Moulins d’autrefois

Chapitre 6

 

Il arriva à La Garde, sur la petite place,bien avant que la messe commençât. Pour se donner une contenance,il déchiffra, placardée sur la porte du cimetière, entre le porchede l’église et le seuil du presbytère, une affiche imprimée quiannonçait le tirage au sort de la classe de 1868, – pour le 19février, – dans moins de deux mois. Cette nouvelle l’auraitaffecté, l’année précédente ; que lui importait,maintenant ? « Tomber au sort », comme on dit cheznous, c’était alors quitter le pays pour sept ans. Sept ans, commec’était long, surtout pour ceux qui laissaient au logis des parentsbesogneux et vieillissants, une amoureuse en qui tout s’incarnait,vivait et souriait : frais souvenirs d’enfance, premier amour– unique amour – et tant de rêves et d’espoirs… La veille, il sefût applaudi d’avoir échappé à un si affreux avenir. À présent, ilaimerait mieux être né un an plus tard, tirer un mauvais numéro, ets’en aller expier sous les drapeaux son inconstance et salâcheté.

Il se détourna de l’affiche et fit un pas versle porche. Quelqu’un le frôla du coude : c’était le curé de LaGarde, qui sortait de la cure, un ostensoir à la main, ets’acheminait aussi vers l’église. Jean salua. Le pasteur dévisageace paroissien, dont la figure ne lui était pas familière… Et,brusquement :

– Mais c’est Jean Garric, de La Capelle, lefarinel des Anguilles ! s’écria-t-il gaiement.

– En effet, monsieur le curé, fit le jeunehomme, rougissant et saluant de nouveau.

Ce curé de La Garde, petit, replet etrubicond, trottinant menu, les yeux très vifs, mais très bonsderrière ses lunettes bleues et sous sa belle auréole de cheveuxblancs, n’était autre, on s’en souvient, que l’abbé Reynès,l’ancien desservant de La Capelle, bien connu de Jean, mais que lefarinel des Anguilles n’avait pas rencontré le soir où, en toutehâte, la Pierrille l’avait fait appeler auprès de son marimalade.

– Tu viens à la grand’messe, Jeantou ;c’est bien. On n’est donc pas tous des païens, à ce moulin desAnguilles ? Tu ne ressembles pas à ton maître Pierril ?Il est vrai que celui-là, j’ai eu occasion de lui nettoyer un peul’âme, récemment ; mais il y a fallu de l’aide, une bonnecongestion pulmonaire… Il est guéri, n’est-ce pas ?

– Presque, monsieur le curé.

– Tu me feras le plaisir, Jean, de venir techauffer un peu, au presbytère, entre la messe et vêpres… Si, si,j’y tiens, insista-t-il en voyant le jeune homme hésiter… Nousparlerons de tes parents, de nos amis de La Capelle… Et puis, j’aiun service à te demander, oui, un service… Ainsi donc, à tout àl’heure… Et que j’entende un peu ta voix au Gloria et au Credo…

Ils se quittèrent au seuil de l’église, aprèsque le prêtre, de ses doigts trempés au bénitier, eut effleuré ceuxde son jeune paroissien.

Jean n’avait pas osé répondre par un refus àl’invitation de l’abbé Reynès ; mais cette visite à la curel’effrayait un peu. Bien que croyant et pratiquant, il n’avaitjamais été à son aise avec les curés. Un prêtre l’intimidaitétrangement ; et il se rappelait que, tout enfant, l’abbéReynès, qui entrait quelquefois chez ses parents, sans façon, commeil entrait partout, n’était point parvenu à l’apprivoiser, ni mêmeà lui faire quitter, pour le venir chercher un sou ou une image, lecoin entre la pendule et l’armoire où il s’allait cacher dès qu’ilapercevait une soutane sur le chemin… Il aimait bien l’abbé Reynès,pourtant, qui l’avait baptisé et lui avait enseigné sareligion ; il le vénérait, mais il le craignait aussi… Quepouvait-il lui vouloir ? Un service ?… Le farinel desAnguilles était-il en mesure de rendre un service à M. le curéde La Garde ? N’était-ce pas là un prétexte pour lui parler dePierril, de Mion peut-être ?… Si le curé se doutait déjà deson aventure ! L’ignorât-il, comment la lui cacher à traversune conversation où le prêtre aurait sur son rustique interlocuteurla supériorité du savoir, de l’expérience, de la pratique de sonministère surtout ?… Ne serait-ce pas presque comme auconfessionnal ?…

