Moulins d’autrefois

Chapitre 3

 

L’oncle et la nièce, ne voulant pas traverserle village, le contournèrent par la droite, en s’engageant dans lechemin creux dit de la Garenne, qui passe à peine à cent pas duVignal. Joseph marchait devant ; Linou suivait, pleurantdoucement et essuyant ses yeux, qui s’emplissaient de nouveau. Aupremier coude du chemin, elle entrevit le cimetière, sur sa gauche,à l’ombre de l’église. Elle se signa et donna une pensée aux morts.Au détour suivant, elle s’approcha du mur moussu à hauteur d’appui,par-dessus lequel elle savait qu’elle apercevait la maisonnette desGarric. Mais, au même instant, de l’autre côté du mur, dans le pré,arrivait courant Jeantou, qui, depuis avant l’aube, guettait ledépart de son amie. Un double cri :

– Jean !

– Linou !

L’oncle se retourna, surpris.

– C’est toi, farinel ?… Que fais-tu parlà ?

Jean, un peu confus, un peu essoufflé aussi,balbutiait… Il était venu chercher quelques effets, avait appris desa mère le départ de Linou pour Villefranche, et avait voulu, avantde retourner aux Anguilles, lui souhaiter un bon voyage.

Linou n’avait certes point prévu pareillerencontre ; mais il était écrit qu’aucun déchirement ne luiserait épargné. Il lui fallait maintenant mentir à son ami, commeelle avait, en somme, menti à ses parents, et refouler encore lespleurs qu’elle avait espéré pouvoir enfin laisser couler librement,son parrain n’y voyant que l’attendrissement naturel d’une enfantqui, pour la première fois, quitte sa mère.

– C’est bien aimable à toi, Jeantou, réponditavec effort la jeune fille de t’être levé si matin pour me direadieu… Merci !

Il eût voulu répondre :

– Levé matin ? Je n’ai pas dormi ;j’ai été rôder sous ta fenêtre ; puis, j’ai écouté, depuis lechant du coq, les premiers pas qui sonneraient sur le chemin…

Mais la présence d’un tiers, quoique ce tiersfût son grand ami, l’intimidait ; il garda le silence.

– Et ton maître, fit Joseph, est-il redevenuassez matinal pour lever la vanne du moulin en tonabsence ?

– Ma foi, répondit Jean, pour une fois, l’eaum’attendra dans l’écluse, ou, tout au moins, les clients devant laporte… Vous allez à Saint-Amans, sans doute ; je vais avecvous jusqu’à Saint-Amans.

– Oh ! voyons, Jean, observa gravementLinou, ce n’est pas raisonnable… Toi, si consciencieuxd’habitude…

Le jeune homme hésitait ; mais l’oncleJoseph, qui, une fois au travail, faisait scrupuleusement sa tâche,estimait que, de temps à autre, pour chasser ou pêcher, ou même paramour de la camaraderie, une demi-journée perdue ne tirait pas àconséquence. Il fit donc bon accueil à l’offre de Garric, et semontra enchanté de faire route avec lui.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, je t’indiquerai desraccourcis pour le retour qui te permettront d’être à La Garde àdix heures, au plus tard.

Ils cheminèrent donc ensemble, tantôt les deuxhommes devant et la jeune fille à quelque pas, triste et pensive,et s’efforçant de ne plus pleurer : tantôt Jean revenant verselle pour s’emparer de son paquet, ou lui tendre la main au passaged’un ruisseau, ou écarter les branches des noisetiers et des houxdans les sentiers trop étroits. Mais il n’osait pas lui parlerd’amour ; et elle, le cœur serré, restait muette, tremblanttoujours de laisser échapper son grand secret.

Ces pays du Ségala, à fin d’avril, sont unefête pour les yeux, pour l’oreille et pour le cœur. Sur lescollines et sur les plateaux les seigles, tous semés à l’automne,sont déjà hauts et ondulent sous la brise, laissant s’essorer desmilliers d’alouettes qui montent en trillant vers l’azur. Les boiset les bouquets de hêtres ouvrent leurs feuilles d’un vert tendreet léger ; les premières sont apparues dans quelque combe bienabritée, si menues d’abord qu’elles ne masquent pas les merisiersfleuris dont elles ne font qu’aviver la blancheur. Puis elles sedéplient, s’étendent, escaladent les sommets, déferlent sur lespentes voisines. Les chênes, plus tardifs, saupoudrent à peined’émeraudes leurs rameaux robustes, tandis qu’entre leurs troncsgrisâtres on voit encore les taillis avec les feuilles rousses del’hiver et les houx d’un vert cru et comme vernissé.

Au-dessous des bois, sur les ruisseaux clairset chantants où fuient les truites, les aulnes et les saulesdessinent des méandres, où l’or des châtons velus se marie au vertrougeâtre des premières feuilles.

Les prés, fauves encore sur les pentes élevéesmais verdoyants déjà autour des sources, font briller comme unréseau d’argent leurs rigoles d’irrigation pleines jusqu’au bord,et leurs petits déversoirs changés en éventails de pierreries. Lesanémones, les primevères et les renoncules d’or y poussent parjonchées.

