendemain. Le sommeilla prit, un sommeil de cauchemar, traversé d’images et de figuresdéformées… Dédoublée, elle voyait une Linou marcher à grands passur une route longue et poudreuse, sans jamais se retourner ;elle l’appelait, voulait courir pour la rattraper ; mais sesjambes refusaient de se mouvoir, sa voix mourait dans songosier…

Brusquement, le coq chanta, et la jeune fillese leva et s’habilla rondement ; elle était prête quand sonpère – toujours le premier debout dans la maison – vint l’appeler,la croyant encore endormie. Elle alla embrasser sa mère dans sonlit, la suppliant de rester couchée. Mais Rose ne voulut rienentendre ; quand son fils aîné, jadis, partait pour lecollège, à la Toussaint ou à Pâques, elle n’eût jamais permisqu’une autre lui préparât le déjeuner, lui adressât les dernièresrecommandations, et l’accompagnât soit jusqu’à la croix de LaGrange, au sortir de La Capelle, soit, au moins, quand ses forceseurent diminué, jusqu’au milieu de la côte de la Griffoule.

L’oncle Joseph fut vite prêt aussi. Et dans lepetit jour qui blanchissait les vitres, devant le feu flambantclair, tous les quatre, – Cadet seul dormait encore, – ils firentla prière en commun. Plusieurs fois, la voix de la jeune filletrembla un peu, mouillée de larmes refoulées ; mais personne,sauf, peut-être sa mère, pour qui tout départ d’un des siens étaitune torture, ne se douta des efforts inouïs qu’elle faisait pour nepas éclater.

À table, par exemple, sauf un peu de bouillonet un doigt de vin, il lui fut impossible de rien avaler. Ah !nous les avons tous connues, étant enfants, ces affres de l’adieu,cette étreinte d’une main invisible qui vous serre à la fois lecœur et la gorge ; cette envie furieuse qui vous prend, parinstants, de crier, de se rouler par terre, de s’accrocher auxobjets familiers, au pied de la table ou à la poignée de la porte…Et ces gros chagrins n’avaient, cependant, pour cause que laperspective de quelques mois à passer à la pension ; tandisque, pour Aline, c’était un départ qu’elle jugeait devoir être sansretour…

Elle remonta embrasser Cadet, qui dormaittoujours. Il grogna qu’on ne l’eût pas réveillé plus tôt ; ilvoulait se lever et accompagner sa sœur jusqu’à Saint-Amans, plusloin même. Linou le retint, le cajola :

– Non, mon cher Cadet, non ; resteici : notre père a besoin de toi, et mon parrain suffira bienpour me conduire jusqu’à la diligence… Adieu, frérot, sois bon pourmaman ; si elle retombait malade, tu irais vite chercher laSœur Saint-Cyprien et le docteur Bernad…, et tu m’écrirais…

– Mais tu reviendras dans une semaine, aumoins ? Linou détourna la tête pour cacher une larme.

– Quand on va voir un malade, répondit-elleévasivement, on ne sait pas au juste quel jour il sera sur pied…J’espère que notre tante sera vite rétablie…

– Pas d’histoires ! fit rudement Cadet…Si tu n’es pas ici mardi prochain, c’est moi qui irai te chercher…Ta place est à la maison, près de ta mère, et pas chez les nonnes…Adieu, Linou, et reviens promptement…

Elle redescendit, chancelante, essuya ses yeuxdans l’escalier. Il faisait grand jour ; au-dessus du« puech » de La Gravasse, quelques rougeurs annonçaientle lever du soleil.

– Es-tu prête, Aline ? fit l’oncleJoseph, qui avait passé à l’épaule son havresac pleind’outils : ciseaux, tarières, rabot, plus une scie tournanteattachée par-dessus, en travers.

– Oui, parrain, répondit la pauvre petite, ensaisissant d’une main fiévreuse le léger paquet de hardes qu’elleemportait.

– C’est tout ton bagage ? fit Terral,surpris.