C’est donc en tremblant un peu qu’après lamesse, Garric s’en fut frapper à la porte du presbytère. Il setrouva nez à nez avec la sœur du curé, Victorine, vieille filleboiteuse, mais active, remuante et autoritaire, gouvernante etcuisinière à la fois, et qui eût volontiers, si son frère n’y avaitmis bon ordre, mené, non seulement la cure, mais la fabrique, leconfessionnal, la paroisse tout entière. La main vite tendue etlarge ouverte pour recevoir les cadeaux, les« présents », mais lente à s’avancer pour offrir le verrede vin du remerciement, elle accueillit sèchement le nouveau venu,qu’elle ne reconnut pas, ou feignit de ne pas reconnaître, et quine portait ni panier, ni gibecière, ni rien d’où pussent émergerdes poulets ou des œufs, du beurre ou du miel, un lièvre ou destruites.

Jean lui ayant expliqué que M. le curélui avait recommandé de venir à la cure attendre les vêpres, ellefit la grimace et, bougonnant tout bas, introduisit le jeune homme,– non dans la cuisine, où il eût aperçu un chapon tournant à labroche, – mais dans la salle à manger, où flambait un bon feu et oùle couvert n’était pas encore mis.

Il n’était pas assis que le curé entra,accompagné d’un homme de haute taille, légèrement voûté, – quoiquene paraissant guère que la quarantaine, – et dont la tenueindiquait presque un « monsieur ». Dès laporte :

– Ah ! te voilà, Garrigou ! s’écriafamilièrement l’abbé Reynès. Et il lui frappa deux ou trois foissur l’épaule.

– C’est bien, d’être obéissant… Voici monmeilleur ami, dit-il en présentant son compagnon… MonsieurBonneguide, notre maître d’école, – notre instituteur, comme ilsjargonnent à présent… Et voici Jean Garric, fit-il, en montrant legarçon meunier, un de mes anciens paroissiens de La Capelle, quej’ai fait chrétien, il y a vingt ans, que j’ai, ensuite, perdu devue parce qu’il était berger au loin, et qui, je ne sais comment,est devenu farinel au moulin des Anguilles… Un joli trou où tu estombé, pour tes débuts, mon pauvre Jean !… Et quelpatron !… Mais, chut ! Soyons charitables, puisqu’il apromis à Monsieur Cabirol de ne plus boire que du vin de sesanguilles…

Jean balbutiait… Pourvu que l’abbé Reynès nes’avisât pas de parler de Mion !…

– Tu manges la soupe avec nous, n’est-ce pas,Jeantou ? Et, sans attendre la réponse :

– Victorine, un couvert de plus pour Garric,de La Capelle, que tu n’as sans doute pas reconnu, tant il agrandi.

Victorine dévisagea le jeune homme, prononçaquelques mots de surprise aimables dans un sourire figé… Elle seserait bien passée de ce nouveau convive.

Jean essaya de s’excuser… Ses maîtresl’attendraient pour dîner… Il n’avait pas prévenu qu’il nerentrerait pas… Et si M. le curé voulait bien tout de suitelui dire quel service il désirait de lui…

– Ta, ta, ta… Un jour de Noël, meules et sciesse reposent ; et les Pierril ne sont pas gens à s’inquiéter deton retard de quelques heures… D’autant qu’un bon paroissien doitassister aux vêpres, et qu’on est mieux pour les attendre chez lecuré qui doit les dire, et en la compagnie de ceux qui leschanteront, qu’au cabaret de la Mannelle ou de Pipette…

Le farinel dut se rasseoir. Pendant queVictorine mettait le couvert, trois autres invités entrèrent, touschantres au lutrin, à qui l’abbé Reynès, quatre ou cinq fois l’an,aux grandes fêtes, offrait le régal reconnaissant d’un déjeunerplantureux et copieusement arrosé, – comme il convient à tout repasde chantres.