Autour des fermes et des mas, tranchant sur levert sombre et immuable des « griffoules », les prunierset les poiriers en fleur bruissent d’abeilles et d’oiseaux. Dansles petits chemins on enjambe des ruisselets qui bavardent sur legravier, ou l’on marche sur des gazons semés de pâquerettes etbordés de pervenches.

Et, au-dessus de toutes ces merveilles de vieet de fraîcheur, un ciel tout neuf, récemment lavé, d’un bleutendre et profond, traversé par moments de nuages ouatés qui s’envont à la dérive, sans hâte et sans but. Quand on passe d’un vallonà l’autre, et qu’arrivé sur la colline qui divise les eaux ons’arrête pour souffler un peu, et pour admirer aussi, le regardplonge dans un horizon immense qui s’étend d’un côté jusqu’auxCévennes sombres et aux monts de Lacaune qui les continuent ;de l’autre, jusqu’aux Pyrénées où le Canigou étincelle, tandis que,plus à l’ouest, s’étendent les riches plateaux et leschâtaigneraies de Ceignac et du Calmontois, et qu’au nord seprofile le clocher de Rodez, haut de trois cents pieds, ajourécomme une dentelle, et surmonté d’une vierge dorée qui flamboiecomme un phare.

Ah ! l’admirable matinée pour un voyaged’amoureux, sous l’œil indulgent d’un parrain tendre et gai, siAline et Jean avaient eu le cœur libre d’en goûter la fraîcheur etle charme ! Mais l’une avait le sien déchiré par cetteprolongation inattendue d’une affreuse lutte, et l’autre était,nous l’avons vu, en proie à une inquiétude vague, à de confuspressentiments, depuis la scène avec Pierril, la lettre de Mion, etl’envoi de celle de M. le curé de La Garde au frère aîné deLinou. Il avait beau se rappeler dans quelles conditions il avaitsuccombé aux avances provocantes d’une effrontée, essayer de serassurer en pensant que celle-ci ne le nommait même pas dans salettre, quelque chose comme un remords grandissait chaque jour enlui ; l’appréhension d’un châtiment le hantait et lui gâtaitle bonheur de marcher à côté de celle qu’il aimait toujours,d’effleurer son épaule ou sa main dans les chemins étroits, ou mêmede l’arrêter pour détacher du bas de sa robe une griffe d’églantierou de ronce qui l’avait happée au passage. Aussi, le renouveauavait beau verdir les bois, fleurir les haies et les gazons, fairechanter les alouettes, les pinsons et les merles, répandre sur lacampagne enamourée toutes les joies de la résurrection, les deuxjeunes gens allaient, quasi silencieux, et ne répondant que parcondescendance aux phrases admiratives de l’oncle Joseph, le seuldes trois qui jouît pleinement de cette féerie printanière. Detemps à autre, il se retournait pour montrer une perspective, uncoin de bois, un chêne ou un châtaignier vénérable tout surpris detrouver chez sa nièce et chez Jean un si faible écho à sonenthousiasme de poète agreste et inédit.

– En voilà des amoureux ! bougonnait-il àmi-voix dans sa moustache grise ; même au mois de mai, ils nedégèlent pas…

Et il reprenait sa marche en éclaireur,quittant même parfois le chemin pour sauter dans une friche ou dansun pré et prendre des raccourcis dont il détournait sa nièce, sousprétexte qu’elle y laisserait ses souliers, ou y tremperait sesjupes, en réalité pour donner aux jeunes gens toute liberté deparler de leurs sentiments et de leurs projets. Hélas ! ilignorait le secret de l’un et de l’autre, et la peine qui leurserrait le cœur et les lèvres ; et il ne voyait que gaucherieou timidité dans une réserve qui le déroutait.

Cependant, on passait mas et hameaux,ruisseaux et bois, et de maigres plateaux sans arbres, privésencore de l’or des genêts et de la pourpre des bruyères, maisanimés par les sonnailles des troupeaux, les chants des bergers,des laboureurs et de mille oiselets.

Avant de franchir la vallée étroite etprofonde du Céor, ils s’arrêtèrent un instant pour permettre à lajeune fille de souffler, à un carrefour de chemins que domine unetrès ancienne croix de pierre, toute vêtue de mousses et delichens. Linou s’assit sur le piédestal, un bloc de granit nontaillé. L’oncle Joseph commençait une histoire, une légende plutôt,qui se rapportait à ce carrefour, lorsque le clocher deSaint-Amans, dressé en face, de l’autre côté du ravin, lança degais appels pour un baptême sans doute, ou pour un mariage. Cescarillons ne différaient guère de ceux des cloches de LaCapelle-des-Bois. Aussi, Linou porta-t-elle la main à son cœur etparut-elle près de défaillir. Jeantou s’empressa auprèsd’elle ; mais elle se releva au prix d’un effort héroïque,répondit que le soleil l’avait seulement un peu étourdie, etdemanda qu’on se remît en route : elle avait hâte d’en finir,d’obéir à l’appel des cloches et aussi, peut-être, d’une petitealouette qui montait de la friche, au-dessus de la croix, et dontle chant, de l’azur, semblait lui dire, comme autrefois dans le préde l’étang :

– Arrive ! Arrive !Arrive !

