Moulins d’autrefois

Chapitre 2

 

Mais, tandis que Terral et Pataud sedisputaient pour savoir lequel des deux ne découperait pas ladinde, la porte de la chaussée s’ouvrit de nouveau, sans qu’on yeût heurté, cette fois… Toutes les têtes se tournèrent de ce côté,tous les regards plongèrent dans la pénombre, hésitant d’abord àreconnaître les deux hommes qui venaient d’entrer. Mais Linou,debout entre la table et la porte, poussa la première un cri dejoie, et se jeta au cou d’un des arrivants :« Cadet ! », puis du second : « Monparrain ! » C’était l’oncle Joseph, en effet, et Fric, lefils cadet de la maison.

Tout le monde fut debout soudain, sauf le pèreTerral, qui resta bouche bée, le couteau et la fourchette en arrêt…Embrassades, pleurs d’allégresse, questions dont on n’attendait pasles réponses… La mère sanglotait en étreignant son fils, qui, lasentant défaillir, la rasseyait dans son fauteuil et se mettait àses genoux. Pendant ce temps, l’oncle Joseph accrochait de l’autrecôté de la cheminée son carnier et son fusil, secouait son chapeauet sa blouse raides de givre, et arrachait de sa barbe des glaçonsqui, de grise, la faisaient blanche et frisée comme celle dubonhomme Noël.

Cependant, Cadet, l’enfant prodigue, dénouantenfin les bras de sa mère d’autour de son cou, se releva, allas’incliner devant Terral et dit à mi-voix :

– Pardon, mon père ! pardon pour toute lapeine que je vous ai faite…

Mais le père Terral demeura immobile, lesmâchoires serrées, l’œil fixe et dur… Ses lèvres tremblaient… Puis,il grogna :

– Pardon…, pardon… C’est un mot court etvraiment bien commode !… Quand on a fait acte de révolté et dedéserteur, on le prononce du bout des lèvres, et tout esteffacé…

– Pardonnez-moi, mon père, répéta le jeunehomme avec un accent plus profond et des pleurs dans les yeux… J’aimal agi, je le sais ; je me repens…, je vous fais mes excusestrès humbles ; et je vous promets de réparer ma faute, de vousrespecter et de vous obéir dorénavant en toutes choses.

Terral ne bougeait toujours pas… Pourtant, unepetite larme – lui qui ne pleurait jamais – luisait dans son œilaigu et en adoucissait l’éclat.

Aline et sa mère intercédaient par desattitudes suppliantes et des sanglots… L’oncle Joseph, outré del’obstination de son frère, se campait devant lui et intervenait àson tour :

– Puisque c’est ainsi que tu me récompenses det’avoir ramené ton héritier, bonsoir ; je le remmène :j’ai besoin d’un apprenti ; ça fera bien mon affaire…

– Père ! implorait Linou, père !… Unjour de Noël est un jour de clémence et de bonté… Dieu pardonne àtous les pécheurs ; devons-nous nous montrer plus sévères quelui ?

Enfin, Terral céda ; il posa son couteauet sa fourchette, se dressa, et, sans dire un mot, embrassa sonfils repentant.

Et tous les cœurs aussitôt se dilatèrent. Ilfallut que Rose elle-même s’assît à table entre son fils et sonbeau-frère Joseph, qui le lui ramenait… Car elle ne doutait pas quele retour du jeune homme ne fût dû à cet oncle excellent, à ceparrain adoré qui avait toujours été, non seulement la joie etl’esprit de la maison, mais encore l’être d’affection et dedévouement qu’on trouvait alors souvent dans les familles, et queles mœurs nouvelles en auront bientôt chassé à jamais.

