Moulins d’autrefois

Chapitre 4

 

Ils s’entre-regardèrent un moment sans riendire, très émus tous deux, l’un pour des raisons déjà exposées,l’autre par le contrecoup de l’émotion inexplicable qu’il avaitconstatée chez sa filleule.

– Allons, dit enfin Joseph, nous n’avons plusrien à faire ici… Le soleil monte, et l’ouvrage nous attend tousdeux. Retournons… Nous boirons un coup, au bas de la côte, chez leTeinturier, puis nous tirerons chacun de notre côté.

Et, tristement, ils revinrent sur leurs pas.Mais, à peine reprenaient-ils la descente vers le Céor, qu’ilsvirent venir vers eux, grimpant en hâte le chemin escarpé, suant etsoufflant, son chapeau dans une main et sa canne dans l’autre, unprêtre que Garric reconnut, tout le premier.

– Monsieur le curé de La Garde !s’écria-t-il.

– Que dis-tu ? fit Joseph… Paspossible !… Mais si, c’est bien lui… Où courez-vous donc sivite, monsieur le curé ?

L’abbé Reynès leva les yeux, reconnut ses deuxamis, et s’arrêta net, le geste las et découragé. Il souffla uninstant, puis, avec effort :

– Je courais après vous… Et j’arrive troptard.

– Trop tard, en effet, fit Joseph, si c’étaitpour donner quelque commission à ma nièce, qui part pourVillefranche.

– Trop tard pour l’empêcher de partir, monpauvre Joseph.

– L’empêcher de partir ?…

– Essayer, tout au moins.

– Ah çà ! que voulez-vous dire ? Mafilleule a reçu une lettre de sa tante la religieuse, qui lui ditqu’elle est souffrante et qu’elle désire l’avoir quelques joursauprès d’elle… Pourquoi l’auriez-vous empêchée ?…

– Voilà bien ce que je craignais, ajouta leprêtre en remettant son chapeau et en frappant de sa canne sur lechemin. La chère petite a eu jusqu’au bout le courage – ou lafaiblesse – de cacher son secret, et de laisser croire qu’ellen’allait que visiter une malade…

L’oncle Joseph regarda Jean comme pour leprendre à témoin de ce que ces paroles avaient d’incompréhensible.Garric, stupéfait aussi, restait bras pendants et bouche bée.

– Voyons, voyons, monsieur le curé, repritJoseph, il y en a un de nous qui a reçu un coup de soleil sur lanuque et qui bat un peu la campagne.

– Plût à Dieu, mon pauvre ami ! Mais noussommes bien tous dans notre bon sens, et je ne parle que tropclair. Votre nièce s’en va avec l’intention de se fairereligieuse.

Un double cri partit à la fois de la gorge deJoseph et de Jean :

– Linou ?

– Religieuse ?

– Oui, mes amis. Voici la lettre d’elle qui mel’apprend… Je l’ai reçue, il y deux heures ; j’ai couru tantque j’ai pu… Il m’aurait fallu des ailes.

Il avait entraîné ses deux interlocuteurs prèsde la haie, à l’ombre d’un pommier, et il commença à leur lire lalettre de la jeune fille.

Mais il n’était pas au milieu que Josephl’interrompait violemment :

– C’est de la folie, de la folie pure !Linou, elle, si attachée aux siens, et si franche, partie pour lecouvent sans en rien dire à personne, hypocritement etlâchement !… Mais on me l’aurait donc ensorcelée ?

– Il n’y a là aucune sorcellerie, Joseph. Lapauvre petite savait bien que si elle révélait son projet à sesparents…

– Elle le cache à ses parents, et elle vous leconfie à vous ?… Mais c’est vous, alors, qui lui avez dictécette lettre, monsieur le curé !… C’est vous qui avezendoctriné, enveloppé cette petite… C’est vous qui l’avezfanatisée… Ah ! les prêtres ! les prêtres !

– De grâce, mon ami, écoutez jusqu’aubout…

– J’en ai assez écouté ; j’y vois clair.Je vous dis que vous nous avez volé Aline, oui, volé ; il n’ypas d’autre mot…

Et, se retournant impétueusement vers Jean,qui s’était affalé sur une borne et restait là, atterré etgémissant :

– Es-tu sourd, ou imbécile ? As-tu malentendu, ou si tu n’as pas compris ? On nous prend ma nièce,ta promise, pour l’enfermer dans un couvent, et tu restes là,tranquille comme un saint de bois ?…

– Hélas ! que faire ? quefaire ? répondait le pauvre garçon.