Ce déjeuner fut, d’ailleurs, fort gai. L’abbéétait d’une verve paysanne intarissable et pittoresque ; lemot gaulois, à l’occasion, ne l’effarouchait pas. Il avait mêmel’épigramme un peu trop facile, au dire de plus d’un ; mais sabonté naturelle, sa charité évangélique, adoucissaient sesmoqueries d’un sourire, et la fine blessure n’était jamaisempoisonnée… Il mit très vite ses convives à leur aise, – exceptéGarric, à qui son secret pesait comme une meule de son moulin, etqui n’osait lever les yeux, tremblant que chacun n’y lût sonaventure de la nuit.

Le curé taquina Bénézet, le tisserand, sur safaçon de détonner à l’épître, et le forgeron Panissat sur sa raged’entonner si haut les psaumes qu’il obligeait les gens du fond del’église et de la tribune à s’égosiller en allongeant le cou commedes canards qui s’étranglent, et les pauvres petits écoliers àrester muets comme des goujons.

– Or, il faut qu’ils chantent, ces enfants,comme il faut qu’ils rient et qu’ils jouent. C’est le charme desoffices que des voix enfantines se mêlant à celles des hommes…N’est-ce pas votre sentiment, monsieur Bonneguide ?

– Si, monsieur le curé, répondit le maîtred’école ; et, s’il ne dépendait que de moi, nous aurions unepetite maîtrise pour les jours de grandes fêtes… Mais commentfaire, avec des entêtés comme Panissat et commeCanivinq ?…

– Un ténor ne peut chanter qu’en ténor, et jesuis ténor, claironna le forgeron en se rengorgeant.

– Et moi aussi, se hâta d’appuyer Canivinq, unmaçon court et trapu, à tête socratique, qui avait la spécialitéd’élever des croix de pierre aux carrefours des vieux chemins etd’y tailler des figures ingénues dont il était le seul à ne passourire.

– Vous êtes des ténors, soit, mais vous êtessurtout vaniteux, répliqua M. Bonneguide. Vous chantez commeles dindons font la roue. Il faut qu’on vous distingue. Il faut queles gens du fond de l’église ou du porche disent : « Quelgosier que ce Panissat ! Quels poumons que ceCanivinq ! » Et tant pis pour nos pauvres petits s’ils nepeuvent, sous peine, de se casser à jamais la voix, escalader leshauteurs où planent ces deux grands artistes…

– Bien dit ! cria l’abbé, battant desmains. Belle leçon de modestie !…

– Tout ça, grogna le forgeron, le regardfurieux, c’est de la jalousie… Monsieur le maître n’a pas de peineà rester dans les notes du milieu, avec sa voix grise et sessoufflets fatigués.

Et il ponctua sa réplique d’un rireformidable, auquel fit chorus le rire édenté et graillonnant deBénézet.

– S’il se fatigue les « soufflets »,comme vous dites, sans doute en songeant à ceux de votre forge,intervint le curé, c’est que Monsieur Bonneguide à soixante« drolles » à contenir, à chapitrer et à éduquer du matinau soir. Il cogne moins fort que vous du poing, Panissat ;mais il s’adresse à des têtes presque aussi dures, parfois, quevotre enclume ; et il crache un peu de ses poumons quand vousne donnez que de vos muscles.

– C’est entendu, monsieur le curé ;Monsieur Bonneguide est un excellent maître, on ne peut pas dire lecontraire ; à preuve mon cadet, qui, sous Monsieur Lacoste,n’avait pu apprendre ses lettres en deux ans et qui, en un an, aappris de Monsieur Bonneguide à lire à la messe, dans le manuscrit,et à faire ses quatre règles… Mais cela n’a rien à voir dans lafaçon de chanter au lutrin, et je suis pour la mienne ; àpleine voix et aussi haut et clair que l’on peut, pour que le cielentende !

– Quelle tête !… Mais si les enfants nepeuvent chanter dans ce registre ?

– Ils attendront d’être des hommes etchanteront ensuite comme nous… Les poulets piaillent ; lescoqs seuls sonnent du clairon…

De nouveaux rires approuvèrent, y compriscelui du curé, qui, se tournant vers l’instituteur :

– Mon pauvre ami, il faut nous résigner àsubir la loi des ténors ; nous seuls continuerons à chanterdans la région tempérée, avec nos voix blanches ou grises ;espérons que Dieu nous entendra tout de même, – puisqu’il nous atous deux envoyés ici en pénitence, comme, autrefois, les Hébreuxau bord de l’Euphrate…

– En pénitence ? clama Canivinq ;c’est peu flatteur pour nous, monsieur le curé. Et La Garde – LaGarde-du-Loup, comme se permettent de l’appeler les« castagnaïres » du Vallon – est une paroisse…

– Qui ne vaut pas La Capelle-des-Bois, et tants’en faut, n’est-ce pas, Jeantou ?