Ils descendirent donc encore une pente,gravirent encore une montée – la dernière – et s’arrêtèrent à deuxcents pas du village, à la croisée de trois routes, devant uneauberge de rouliers, près d’un vaste tilleul connu de tout le payset sous lequel s’abritent de la pluie les processions des paroissesqui viennent demander à Saint-Amans du soleil, et du soleil cellesqui viennent implorer de la pluie.

L’oncle Joseph essayait de cacher son émotion– car il était ému sans trop s’expliquer pourquoi – pard’intarissables plaisanteries sur les gens de Saint-Amans, sur lesmiracles qui s’y étaient accomplis, sur la diligence et l’attelagede rosses du père Carrière, – le conducteur, – dont on apercevaitdéjà, sur les lacets de la route qui monte du Céor, l’équipageantique, grinçant et cahotant, et dont on entendait le fouet et lesjurons ; les bons mots et le rire, un peu forcé, du cherparrain demeuraient sans écho. Il aurait voulu entrer à l’auberge,espérant que quelques verres de vin rendraient un peu de gaieté aumoins à son jeune compagnon ; mais l’attelage débouchait surle plateau où se dressent l’église, le clocher et le presbytère deSaint-Amans, et la voiture avait déjà du retard.

En voyant trois personnes plantées au bord dela route, le vieux Carrière ouvrit tout grands ses yeuxembroussaillés sous la visière de la casquette en peau de loupqu’il portait en toute saison ; mais il fit la grimace quandil apprit de l’oncle Joseph qu’Aline seule montait dans sacarriole, – dans son « corbillard », avait dit, end’autres circonstances, l’incorrigible railleur.

– Alors, vous êtes venus deux pour accompagnercette jeune perdrix ? interrogea-t-il de sa grosse voixenrouée par l’eau-de-vie, la fumée de la pipe et les brouillards duViaur ; faut-il que vous soyez désœuvrés, dans votrecontrée !… Ça ne fait rien ; on vous la soignera quandmême, cette « menue »… Où faudra-t-il la descendre ?À Rodez ?

– À la Primaube, fit Joseph. Là, vous larecommanderez au courrier de Villefranche. Il vous la rendra, danshuit jours, et vous me la ramènerez ici.

– Entendu, farinel de mon cœur… Tu apporteras,en venant l’attendre, quelques belles truites, tu sais…, de cellesqui ont le dos noir piqueté de rouge, et tu diras à la mèreAngélique, là, à côté (il montrait l’auberge du manche de sonfouet), de les bien faire nager dans sa poêle, avec du persilautour… Je payerai l’apprêt, et, si je n’offre pas la goutteaujourd’hui, c’est que nous sommes déjà en retard et que lereceveur de la poste va bramer comme l’âne de Pomarède… Hardi,mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Linou et l’invitant àse hisser dans la guimbarde poudreuse et disloquée qu’il appelaitsa diligence.

Linou, se raidissant pour ne pas pleurer,serra la main à Jean, qui n’osa pas l’embrasser devant le monde.Comme elle s’approchait de son parrain, celui-ci tira de songousset deux écus de cinq francs et voulut les lui glisser dans lamain, disant à mi-voix :

– Terral n’a pas été, sans doute, bien largeavec toi… On ne voyage pas sans quelque argent de poche ; quisait ce qui peut arriver en route ?…

Et, comme l’enfant refusait, assurant que sabourse était suffisamment garnie.

– Eh bien ! fit-il plus bas, et de façonà n’être pas entendu de Carrière, tu les donneras à ta tante, afinqu’elle fasse un peu prier pour moi, si je mourais tout à coup…

Et, s’efforçant de rire pour corriger le sensde ces paroles :

– Je les boirais, dimanche, d’ailleurs, si tune les prenais pas… Elle accepta ; puis, lui jetant les brasau cou, éclata en sanglots.

– Oh ! mon parrain ! monparrain !… fit-elle.

Et ce mot contenait un infini de tendresse etde déchirement. Il en fut tout interloqué, et il ouvrait la bouchepour réconforter sa nièce ; mais celle-ci s’était déjàarrachée de ses bras et avait grimpé dans la voiture. La portièrese referma. Carrière escalada son siège, fit claquer son fouet, etlança deux ou trois jurons ; et ses pauvres rosses reprirentpéniblement leur petit trot. Aline agita son mouchoir.

– Adieu, parrain ! Adieu,Jeantou !

– Au revoir, Linou !

– À bientôt ! répondirent Garric etl’oncle Joseph.

Et ils regardèrent la patache s’éloigner,décroître, n’offrant bientôt plus à l’œil, entre les deux haiesfleuries et sous le ciel bleu, qu’une espèce d’écran jaunâtre,percé d’un trou carré où s’encadrait un jeune visage, et plus bas,entre les roues en fuite, une bizarre danse de pieds de chevauxboitillant et entrechoquant leurs fers dans la poussière de laroute.

Un coude du chemin la leur déroba.

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