Mais cours donc, nigaud, galope, prends lesraccourcis, rejoins la voiture…, arrête les chevaux…, jetteCarrière à bas, s’il résiste… Je te rejoindrai… Et nous verronsbien…

Garric s’était dressé et faisait mine des’élancer à la poursuite de la diligence.

– Jean ! fit le prêtre avec autorité, jete défends de faire pareille folie… Songez-vous au scandale quevous provoqueriez ? D’ailleurs, mon pauvre Garric, j’ai autrechose à t’apprendre, qui t’affligera aussi, et qui te prouvera que,de toute façon, Linou eût, sans doute, été perdue pour toi.

Le jeune homme, que Joseph essayaitd’entraîner, se dégagea, devint blême et fixa sur l’abbé Reynès unregard de désolation ; il avait deviné : ses craintes ausujet de Mion étaient devenues une certitude. Il se laissa retombersur la borne et pleura silencieusement.

Mais l’oncle Joseph, qui n’avait rien comprisaux dernières paroles du curé, continuait à secouer Garric, qu’iltraitait d’idiot et de poltron… Puis, le voltairien inconscient etillettré qu’il y avait en lui et qui, pour s’être frotté jadis àquelques bourgeois terriens ayant fait leurs études dans leschansons de Béranger et chanté La Parisienne en 1830, en avaitretenu le tour d’esprit et la phraséologie, se donna largementcarrière aux dépens du pauvre curé, ahuri :

– Vous, curé de La Garde, je ne vous aimeplus, je ne vous respecte plus, je ne vous estime plus… C’est vousqui êtes cause de tout… Vous ne valez pas mieux que vos confrères…Ah ! vous peuplez vos couvents de nos plus jolies filles, quevous arrachez à leurs parents et à leurs amoureux pour en faire depauvres recluses condamnées au désespoir ou à l’imbécillité.Attendez un peu ; laissez-nous refaire la République ;elle mettra bon ordre à ça, et saura vous régler votre compteaussi…

L’abbé laissa passer la giboulée, secontentant de répéter, de loin en loin :

– Joseph !… Voyons, Joseph, revenez àvous… Joseph n’écoutait rien… Il interpella une dernière foisGarric :

– Reste là si tu veux, et jusqu’à la fin dumonde, lui jeta-t-il dédaigneusement ; tu n’es qu’un amoureuxde carton ; tu n’as que du sang de rave dans les veines… Je mepasserai de toi… Je retourne à La Capelle raconter à Terrall’enlèvement de sa fille, oui, l’enlèvement… Nous verrons s’ill’approuve, lui, et ce qu’en pense aussi Cadet… J’espère qu’à noustrois, et dussions-nous mettre le feu au couvent, nous enramènerons cette pauvre innocente, que l’on a hypocritementdétournée de son véritable devoir…

Mais, cette fois, l’abbé n’y tint plus ;il se campa devant le furieux, et, résolument, lui saisissant lespoignets :

– Joseph, fit-il d’une voix forte,regardez-moi ! Regardez-moi donc !… Ai-je l’air d’untartufe ? d’un homme déloyal ?… Avez-vous jamais ouï direque j’aie porté la désunion dans les familles ?… Vous croyezque c’est moi qui ai conseillé à Linou d’entrer au couvent ?Quelle erreur !… Et pourquoi l’aurais-je fait ? Avez-vousoublié que j’étais d’accord avec vous pour lui faire épouser Jean,que voilà ?…

L’oncle Joseph se taisait. Le prêtrecontinua :

