Moulins d’autrefois

Chapitre 5

 

Au moulin de La Capelle, dans la grande salleenfumée dont les poutres portent en guirlandes lards, jambons,saucisses et saindoux, bottes d’aulx et d’oignons, plus une« échelle » au pain garnie de sept ou huit grosses michesbrunes, et aussi des écheveaux de fil, des cadavres de vipèresdépouillés et enroulés, – remède souverain pour les douleursd’entrailles, – la meunière, la mère Terral, devant un grand feu debois de hêtre, prépare le souper et rêve, selon sa coutume ;car, quoique fille et femme de rustiques, et sachant tout au pluslire la messe dans son paroissien, elle a reçu du ciel le goût etle don de la vie intérieure. Son âme aimante et douce souffre desvulgarités de la vie courante ; elle se replie sur elle-même,dès que la solitude le lui permet. Pas mal de causes de réflexionstristes, d’ailleurs, lui viennent des siens. Son fils aîné aterminé ses études de droit, à Montpellier, mais il ne gagne encoreque peu au barreau, et dépense plus qu’il ne gagne, – sans compterqu’il est en train peut-être de perdre sa foi d’enfant dans leslivres, et son innocence au milieu des mauvaises compagnies… Soncadet, très vif, très intelligent, et qui donnait de si bellesespérances pour l’avenir de la maison, s’émancipe un peu, quittetrop souvent la scie ou les meules pour courir les ruisseaux et lesgenêts avec d’autres braconniers, et s’attarde ensuite plus que deraison dans les cabarets de La Capelle… La fille aînée, mariée, àquatre lieues de là, depuis trois ans, a manqué mourir en coucheset n’est pas encore bien rétablie… Enfin, Terral lui-même, qui futtoujours d’une nature violente, mais qu’un grand fonds de bonté etde gaieté, jadis, ramenait vite de ses colères, rit moins souvent,à cette heure, ne chante plus, et s’emporte pour un rien –peut-être parce que ses affaires périclitent un peu, par suite desdépenses du fils aîné, du laisser aller du cadet, et aussi de laconcurrence dont menacent le moulin de La Capelle divers moulinsdes alentours qu’on s’efforce de monter à l’instar des siens.

Tout à coup, un grincement de portail ouvert…Les oies et les canards sonnent une fanfare dans la basse-cour,deux ombres paraissent au seuil, et Aline Terral et Jean Garricfont leur entrée, portant à eux deux trois lourds paniers dechâtaignes, – ce qui les empêche de passer la porte de front etcontraint la jeune fille à entrer la première, de biais.

– Maman, voici Jeantou qui t’apporte despaniers et une bonne « grélade » dedans.

Son compagnon sourit doucement, arrêté sur leseuil et un panier à chaque main. La mère Terral se lève, toujoursaccueillante :

– Comme c’est bien à toi, mon brave Jean, dene pas nous oublier, et d’avoir aidé ma fille dans sacueillette ! Pose ces paniers et assieds-toi. Linou ira tirerun coup de vin, de la barrique du coin.

– Oh ! madame Terral, je vous enprie…

– Si, si, un verre de vin… Nous avons du paintendre, et du miel, que tu aimes.

Linou, prenant une bouteille vide dans levaisselier et prête à descendre à la cave, se retourne :

– Tu sais, maman ?… Jean quitte sonmaître de la Gineste ; il cesse d’être berger, et va se fairefarinel…

Et elle se sauve au cellier, tandis que legarçon s’assied près du feu et explique à la meunière ladétermination qu’il vient de prendre et les projets qu’il caresse.La bonne femme s’est remise à éplucher ses légumes pour la soupe.Jean s’offre de l’aider, tire son couteau à manche de corne, fendlégèrement l’écorce des châtaignes qu’on fera griller dans unepoêle percée de trous. Le feu flambe, le vent d’autan ronfle dansla vaste cheminée, et le tic tac de la vieille pendule à gaineenfumée scande la conversation de la meunière et du berger, selonle rythme qui convient à ces âmes de simples gens.

Mais, soudain, et au moment même où Aline,remontée de la cave, étendait la grosse nappe brune sur la vieilletable rayée et encochée par cinq ou six générations, un bruit desabots ferrés retentit sur les marches de l’escalierextérieur ; la porte à claire-voie s’ouvrit vivement, et lepère Terral entra. Tous se turent soudain.

Pas bien imposant, pourtant, le meunier.Petit, sec, tordu comme une racine de genêt, vêtu d’un grossiertricot enfariné et sa fine tête casquée de l’éternel bonnet delaine à mèche, que tantôt il redresse belliqueusement comme unclocheton, et tantôt rabat à mi-hauteur sur l’oreille droite ou surl’oreille gauche, il marche d’un pas brusque et saccadé, dardantdroit devant lui le clair regard de prunelles couleur noisette,quelquefois singulièrement adoucies de tendresse, mais le plussouvent dures et pénétrantes comme les poinçons d’acier dont ilpique ses meules bordelaises.