– Oh ! monsieur le curé, je suis icidepuis trop peu de temps pour en juger.

– Bon, bon ; tu as peur de tecompromettre auprès des clients de Pierril… Mais La Garde est à LaCapelle ce que le moulin des Anguilles est à celui de Terral ;et tu sais s’ils se ressemblent !

– Il est certain que le moulin des Anguilles,dit Jean, ne vaut pas celui de La Capelle ; et, si les deuxparoisses sont aussi différentes que leurs moulins…

– Toi aussi, blanc-bec ? interrompitPanissat, tu te permets de mépriser la maison et le pays qui tedonnent à vivre ?… Mais alors, braves gens de LaCapelle-des-Bois, de ce merveilleux pays de genêts et de bruyères,que ne restiez-vous là-haut à manger votre pain d’avoine et vosraves ?… Car vous en êtes tous venus de ces contrées, vous,monsieur le curé, qui y avez servi longtemps, et vous, notre maîtred’école, qui êtes sorti, je crois, des Aganitz, – un autre fameuxcausse, celui-là !…

– Hé, mon brave Panissat, fit doucementl’instituteur, nous n’avons pas demandé à venir ici ; et,comme l’a dit tout à l’heure Monsieur Reynès, on ne nous y a pasenvoyés pour nous donner de l’avancement.

– Oh ! non, approuva le curé…Monseigneur, après m’avoir bien lavé la tête, – un peu contraint etforcé, j’aime à le croire, – a ajouté : « Je vous envoiecuré à La Garde-du-Loup », du ton dont Dieu m’auraitdit : « Je te condamne au Purgatoire jusqu’au Jugementdernier. »

Un éclat de rira salua cette plaisanterie, etle ton comique dont elle fut lancée.

– Mais voilà ce que c’est, ajouta l’abbéReynès, que de s’aviser de voter pour le candidat del’opposition…

– Comment, fit Panissat, que la politiquepassionnait, c’est pour cela ?…

– Pour cela seulement ; et encore mesdénonciateurs n’étaient-ils pas sûrs du fait. Mais, comme jefréquentais les Estève de Peyrelève, les Delmon de la Baraque, lesTerral du moulin, – les uns légitimistes, les autres philippistes,les autres républicains…

– Tous mes compliments, monsieur le curé, den’avoir pas baisé la pantoufle au candidat du préfet, à ce piteuxRoucassier, mauvais chicaneur et grippe-sou, laid comme un corbeaudéplumé, et qui, parce que son père lui a laissé un nom estimé, etsa mère, bigote et usurière, quelques bas pleins d’écus, s’est crul’étoffe d’un député et s’est fait coller l’étiquette :« Candidat de l’empereur ! » Tel maître, tel valet,c’est bien le cas de le répéter.

– Et vous, monsieur l’instituteur, hasardaBénézet de plus en plus bégayant et bredouillant à mesure qu’ilvidait son verre ; est-ce aussi pour n’avoir pas voulu votercomme il faut qu’on vous a envoyé chez nous ?

– Non pas, mon ami… Ma disgrâce me vint de moninspecteur et eut pour cause ma façon de comprendrel’enseignement.

– Comment cela ? fit Panissat ;jamais maître d’école enseigna-t-il mieux que vous ? Il mesemble que tout le monde est d’accord là-dessus…