– J’ai quitté La Capelle depuis cinqans ; votre nièce n’était encore qu’une enfant… Depuis, jel’ai revue, de loin en loin, deux fois l’an peut-être, et toujoursdans sa famille, jamais au confessionnal, ni au presbytère… Je nesuis plus son directeur de conscience ; quand aurais-je puagir sur elle ?… La vérité, mon pauvre ami, – car je suis sûrque vous serez toujours mon ami, – la vérité, c’est qu’aussitôt quej’ai connu le projet de votre filleule, je l’ai combattu de monmieux, et que, je le répète, j’accourais pour le combattre encore…Voyons, Joseph, vous qui êtes intelligent, répondez à cettequestion : pourquoi serais-je là, si j’avais conseillé à cetteenfant d’entrer en religion ? Est-ce qu’aujourd’hui, enrecevant sa lettre, je ne serais pas resté chez moi à me réjouir dusuccès de mes efforts ?… Je ne suis venu que pour tâcherd’obtenir que la chère petite ajournât son départ, réfléchîtencore… Et je suis arrivé un quart d’heure trop tard. Voilà lavérité, toute la vérité, je vous l’affirme, Joseph… Et vous lesentez bien.

Il parlait avec un bel accent de franchise quiemportait la conviction. La figure de l’oncle Joseph s’étaitdétendue, sa bouche avait perdu son pli sarcastique ; son œilnoir s’était radouci et s’embuait un peu.

– Mais alors, fit-il, quand et commentavez-vous connu les intentions de ma filleule ?

– Le mois dernier, quand vous m’avez chargé,vous et Garric, d’aller lui demander si elle ne voulait paspardonner à celui-ci, lui rendre son affection, et lui promettre denouveau sa main… Elle m’a répondu qu’elle s’était promise àDieu.

– Hé ! il fallait aussitôt avertir sesparents…

– Afin d’occasionner une rechute, peut-être lamort de Rose, qui relevait à peine de maladie, de soulever lescolères de votre frère et de son fils… Et puis, j’espérais la fairerevenir encore sur sa détermination…

– Vous a-t-elle dit à quel moment et pourquoielle avait résolu de faire ce coup de tête ?

– Un coup de tête ? Vous traitez bienlégèrement, mon bon Joseph, un serment, un vœu prononcé devant lecrucifix, la nuit où votre belle-sœur faillit mourir !

– Quoi ! C’est alors ?…

– C’est alors, oui… La veille, le soir deNoël, la pauvre petite avait appris, par hasard que Jean l’avaittrompée…

– Ah ! je devine ! s’écria Garric,se rapprochant subitement ; oui, oui, je suis la cause detout…

– Le point de départ fut tel, en effet… Tupeux t’imaginer la douleur que la révélation de Pataud causa à uneâme aussi délicate et aussi aimante !… Là-dessus, Rose tombegravement malade… La pauvre enfant la croit perdue ; elle sejette aux pieds du Christ et lui offre sa vie pour sauver celle desa mère.

Joseph l’interrompit vivement.

– Mais des vœux faits dans ces conditions necomptent pas, vous le savez bien.

– Comment, ils ne comptent pas ? Mais si,mon vieil ami, ils comptent, et beaucoup même… Je ne dis pas quel’Église ne puisse pas en dégager…

– Hé ! c’est ce que je veux dire ;et c’est ce que vous deviez dire à Linou…

– Je lui ai dit tout ce que j’ai dû, j’ai faittout ce que j’ai pu… À un moment, j’ai cru avoir réussi. Au fond,Linou aimait toujours Jean, malgré sa faute ; elle eut deshésitations, puis un franc retour vers lui.

– C’est vrai, s’écria douloureusement le jeunehomme ; le jour des Rameaux, devant sa mère, elle m’avouaqu’elle m’aimait toujours.

– Seulement, son père, qui vous avait surprisensemble, intervint violemment pour lui signifier qu’il neconsentirait jamais à ce qu’elle t’épouse… Et, la nuit suivante, samère parut reprise de son mal ; nul doute, pour la pauvreenfant, que ce ne fût là une punition, tout au moins unavertissement suprême… Vous voyez comme tout s’est enchaîné…

– Oui, oui, fit douloureusement Jeantou ;par ma faute, monsieur le curé ; moi seul suis coupable, oncleJoseph ; seul, je devrais souffrir, et pas elle, ni vous.

– Oh ! tu souffres aussi, mon garçon,répliqua le prêtre ; et tu souffriras autrement encore ;il le faut bien : toute faute doit être expiée… Seulement,puisqu’elle se sacrifie, elle, la douce mignonne, elle qui n’a étéqu’imprudente, en une heure d’affolement, et pour sauver sa mère,une part de ses mérites te reviendra, si tu sais t’en montrerdigne… Elle fait ce qu’elle croit être son devoir ; es-tu bienrésolu à faire le tien ?