C’était bien l’oncle Joseph, en effet, – et ille raconta tout en découpant allégrement la dinde, que Terrals’était hâté de placer devant lui, – c’était lui qui, ayant apprisle coup de tête de son neveu, et comprenant quel vide son départdevait faire dans ce moulin de La Capelle qui traversait une crise,avait résolu de ramener à tout prix le fugitif…

Il avait quitté la scierie qu’il était entrain de construire à l’Estayrès, s’était rendu à pied à Millau, oùil avait pris la diligence de Montpellier, et là, après desnégociations dont il ne donna pas le détail ce soir-là, parce quele coupable était présent, était parvenu, grâce aussi, ill’avouait, à l’intervention énergique de son autre neveu l’avocat,à persuader le déserteur de retourner avec lui fêter la Noël enfamille… Et le narrateur, qui avait découpé prestement la dindesans jamais perdre le fil de son récit, ni l’occasion d’unedigression ou d’une réflexion pittoresque, ne cacha point la partqui lui revenait dans le résultat obtenu. Son principal défautétait le manque de modestie, et, ayant de l’esprit et du cœur, desavoir qu’il en avait.

Mais, si abrégé qu’il fût, le récit de Josephimpatientait Pataud, qui grillait de raconter, une fois de plus,comment il avait mis à mal son loup, – son quinzième, à ce qu’ilaffirmait. Aussi, dès qu’il put trouver un joint entre l’histoirede son aîné et les effusions et les remerciements de Rose et deLinou à celui qu’elles regardaient comme une espèce de Providencesouriante, ou comme cet ange déguisé que, dans la Bible, on voitaccompagner le jeune Tobie, il s’empressa de reparler de sonmirifique affût.

– Ah ! bon, s’écria Joseph d’un tongouailleur, tu as encore assassiné en trahison une de cesmalheureuses bêtes ? Qu’est-ce qu’elle t’avait doncfait ?

Pataud, piqué, ne releva pas la raillerie etvoulut continuer son histoire :

– J’étais donc allé m’embusquer dans la grangede Fonfrège, au-dessus de la bergerie… Quelle nuit ! Quelfroid !…

– Toujours le même, ce pauvre Pataud, ricanaitl’oncle Joseph ; il ne peut pas dormir dans son lit, même àNoël ; il risque d’attraper le coup de la mort pour tirer unlapin à l’affût.

– Un lapin ? cria l’autre, indigné ;il s’agit d’un loup, et d’un fameux, tel que tu n’as jamais vu lepareil, toi, malin !…

Et, se levant de table, ouvrant la portemalgré les protestations de tous les convives qu’un flot de biseenveloppa, il traîna le cadavre rigide de la bête dans l’intérieur,le dressa sur les pattes de derrière, la tête dépassant la table,sur laquelle il appuya les pattes de devant.

L’oncle Joseph se boucha vivement le nez.

– Ah ! l’horreur ! Il sent mauvais,ton loup. Tu nous empoisonnes le souper… Ne pouvais-tu laissercette charogne dehors, en attendant les corbeaux ?

Et Pataud, furieux, dut remettre son loup surl’escalier.

Juste à ce moment, on entendit un aboiementlointain, une espèce de hurlement prolongé et sinistre. Toustressaillirent.

– Hein ! cria Pataud debout au seuil,l’entendez-vous, l’autre, la louve, qui pleure le mort, sur lescoteaux de la Taillade ?… Oui, ma vieille, oui, tu peuxl’appeler ton mâle, tu ne le réveilleras pas… Tu auras, un de cesjours, ton compte aussi, ma belle désespérée : je tâcheraid’abréger ton deuil…

Un nouveau hurlement sembla répondre à cetteinvective, mais d’un peu plus loin ; puis un autre, à peineperceptible ; puis, tout se tut et la porte se refermalourdement. Cet appel lugubre avait éteint les rires et lesconversations ; même pour des rustiques, la plainte d’une bêtedépareillée, à cette heure, avait quelque chose de poignant. Lesâmes délicates de Linou et de sa mère en furent surtoutimpressionnées : la malade quitta la table, se plaignant dufroid, regagna son coin de feu, tira discrètement de la poche sonchapelet dont elle récita tout bas une dizaine, en actions degrâces du retour de son enfant.

Aline se leva aussi pour aider la servante àpréparer la salade de céleri, accompagnement obligé de la dinderôtie, et pour aller de nouveau remplir les bouteilles aucellier.