– Mon inspecteur excepté, alors… Voicil’histoire, – une des histoires, j’en eus plusieurs. J’avais cru,sur la foi, d’ailleurs, de très beaux livres, qu’un maître d’école,après avoir appris à ses écoliers à lire, à écrire et à compter,doit leur enseigner aussi un peu de ce qu’il leur faudra pourdevenir de bons ouvriers à la fabrique ou à l’atelier, de bonscommerçants à la ville, à la campagne de bons cultivateurs, etpartout de bons soldats, cela va de soi… Et je faisais de mon mieuxdans cet esprit. Un jour d’été, en pleine fenaison, comme mespauvres petits diables d’écoliers – il m’en restait une douzaine,tout au plus – bâillaient devant leurs livres, et même somnolaientdoucement, parce qu’ils s’étaient levés trop matin pour menerpaître leurs troupeaux, je leur propose d’aller donner un coup demain pour charger le foin au père Pigasse, de La Calcie, dont lafemme était malade et le fils aîné au régiment… Et voilà mesbonshommes soudain éveillés et joyeux. Nous arrivons au pré, etnous nous armons de fourches et de râteaux. Le père Pigasse, ahuri,se met en colère et fait mine de lever son « agulhade »sur l’avant-garde. Mais je lui explique nos intentions : ilest touché jusqu’aux larmes… À l’ouvrage ! Les plus hardisgrimpent sur les deux chars, reçoivent par brassées et tassent sousleurs pieds le foin chaud et embaumé que leur tendent, les reinscambrés, leurs camarades les plus robustes au bout de leursfourches, tandis que d’autres râtellent par derrière le foin restésur l’herbe rase, et que les plus petits, avec des rameaux denoisetier, chassent des yeux, des fanons et des flancs frémissantsdes bœufs les essaims acharnés de mouches et de taons qui lesharcèlent… Et une ardeur, un entrain endiablés… En quelques heures,le pré clos de Pigasse est nettoyé, et des chars hauts comme destours emportent vers la grange de La Calcie un foin fauché, fané etrentré à point, et qui ne fera point tarir les vaches laitièresdurant l’hiver. Et c’est le pauvre Pigasse qui était content !Avec son petit vacher et ses deux filles, – presque des enfantsencore, – il eût employé trois jours à ramasser son foin, quipeut-être aurait été gâté ou emporté par un orage. Aussi,sournoisement, il avait dépêché une de ses fillettes à la ferme,avec commande d’apporter une cruche bien pleine de son petit vin deBrousse, – sans eau. Il fallut boire, tous : les grands à larégalade, les petits dans le fond de leur chapeau renfoncé d’uncoup de poing. Et la cruche était ample, et le soleil chaud. Jen’assurerais pas que les plus jeunes de mes marmots fussent tous,une heure après, bien solides sur leurs petites jambes, et que lepré fauché ne fût pas un peu devenu, pour eux, la vigne duSeigneur. Tout à coup, je vois accourir Toinou, le garçon del’auberge Vigouroux, essoufflé et suant :

« – Monsieur Bonneguide…, un monsieur quivous demande à l’école…

– Un monsieur ? Tu ne le connaispas ? Il n’est pas d’ici ?

– Oh ! non, je ne l’ai jamais vu… Et mêmeil paraît très en colère de trouver la porte fermée… Venezvitement ! »

Je devinais : c’était l’inspecteur,Monsieur Broussaillet, mon ancien professeur à l’École Normale.J’étais dans de jolis draps ! Je fus frotté d’importance, duret longtemps… J’eus beau dire que les petits paysans ont besoin des’exercer aux travaux rustiques…, que le père Pigasse était biendans l’embarras…, qu’il y avait là une question d’humanité, desolidarité… Il ne voulut rien entendre. Il consulta le tableau desclasses, constata que j’avais fait perdre à mes élèves de lapremière division une leçon sur l’accord du verbe avec son sujet etune lecture au Manuscrit ; à ceux de la deuxième, une séanced’écriture et la récitation de huit vers du Petit Savoyard, et, àla troisième, une lecture au treizième carton, plus le chant del’hymne national La Reine Hortense. Bref, il me fit comprendre quej’étais un maître inexact et fantaisiste et que, s’il ne demandaitpas mon déplacement, encore cette fois, c’est qu’il avait été monprofesseur, et qu’il espérait me ramener aux saines pratiques de lapédagogie.

Je ne reçus donc pas mon changement à larentrée suivante ; mais, comme à l’histoire des foinss’ajouta, un peu plus tard, celle de la leçon de géographie dansles gorges de la Durenque…

– Contez-nous encore ça, monsieur Bonneguide,suppliait Panissat.

