Moulins d’autrefois

Chapitre 2

 

Lorsque Garric arriva aux Anguilles, il futsurpris de trouver l’écluse vomissant à plein déversoir toute l’eaudescendue inopinément de l’étang de La Capelle. Il crut à quelqueaccident aux roues ou aux leviers, et hâta le pas. Le moulin étaitsimplement arrêté faute de meunier ; et plusieurs valets ouservantes de ferme, avec leurs attelages, attendaient, furieux,devant la porte, qu’on voulût bien muer leur grain en farine.

En hâte Jean emplit les trémies, leva lavanne, mit en marche le blutoir, s’efforça d’apaiser les bouviersen donnant une brassée de foin à leurs bœufs, et parvint à réparerà peu près le dommage occasionné par la fugue de son maître, etaussi – il ne se le dissimulait pas – par son retard à lui auprèsde Linou, au moulin de La Capelle. Le dernier setier de seigles’égrenait de l’augette dans le tambour, quand on aperçut Pierrilqui descendait le raidillon, titubant, chantant faux et àtue-tête.

– Qu’est-ce que je disais ? s’écriagaiement le bouvier des Devèzes. Il vient d’arroser la farineamassée depuis quinze jours dans son gosier… Il paraît, d’ailleurs,que rien ne donne soif de vin comme de voir couler l’eau.

Et tous de rire bruyamment de l’air ahuri del’ivrogne arrêté devant la passerelle qui, du sentier de traversevenant de La Garde, enjambe le ruisseau et donne accès au moulinpar la porte du pignon, quand on veut éviter les détours du cheminque suivent les attelages.

Il restait à Pierril assez de lucidité pourpressentir un danger, car le ruisseau coulait à pleins bords, etlui ne se sentait pas très solide sur ses jambes. Et puis, les voixet les rires des plaisants le troublaient un peu. Celui des Devèzeslui criait :

– Attention, Pierrillou, il n’y a pas degarde-fou, et ce serait dommage de mouiller le vin que tu asbu…

– Le fait est, répondait le meunier, quedepuis longtemps je n’avais vu pareil déluge… Il a donc plu depuisque je suis parti ? Je ne m’en serais pas douté… En tout cas,il est bon de faire un bout d’oraison avant de s’aventurer…

Il se découvrit, en effet, joignit les mainset ironiquement psalmodia :

– Ô vin rouge, bon vin rouge de Broquiès et deBrousse, protège ma droite, vin blanc doux de Gaillac, vin blancsec de Lincou, soutiens ma gauche si elle faillit.

– Amen ! hurlèrent joyeusement lesbouviers.

Et Pierril se risqua, hésitant, sur lapasserelle formée de deux poutres non équarries, mal assemblées etlaissant voir, à travers les fagots de broussailles et les mottesde terre qui les reliaient, l’écume de l’eau grondant au-dessous.Cent fois, le meunier avait passé là, même de nuit, sans encombre.Mais cette fois, soit que le dieu des ivrognes l’eût abandonné etque le diable s’en mêlât, soit qu’il fût troublé par les rires etles railleries des valets, il s’arrêta au beau milieu de lapasserelle, oscilla comme un arbre coupé, pencha à droite, voulutse rejeter brusquement à gauche, glissa sur l’aubier humide d’unedes poutres et tomba dans le courant. Ce fut un cri général… Jeanse précipita en aval, attendit son maître à un étranglement duruisseau, se cramponna d’une main à un saule, empoigna de l’autrele noyé par le fond de sa culotte et le hissa non sans peine, surla berge, à demi suffoqué, à demi dégrisé aussi, geignant comme unenfant, puis jurant comme un damné.

On le porta devant le feu. Sa femme selamentait, jetait des genêts secs sur les chenets ; mais,malgré la flamme haute et joyeuse, Pierril grelottait : ilfallut le coucher. La fièvre et le délire se déclarèrent, etJeantou dut partir chercher Cabirol, le médecin de Saint-Jean, uneespèce de docteur Tant-Pis, à moitié fou, qui terrifiait sesmalades en leur déclarant, dès l’abord, qu’ils étaient f… us, – cequi ne l’empêchait pas d’en remettre quelques-uns sur pied.