Et il n’était pas de bonne humeur, ce jour-là,le petit Terral, le roitelet, « lou Répétit », commel’appelaient familièrement les plaisants de La Capelle, à cause del’exiguïté de sa taille et de sa pétulance. Le matin même, aumoment où il comptait sur son fils cadet pour l’aider à unrhabillage de meules, il avait vu tomber chez lui, à l’improviste,un groupe de désœuvrés : Gilbert des Prades, un hobereaudégénéré achevant de manger gaiement son patrimoine en partiesfines, et parfois crapuleuses, à la ville, coupées de villégiaturesréparatrices dans les champs ; Pierre Vayrac, retraité descontributions indirectes, grand suborneur de vertusrustiques ; Salvat, l’instituteur nouveau de La Capelle, sansélèves jusqu’à la Toussaint, et que les dix-neuf ans et les cheveuxblonds d’Aline faisaient loucher ; et, enfin, un frère à lui,Terral, surnommé Pataud, un terrible traqueur de fauves, un coureurenragé de bois et un infatigable écumeur de ruisseaux. Tout cemonde allait à la chasse dans un grand vacarme de chiens de toutestailles et de tous poils. Et ils avaient débauché Fric, le filscadet de Terral, qui, une fois de plus, s’était joint à eux. Et cesgens avaient soif, malgré l’heure matinale ; et la barrique dumeunier en avait baissé d’une demi douve… Et puis, en chasse !Et on ne les avait pas revus… Ah ! non, il n’était pas debonne humeur, le petit meunier.

Il passa sans mot dire, sans saluer, allaprendre dans une vieille armoire un marteau, des clous, de lafilasse ; coupa une tranche du saindoux pendu au plafond etdestiné à graisser l’essieu ; et il allait repartir pour sonmoulin, quand Aline l’appela :

– Papa, buvez donc un verre de vin avec JeanGarric, qui nous fait la surprise de nous apporter unapprovisionnement de paniers neufs.

Terral dévisagea le garçon.

– Hé quoi ! toi aussi, berger, tu es envacances ?… Tu as donc fait des raves[2] parlà-haut ?…

– Non, père Terral ; mais je ne suis plusberger depuis hier… Et, si vous aviez besoin d’un coup de main…

– Au fait, puisque Cadet court encore lesgenêts et les bruyères avec tous ces fainéants de La Capelle, – cequi lui vaudra tout à l’heure un « rafraîchissement » enrègle ; car il faut que cette vie finisse…

– Terral, interrompit Rose, suppliante, ne legronde pas trop fort ; tu sais combien il est susceptible…

– Toi, répliqua sèchement le meunier, va voirsi les poules ont pondu… Je sais ce que j’ai à faire…

Il se versa un demi verre de vin, sanss’asseoir, trinqua avec Garric, prit ses outils de la main gauche,un croûton de pain de la droite, et dit :

– Eh bien ! Jean, si tu veux, maintenant,venir m’aider à rabattre ma « courante » sur sa« souche » (cela veut dire la meule tournante sur lameule dormante), je t’en saurai gré.

– Avec grand plaisir, s’écria Garric, quin’eût jamais osé s’attendre à une pareille proposition. Je ne suispas très adroit, mais j’ai les reins assez solides, Dieu merci, etil faudra que votre meule soit lourde si elle les fait fléchir…

Et tous deux se rendirent au Moulin-Bas, ainsinommé parce qu’il est situé à quelques centaines de mètres en avalde celui qui épaule la digue de l’étang, au rez-de-chaussée de lamaison d’habitation, à côté de la scierie.

Et les deux femmes, de nouveau seules,reprirent auprès du feu leurs menues occupations ménagères, – lamère toute triste de la scène qu’elle pressentait, et craignant queson cadet, qu’elle aimait tendrement malgré ses défauts, ne fîtquelque coup de tête ; Linou, elle, plutôt contente del’accueil fait à Jean par son père, et du germe de sympathie seméentre le meunier orgueilleux et despote et le futur apprentifarinel.

Cependant, les deux hommes descendaient auMoulin-Bas, Terral marchant devant, de son allure vive et un peudéhanchée déjà par la cinquantaine, dans un cliquetis de sabots surles pierres, ou de clapotement dans les flaques que font lespetites sources jaillissant partout de ces terrainsschisteux ; Garric suivant, toujours timide, n’osant risquerque quelques vagues propos sur le temps, les semailles et la granderéputation du moulin de La Capelle.