– Montrez-moi où il est, monsieur lecuré : pour n’être pas trop indigne de Linou, je m’efforceraide le remplir.

– Je te l’indiquerai tout à l’heure, enretournant à La Garde…

– Oh ! vous pouvez parler tout de suite,et devant Joseph… Il m’aimait, lui aussi, il me croyait un honnêtegarçon ; qu’il sache à l’instant combien je valaispeu !

– Soit, reprit le curé après une hésitation.Eh bien ! j’ai des nouvelles sérieuses de Mion. La malheureuseparaît bien être dans l’état que révélait sa lettre ; et ellesera bientôt sans place, peut-être, avec l’hôpital en perspective…Si tu m’en crois, Jean, tu partiras pour Montpellier, après ententeavec Pierril, et avec les instructions que je te donnerai.

Le pauvre farinel demeura atterré. Ils’attendait pourtant, depuis quelques jours, à de semblablesnouvelles ; mais, il essayait de se persuader qu’il rêvait,qu’il avait le cauchemar, que le réveil le délivrerait…Hélas !

Un moment, il resta campé au milieu du chemin,à se demander s’il n’allait pas courir à la poursuite de la voiturequi emportait Linou, quitte, l’ayant rattrapée, à se jeter sous lesroues pour en finir… L’abbé Reynès lut cette tentation dans leregard et dans les poings crispés du malheureux. Il alla vers lui,lui prit le bras.

– Viens, Jeantou, fit-il avec douceur etautorité.

– Je vous obéis, répondit enfin le jeunehomme, éclatant en sanglots.

– Et tu obéis à Aline, en m’obéissant, conclutle prêtre ; sa lettre, que j’achèverai de te lire, te leprouvera.

Durant toute cette scène, l’oncle Joseph étaitresté silencieux ; mais on sentait qu’une lutte sourde selivrait aussi en lui, avec des péripéties de révolte et derésignation.

L’abbé Reynès se retourna vers lui :

– Et vous, mon pauvre ami, vous allez, commesi de rien n’était, faire votre travail à Castaniers. Je monterai àLa Capelle, demain ou après-demain je vous le promets ; etj’annoncerai aux vôtres ce qu’il faut leur faire pressentir ;j’amortirai un peu le choc à la malheureuse mère. Elle est bonnechrétienne ; elle se résignera… Terral s’emportera bien unpeu, Cadet aussi ; mais il n’en sera que cela. Votre neveun’étant pas soldat, on le mariera, et on économisera la dot deLinou… C’est la vie, mon bon Joseph… Et le moulin de La Capellecontinuera à faire ses joyeux tic tac, comme par le passé.

– Sans doute, sans doute, soupirait le pauvreparrain… Mais moi, monsieur le curé, que voulez-vous que jedevienne sans ma filleule ?

– Si elle s’était mariée, mon ami, vous nel’auriez pas eue beaucoup plus avec vous… Vous bercerez, un jour,les enfants de votre neveu. Vous resterez un peu plus souvent – carvous avez mon âge et nous ne sommes plus jeunes – dans la maisonnatale, auprès de votre excellente belle-sœur, que vous défendrezparfois contre l’humeur autoritaire et emportée de son mari… Etvous serez bien aise, – si Linou persiste à se faire religieuse, cequi n’est pas encore absolument certain, car il y faut unapprentissage, un noviciat assez long ; et puis, il n’est pasdit non plus que Jean ramène de Montpellier la fille de Pierril, niqu’il l’épouse, quoique ce soit son devoir… Mais, enfin, si leschoses se passent ainsi, par la volonté de Dieu, vous serez bienaise, mon bon Joseph, de revoir, de loin en loin, la douce petitenonne, qui vous apportera un chapelet béni par le pape et quipriera, là-bas, pour que vous fassiez une bonne fin, et qu’ellepuisse vous retrouver là-haut, un jour.

Et l’oncle Joseph, résigné, ému et docilecomme un enfant, marchait à côté du prêtre, enbalbutiant :

– Vous avez une façon d’arranger les choses,vous autres !…

FIN

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