Cabirol arriva au trot d’une jument étique,diagnostiqua une congestion pulmonaire double, et repartit, disantà Garric qu’il ne reviendrait que si, le surlendemain, iln’apprenait pas que le meunier était trépassé…

Et le pauvre farinel fit une seconde fois lesquinze kilomètres qui séparent La Garde de Saint-Jean pour allerquérir les remèdes, sangsues et ventouses, et mettre à la poste unelettre, par lui écrite tant bien que mal sous la dictée desPierril, qui réclamaient à grands cris leur fille Mion.

Le malade passa quelques journées et surtoutquelques nuits terribles. On fit venir le curé de La Garde,l’ancien curé de La Capelle, l’abbé Reynès, celui-là même qui avaitpréparé à leur première communion Aline et son ami Jean. C’était unprêtre excellent, dévoué, charitable, et aussi plein d’esprit, debonhomie et de rondeur, un peu gaulois même à l’occasion, etn’ayant peur ni des choses ni des mots. Pierril l’accueillait en setournant vers la muraille. Mais l’abbé en avait vu d’autres :il eut recours aux grands moyens, et fit au malade une tellepeinture du cercle de l’Enfer réservé aux meuniers voleurs etivrognes, que le pécheur, terrifié, se confessa, jura de ne plusboire que de l’eau, et reçut les derniers sacrements avec une piétéédifiante. Et, le troisième jour, Cabirol étant revenu, il ne putcacher sa surprise d’avoir été « mis dans le sac », commeil disait, par cette canaille de meunier.

– Je te rattraperai, grogna-t-il… Enattendant, tu peux te considérer comme à peu près sauf pour cettefois, à condition de ne pas retourner à La Garde de six semaines,et de ne boire que de l’eau de prunes ou du bouillon de veau.J’attends en récompense le premier plat de truites que tu pêcherasou le premier levraut pris à tes collets. Bonsoir.

Pierril, rassuré, put, deux jours plus tard,se convaincre qu’à quelque chose malheur est bon. Le soir, à uneheure avancée de la nuit, au moment où Garric, fatigué d’unejournée de rhabillage des meules, et de toutes ses courses après lemédecin, le curé et les remèdes, venait de grimper au galetas oùétait sa maigre couchette, il entendit le bruit d’une carriole quis’arrêtait devant le moulin… Presque aussitôt on frappa à laporte ; et, à la question de la meunière : « Qui estlà », une voix de femme répondit :

– C’est moi, Mion…

La fille de Pierril était revenue.

Jean entendit le bruit du verrou qu’on tirait,de grandes exclamations, des baisers, les gémissements trempés delarmes, et pourtant quasi joyeux, du meunier. Il risqua un œilcurieux par une des fentes du plancher, et aperçut, écroulée aupied du lit du malade, une grande personne en vastes falbalas, dontle chapeau et le buste cachaient la tête et l’oreiller de Pierril,tandis que la jupe – c’était le beau temps de la crinoline –couvrait presque tout le parquet, entre l’alcôve, la table et lefoyer. Plus de doute : c’était bien là cette Mion que lui,Garric, n’avait jamais vue, mais dont il avait si souvent entenduparler, parfois méchamment, comme par Terral, parfois aussi commed’une bonne fille, par Pierril et sa femme, et même parquelques-uns de leurs clients.

Il se coucha, s’endormit tard, malgré safatigue, et vit d’abord en rêve Linou avec des cheveux roux et unecrinoline. Ensuite, il repêcha trois ou quatre fois Terral senoyant dans la chaussée du Moulin-Bas… Enfin, il poursuivit –voulant crier et ne le pouvant – un loup enragé qui se jetait surson troupeau de la Gineste… L’appel d’un bouvier matinal l’arrachaà ses cauchemars ; et il descendit donner aux meules leurdéjeuner de seigle et d’avoine.