– Ah ! non, mes amis, je vous feraismanquer les vêpres… Ce sera pour une autre fois…, quand monsieurl’abbé Reynès nous invitera à manger la morue, par exemple leJeudi-Saint… Qu’il vous suffise donc de savoir que, l’annéed’après, Monsieur Broussaillet se montra d’autant plus impitoyablequ’on lui avait raconté qu’aux Aganitz, je ne daignais pas mettreles pieds au cabaret du « Lapin Vert », où fréquentaientles purs, les biens pensants, à savoir : un mouchard du tempsdes Commissions mixtes, un forçat libéré retour de Cayenne et unépicier failli. Je m’attendais à être envoyé à Mandailles, lieu dedéportation ordinaire des instituteurs du Rouergue mal notés ;mais on fut indulgent, et on me nomma à La Garde-du-Loup…

– Qui se félicite grandement de vous avoir,conclut Bénézet.

– Et où nous ne faisons pas mauvais ménage,tous deux, ajouta en riant le curé, ni de trop mauvaise besogne, jecrois.

À ce moment, les cloches sonnèrent.

– Déjà le premier de « vêpres », ditl’abbé ; le temps a passé vite. Et, comme on faisait mine dese lever :

– Rien ne presse, mes amis… Il faut goûter moneau-de-vie de prunes… Victorine ! cria-t-il, la bouteilleplate du fond de l’armoire, à gauche.

Victorine, sans empressement d’ailleurs,apporta l’élixir demandé, que le curé versa de sa main auxconvives. Comme le tisserand bégayait et larmoyait, en cachant sonverre :

– Sarnibieu ! père Bénézet, il faut fairehonneur à ma dame-jeanne, vous aussi… Cela vous donnera du soufflepour entonner le Laudate, tout à l’heure… Pour toi, Jeantou,ajouta-t-il en remplissant le verre du farinel, ainsi que je t’enai averti tantôt, tu vas me rendre un service… À l’occasion del’Adoration perpétuelle, qui aura lieu dans dix jours, comme mesamis les chantres ici présents le savent bien, je suis tenu dedonner à dîner à une douzaine de confrères, dont quelques-uns – àquoi bon le nier ? – aiment assez les petits plats fins… Or,les ruisseaux sont trop gelés pour que je te demande destruites ; mais ce qui est un obstacle à la pêche n’en est pasun à la chasse.

– Pas à la chasse au loup, en tout cas, fitPanissat, puisque Pataud, le frère du meunier de La Capelle, leterrible affûteur que tout le pays connaît, en a encore abattu un,cette nuit, pendant que nous chantions matines.

– Où donc cela ? fit le curé.

– Mais pas loin d’ici, à la bergerie deFonfrège, près de la Croix-des-Perdus.

Garric reçut un choc dans la poitrine, etdevint blême. La bergerie de Fonfrège, c’était l’endroit même où ilavait rencontré Mion !… Panissat continuait :

– Il paraît que Pataud s’était caché dans labergerie, ou plutôt dans la grange qui est au-dessus. Il avaitamené son chien, qu’il faisait crier de temps à autre en luiserrant la queue… Le loup s’est laissé prendre à cetteinvite ; il est venu rôder au clair de lune, et a reçu deuxballes où il fallait… Pataud, qui, quoique boiteux, est robustecorne un chêne tors, est parvenu à porter la bête jusqu’à Fonfrège,dont le maître-valet m’a conté cette histoire à l’issue de lapremière messe.

– Ah ! ce Pataud, s’écria le curé ;c’est bien de lui !

Puis, revenant à Jean, tandis que les chantreset l’instituteur parlaient du loup abattu :

– Donc, Jeantou, puisque moulins et scieriesont immobilisés par la glace, et les chemins impraticables sansdoute à ta clientèle pour quelques jours, ne pourrais-tu allertendre quelques lacets aux bécassines sur les « douzes »des landes, quelques « tindelles » aux grives à pattesnoires, sous les genévriers ? Et, si tu trouvais le moyen dejoindre à une douzaine de ces bestioles deux ou trois canardssauvages, comme l’oncle Joseph du moulin en tuait jadis sur l’étangde Terral, tu aurais bien mérité de mes invités, et je t’en seraistrès reconnaissant.

– On essayera, monsieur le curé, on essayera,répondit le farinel, pressé de s’esquiver… Et merci, grand merci,de vos bontés pour moi.

Et, comme le « dernier » de vêpresachevait de sonner, on se sépara.

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