– Cela suffira bien, papa ; je ne vaispas à une noce, ajouta-t-elle en essayant de sourire.

Elle embrassa la servante Rosalie, une bravefille qui pleurait à chaudes larmes, sans pourtant rien soupçonnerdu secret de sa jeune maîtresse. Terral ouvrit la porte donnant surla scierie ; tous sortirent, – Linou la dernière, car elleavait voulu envelopper d’un suprême regard cette vieille salleenfumée qui gardait tant de sa vie, ce foyer où dansait la flammejoyeuse et devant lequel la chatte noire, assise, mais le dos auxtisons, semblait de ses yeux d’or grands ouverts, demander pourquoicet exode matinal ; la lourde table où sa place resterait videdésormais ; certain petit lit, simple trou triangulaire sousun escalier, et dans lequel elle avait longtemps dormi à côté de sasœur ; enfin, la pendule, la vieille pendule qui lui avaitcompté tant d’heures claires pour quelques heures sombres, et dontle balancier continuait son tic tac, comme si rien, après le départde l’enfant, n’allait être changé dans l’ancestrale demeure.

Elle franchit enfin le seuil, en faisant ungrand signe de croix sur la porte qu’elle n’ouvrirait sans douteplus.

Son père venait de mettre en branle la scie,qui dansait joyeuse, en mordant sur un tronc de hêtre. Oui, la vieallait continuer, et le travail, et c’était, à la fois, triste etconsolant.

Aline rejoignit sa mère, son père et sonparrain, au bout de la chaussée, sous le grand peuplier dont lepied baignait dans l’étang, et dont la cime, déjà parée de feuillesfrissonnantes, se dorait de soleil levant.

C’était là l’endroit du suprême adieu et dusuprême effort. Rose voulait monter la côte ; on l’en empêcha.Linou embrassa rapidement son père qui, lui, ne pleurait jamais… Samère fondait en larmes, lui adressait ses recommandations : nepas marcher trop vite, ne pas prendre froid dans la voiture, diremille choses affectueuses à sa tante, la ramener avec elle sic’était possible, écrire dès l’arrivée à Villefranche…

– Oui, maman ; oui, maman, répondaittoujours Linou, qui, à son tour, lui recommandait… ce qu’onrecommande à sa mère quand on la quitte : se bien soigner…, nepas se chagriner…, ne pas retomber malade…, éternelles et sublimesbanalités !

– Adieu, maman !

– Adieu, ma petite !… Reviensbientôt !…

Et l’étreinte fut si forte, si vibrante, et,malgré le vouloir de l’enfant, si prolongée, que la mère se sentittraversée d’un pressentiment affreux, et qu’une fois ses brasdénoués et retombés le long de son corps, elle resta là, un bonmoment, à regarder s’en aller, sous les chênes et sous les houx dela Griffoule, l’enfant qu’un instinct secret lui disait qu’elle neverrait plus.

Le chien Milord, qui croyait qu’on l’emmenait,s’était élancé en avant, la queue en panache, gambadant,frétillant, riant, – car les chiens rient, – et revenant sur sespas pour se cabrer contre son maître ou contre Linou et leur lécherfurtivement la figure. Il fallut lui enjoindre brutalement deregagner le logis ; alors, stupéfait, son bon regard braquéavec reproche sur ceux qui partaient sans lui, il demeurait, luiaussi, immobile et suppliant. Enfin, tout penaud, il rejoignitRose, qui le caressa de la main ; et tous deux, dans unetristesse infinie, ils redescendirent, et rentrèrent dans lamaison, pour tous deux à présent déserte.

En haut de la montée, Linou se retourna encoreune fois : elle ne vit plus sa mère. L’étang, sous le soleillevant, exhalait une fine buée blanche sur laquelle tranchait lafumée bleue montant du toit paternel, haleine tiède et légère dufoyer, dernier adieu de ce qui reste à ceux qui s’en vont.

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