Quand il rentra pour déjeuner lui-même, iltrouva la Mion assise devant le feu et se chaussant. Elle avait sescheveux de comète négligemment tordus sur la nuque, et une bellecamisole blanche flottait autour de sa taille robuste, encore malaffinée par un court séjour à la ville. Elle tourna à demi la tête,au bruit de la porte, et fit un petit salut de la tête au garçonmeunier, qui avait soulevé son chapeau enfariné ; puis, ellese remit à lacer ses bottines. Mais la meunière, qui revenait dedonner à manger à ses cochons et à ses oies, s’empressa deprésenter sa fille à son farinel :

– C’est notre fille, Jeantou, notre bravefille, notre Mion, qui revient de Montpellier pour soigner sonpère.

Et, aussitôt, une voix dolente sortit del’alcôve ; une main décharnée écarta les rideaux.

– Eh oui, c’est Mion, ma belle Mion, modulaPierril semi geignant, semi riant… Oui, c’est bien elle… Je croyaisavoir rêvé, l’avoir vue dans la fièvre… Mais non, c’est ma fille,c’est bien ma fille…

Et il éclata en sanglots. Mion allal’embrasser. Il la tint longuement contre lui.

– Es-tu belle et brave, pourtant !…Regarde-la, Jean. Comment la trouves-tu, la Mion du moulin de LaGarde ?… Et si bonne !… Ah ! j’en connais qui neseraient pas ainsi revenues de la grande ville pour assister leurpère malade, bien sûr…

Il pleurnicha et hoqueta encore. Mions’efforçait de le calmer :

– Mais si, papa, toutes auraient fait commemoi ; c’est si naturel !… Allons, ne pleurez pas ainsi,cela vous fait mal… Pourquoi pleurer ? Vous serez bientôtguéri ; dans dix jours, vous irez à la piste ou à lapêche.

– Tu crois cela, toi aussi, commeCabirol ? Dieu t’entende !… J’ai été bien bas, bien bas,ma pauvre Mion… Ah ! sans ce brave garçon qui mange là sasoupe, et que mon saint patron m’a inspiré l’idée de louer, à lafoire de la Saint-Michel d’Arvieu, j’étais noyé ; l’eaum’emportait jusqu’à Montauban ou jusqu’à Bordeaux… Ah ! je terecommande, fillette, cet excellent Garric… Que devenais-je sanslui ?

La Mion, s’arrachant enfin à l’étreintepaternelle, s’était retournée vers le garçon qui, un peu gêné,baissait le nez dans son écuelle. Elle se leva, et, avec une longuegrâce un peu apprêtée, tendit sa main blanche, ornée d’une bague, àJeantou, qui la prit gauchement dans la sienne en rougissant.

– Merci, Jean Garric, articula la belle roussed’une voix profonde et veloutée. Je savais déjà, par les filsTerral, dont le cadet venait d’arriver à Montpellier rejoindre sonfrère l’avocat, que mon père avait eu la main heureuse en telouant, et que, grâce à toi, le moulin des Anguilles reprenait durenom…

– Ah ! les fils Terral t’ont ditça ? glapit soudain Pierril. Tu fréquentais ces gens-là, lesfils de mon ennemi acharné, qui a juré ma ruine, qui se réjouitquand je suis dans la peine, qui eût fait brûler un cierge, àl’église de La Capelle, si je m’étais noyé… Tu avais là de joliesconnaissances !

– Mais, papa, se récria Mion, courant aumalade et le câlinant de nouveau, vous exagérez tout… Je ne veuxpas défendre le vieux Terral ; j’admets qu’il ait des tortsenvers vous…

– Des torts ! des torts !… C’est unmisérable, je te dis…

– Soit, papa ; ne vous mettez pas encolère… Terral est un mauvais voisin, je suis d’accord avec voussur ce point… Aussi, je ne parlais que de ses fils, qui ne luiressemblent pas, je vous assure… L’aîné, qui est avocat, m’a aidéeà me placer chez un de ses confrères, dont la dame paye bien etn’est pas regardante… Et le cadet, Fric, m’a paru vif, éveillé,toujours prêt à rire et à s’amuser…

– Tiens, tiens, pensait Jeantou, qui, ayantachevé sa soupe, fermait son couteau et se levait de table, la Mionaurait-elle essayé d’attirer le cadet Terral dans sestoiles ?…

Et, ayant salué silencieusement, il retourna àses meules.

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