La conversation reprit, entre hommes, sur ceciet sur cela, sur les coupes de bois, la scierie, le cours de laplanche et du « feuillet », – mince planche de hêtredestinée à des caisses d’emballages à Roquefort ou à Albi, – sur lanécessité d’acquérir un nouveau couple de meules pour leMoulin-Bas…

– Je t’ai pardonné, Cadet, dit amèrementTerral, parce que c’est jour de Noël ; mais tu ne saurasjamais toute l’ire ni tout le dommage que ton absence m’a causés…Je ne pouvais être, à la fois, à la forêt, à la scierie et auxmoulins. Quand l’une travaillait, les autres chômaient ; etque d’eau a coulé par le déversoir, non sur la roue, et s’estenfuie en chantant son inutile chanson ! Et beaucoup depratiques aussi m’ont quitté, s’en allant qui à Gifou, qui àMontarnal, qui aux Anguilles, oui, même à ce misérable trou desAnguilles…

– Ah ! ah ! parlons-en de ce moulindes Anguilles, fit l’oncle Joseph. Il était perdu, ruiné,déserté ; et il a suffi, paraît-il, de l’arrivée du jeuneGarric comme farinel chez Pierril pour tout réparer, pour toutremettre en branle, et pour rappeler les clients dans cette gorged’où on ne peut regarder le ciel qu’en risquant de tomber sur ledos…

– Tu exagères, comme toujours, mais il y a duvrai…

– Par ta faute, Terral.

– Par ma faute ?

– Oui. Quand le petit Garric a quitté letroupeau de la Gineste, il fallait le prendre ici, et le garder, àn’importe quel prix.

– Soit, concéda Terral ; je l’ai eu deuxheures, et il m’a aidé à remettre en place la courante bordelaise.Il ne m’a semblé ni sot, ni fainéant ; mais…

– Quoi, mais ?…

– Mais, ajouta Terral en baissant la voix pourn’être entendu que de ses frères et de son fils, il n’a pas lesyeux dans sa poche quand il est en présence d’une jolie fille… etje n’ai pas envie de prendre Jean Garric pour gendre.

– Pour gendre ? Il aimeraitAline ?

– Et Aline l’aimerait peut-être, si je n’yavais mis ordre.

– Et tu as peut-être eu tort.

À ce moment, Linou revenait de la cave, unebouteille dans la main et une autre sous le bras ; Terrall’aperçut et s’arrêta net ; mais Pataud, qui tournait le dos àla jeune fille, de s’écrier étourdiment :

– Oh bien ! il s’est vite consolé, tonfarinel ; et la Pierrillate aussi se console avec lui de lamaladie de son Pierril.

Et, malgré un coup de pied que Joseph luiallongea sous la table pour l’avertir, Pataud de continuer touthaut, sans voir sa nièce qui s’approchait pour poser les bouteillessur la table :

– Je sais ce que je dis, peut-être !…Étant à l’affût du loup, j’ai vu ce joli couple ; oui, laPierrillate, ou une qui lui ressemblait, son capuchon étant rabattusur son nez, guettait Garric revenant de la messe de minuit, sependait à son bras et dévalait gaiement avec lui la côte deFonfrège aux Anguilles ; et ni l’un ni l’autre ne paraissaientavoir froid aux doigts ni aux lèvres…

Un fracas de verre brisé et un petit criinterrompirent le conteur : Linou venait de laisser choir unede ses bouteilles et paraissait près de tomber elle-même à larenverse. Son frère se précipita pour la soutenir, toute pâle etdéfaillante.

– Qu’as-tu, Linou ?

– Rien, murmura-t-elle faiblement ; labouteille m’a échappé et m’est tombée sur le pied.

Et, appuyée sur son frère, elle alla s’asseoirau coin du feu, où sa mère, qui avait tout deviné, fit mine del’aider à se déchausser et de lotionner à l’eau salée les orteilssoi-disant endoloris.

Pendant ce temps l’oncle Joseph, l’airindigné, jetait à Pataud, d’une voix basse et sifflante :

– Tu ne seras donc toute ta vie qu’un f… tumaladroit ?

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