– Oh ! faisait Terral, que cetteappréciation flattait, c’est sûrement un moulin assez bien monté etachalandé. Mes meules ne chôment guère, non plus que ma scierie, etbien des domaines renommés rapportent moins… Mais que de peine, quede frais d’entretien !… Et il faut être adroit, actif, selever avant le jour quand l’eau s’échappe, oisive, et travaillerencore souvent le soir, après la soupe, à la lueur du« calèl ».

Puis, il parlait avec orgueil de son filsaîné, reçu avocat à Montpellier et qui lui avait longtemps coûtémille écus par an ; et de son cadet, qui serait intelligent àrevendre, mais qui avait le tort de fréquenter trop les oisifs deLa Capelle ; et, enfin, de Linette, une jeune personne point« indifférente » du tout, laborieuse et fine comme uneabeille, et qui, dans quelques années, serait un assez beau parti…Ceci, hélas ! Jean ne le savait que trop ; et lesderniers mots de Terral semblaient dire : « Linou n’estpas pour les beaux yeux du pâtre de la Gineste. »

N’empêche que le brave garçon s’acquitta trèsconvenablement de son rôle d’aide meunier, qu’il fit preuved’adresse, de sang-froid et que, la meule courante en place, il nefut nullement tenté, quand Terral la mit soudain en mouvement, àtitre d’essai, et avant de la recouvrir du tambour, de baisservivement la tête, comme un novice, sous l’éclair circulaire qui enjaillissait, témoignant de son parfait équilibre.

– C’est bien, Jeantou ! tu es courageuxautant qu’adroit, tu ferais un bon meunier.

– Merci de ce que vous me dites là, pèreTerral, car je viens de me louer comme farinel, ici près, au moulinde la Garde, de la Garde-du-Loup…

Terral bondit, se campa devant le berger, lesyeux écarquillés et la bouche ouverte de surprise :

– Qu’est-ce que tu dis ? Tu vas demeurerau moulin de la Garde, toi ? au moulin des Anguilles, commenous l’appelons communément ?… Chez Pierril ?…

– Mais oui, père Terral ; c’est une idéequi m’est venue, comme ça, de quitter le troupeau et de me fairemeunier, mécanicien plus tard, si je peux… Est-ce que vous trouvezque j’ai tort ?

– Tort ? Non… Mais qu’est-ce qui te cuitaux yeux d’entrer dans un moulin de misère pareil ? Le moulindes Anguilles ! Sais-tu bien ce que c’est ?

– Je sais que c’est un moulin moins en règleet moins fréquenté que le vôtre…

– Mais il n’existe pas, le moulin desAnguilles, Jeantou ; il n’existe pas… Sa chaussée tient l’eaucomme un crible ; les vaches paissent dans sonréservoir ; ses meules sont usées, ses roues pourries… Il nemoud pas dix setiers de blé dans un an… On m’a conté que, chaquefois qu’on le met en train, il commence par écraser plusieursnichées de rats nés et allaités sur sa meule…

Et, une fois lancé sur ce terrain, Terral, –qui avait le verbe pittoresque, comme ses frères Joseph et Pataud,et qui sentait, d’ailleurs, confusément qu’entre les mains d’unmeunier même ivrogne et paresseux comme Pierril, mais aidé d’ungarçon tel que Jean Garric, ce moulin des Anguilles, si méprisé,pouvait lui faire une concurrence sérieuse, – Terral déversa desflots de moqueries et de sarcasmes, dans l’espoir de détournerl’ex-berger de son projet. Mais c’était peine perdue : Jeanétait homme de parole, et il s’était engagé avec le meunier de LaGarde, le jour de la foire de Saint-Michel d’Arvieu.

– Tant pis ! ajouta Terral… Je regrettede te voir entrer dans une baraque pareille et chez un propre àrien comme ce Pierrillat… J’espère que tu n’y resteras paslongtemps…

Et comme, à ce moment, le meunier et soncompagnon arrivaient de nouveau près de la maison d’habitation, etau bas du chemin qui mène à La Capelle, Terral se contenta deremercier assez froidement Jeantou, qui, sans doute, avait espérémieux, – par exemple, une invitation à souper, et la possibilité derevoir longuement sa petite amie. Ils se serrèrent la main, et lepauvre garçon gravit mélancoliquement le sentier qui conduisaitchez ses parents, – non sans se retourner souvent pour voir, aufond de la vallée, luire, sous la lune qui se levait, les ardoisesdu moulin et l’étang moiré que trouait à peine, de temps en temps,le saut d’une truite en chasse de phalènes. Le ruisseau semblaitsangloter sous les aulnes et sur les pierres, comme son cœur à luidans sa robuste poitrine d’amoureux et sous sa modeste blouse deberger, gonflées pourtant d’un grand souffle d’espérance.

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