Nouvelles et Contes – Tome I

VIII

Le lecteur a pu remarquer que Pippo aimait lesvins grecs. Or, quoique Les vins d’Orient ne soient pas bavards,après un bon dîner il jasait volontiers au dessert. Béatrice nemanquait jamais de faire tomber la conversation sur lapeinture ; mais, dès qu’il en était question, il arrivait dedeux choses l’une : ou Pippo gardait le silence, et il avaitalors un certain sourire que Béatrice n’aimait pas à voir sur seslèvres ; ou il parlait des arts avec une indifférence et undédain singuliers. Une pensée bizarre lui revenait surtout, laplupart du temps, dans ces entretiens.

– Il y aurait un beau tableau à faire,disait-il ; il représenterait le Campo-Vaccino à Rome, ausoleil couchant. L’horizon est vaste, la place déserte. Sur lepremier plan, des enfants jouent sur des ruines ; au secondplan, on voit passer un jeune homme enveloppé d’un manteau ;son visage est pâle, ses traits délicats sont altérés par lasouffrance ; il faut qu’en le voyant on devine qu’il vamourir. D’une main il tient une palette et des pinceaux, de l’autreil s’appuie sur une femme jeune et robuste, qui tourne la tête ensouriant. Afin d’expliquer cette scène, il faudrait mettre au basla date du jour où elle se passe, le vendredi saint de l’année1520.

Béatrice comprenait aisément le sens de cetteespèce d’énigme. C’était le vendredi saint de l’année 1520 queRaphaël était mort à Rome, et, quoiqu’on eût essayé de démentir lebruit qui en avait couru, il était certain que ce grand homme avaitexpiré dans les bras de sa maîtresse. Le tableau que projetaitPippo eût donc représenté Raphaël peu d’instants avant safin ; et une telle scène, en effet, traitée avec simplicitépar un véritable artiste, eût pu être belle. Mais Béatrice savait àquoi s’en tenir sur ce projet supposé, et elle lisait dans les yeuxde son amant ce qu’il lui donnait à entendre.

Tandis que tout le monde s’accordait, enItalie, à déplorer cette mort, Pippo avait coutume, au contraire,de la vanter, et il disait souvent que, malgré tout le génie deRaphaël, sa mort était plus belle que sa vie. Cette penséerévoltait Béatrice, sans qu’elle pût se défendre d’ensourire ; c’était dire que l’amour vaut mieux que la gloire,et si une pareille idée peut être blâmée par une femme, elle nepeut du moins l’offenser. Si Pippo avait choisi un autre exemple,Béatrice aurait peut-être été de son avis. – Mais pourquoi,disait-elle, opposer l’une à l’autre deux choses qui sympathisentsi bien ? L’amour et la gloire sont le frère et la sœur :pourquoi veux-tu les désunir ?

– On ne fait jamais bien deux choses à lafois, ajoutait Pippo. Tu ne conseillerais pas à un commerçant defaire des vers en même temps que ses calculs, ni à un poète d’aunerde la toile pendant qu’il chercherait ses rimes. Pourquoi doncveux-tu me faire peindre pendant que je suis amoureux ?

Béatrice ne savait trop que répondre, car ellen’osait dire que l’amour n’est pas une occupation.

– Veux-tu donc mourir commeRaphaël ? demandait-elle ; et si tu le veux, que necommences-tu par faire comme lui ?

– C’est, au contraire, répondait Pippo,de peur de mourir comme Raphaël que je ne veux pas faire comme lui.Ou Raphaël a eu tort de devenir amoureux étant peintre, ou il a eutort de se mettre à peindre étant amoureux. C’est pourquoi il estmort à trente-sept ans, d’une manière glorieuse, il est vrai ;mais il n’y a pas de bonne manière de mourir. S’il eût faitseulement cinquante chefs-d’œuvre de moins, c’eût été un malheurpour le pape, qui aurait été obligé de faire décorer ses chapellespar un autre ; mais la Fornarine en aurait eu cinquantebaisers de plus, et Raphaël aurait évité l’odeur des couleurs àl’huile, qui est si nuisible à la santé.

– Feras-tu donc de moi uneFornarine ? s’écriait alors Béatrice ; si tu ne prendssoin ni de ta gloire ni de ta vie, veux-tu me charger det’ensevelir ?

– Non, en vérité, répondait Pippo, enportant son verre à ses lèvres ; si je pouvais temétamorphoser, je ferais de toi une Staphylé[6].

Malgré le ton léger qu’il affectait, Pippo, ens’exprimant ainsi, ne plaisantait pas tant qu’on pourrait lecroire. Il cachait même sous ses railleries une opinionraisonnable, et voici quel était le fond de sa pensée.

On a souvent parlé, dans l’histoire des arts,de la facilité avec laquelle de grands artistes exécutaient leursouvrages, et on en a cité qui savaient allier au travail ledésordre et l’oisiveté même. Mais il n’y a pas de plus grandeerreur que celle-là. Il n’est pas impossible qu’un peintre exercé,sûr de sa main et de sa réputation, réussisse à faire une belleesquisse au milieu des distractions et des plaisirs. Le Vincipeignit quelquefois, dit-on, tenant sa lyre d’une main ; maisle célèbre portrait de la Joconde resta quatre ans sur sonchevalet. Malgré de rares tours de force, qui, en résultat, sonttoujours trop vantés, il est certain que ce qui est véritablementbeau est l’ouvrage du temps et du recueillement, et qu’il n’y a pasde vrai génie sans patience.

Pippo était convaincu de cette règle, etl’exemple de son père l’avait confirmé dans son opinion. En effet,il n’a peut-être jamais existé un peintre aussi hardi que leTitien, si ce n’est son élève Rubens ; mais si la main duTitien était vive, sa pensée était patiente. Pendantquatre-vingt-dix-neuf ans qu’il vécut, il s’occupa constamment deson art. À ses débuts, il avait commencé par peindre avec unetimidité minutieuse et une sécheresse qui faisaient ressembler sesouvrages aux tableaux gothiques d’Albert Dürer. Ce ne fut qu’aprèsde longs travaux qu’il osa obéir à son génie et laisser courir sonpinceau ; encore eut-il quelquefois à s’en repentir, et ilarriva à Michel-Ange de dire, en voyant une toile du Titien, qu’ilétait fâcheux qu’à Venise on négligeât les principes du dessin.

Or, au moment où se passait ce que je raconte,une facilité déplorable, qui est toujours le premier signe de ladécadence des arts, régnait à Venise. Pippo, soutenu par le nomqu’il portait, avec un peu d’audace et les études qu’il avaitfaites, pouvait aisément et promptement s’illustrer ; maisc’était là précisément ce qu’il ne voulait pas. Il eût regardécomme une chose honteuse de profiter de l’ignorance duvulgaire ; il se disait, avec raison, que le fils d’unarchitecte ne doit pas démolir ce qu’a bâti son père, et que, si lefils du Titien se faisait peintre, il était de son devoir des’opposer à la décadence de la peinture.

Mais, pour entreprendre une pareille tâche, illui fallait sans aucun doute y consacrer sa vie entière.Réussirait-il ? C’était incertain. Un seul homme a bien peu deforce, quand tout un siècle lutte contre lui ; il est emportépar la multitude comme un nageur par un tourbillon.Qu’arriverait-il donc ? Pippo ne s’aveuglait pas sur sonpropre compte ; il prévoyait que le courage lui manquerait tôtou tard, et que ses anciens plaisirs l’entraîneraient denouveau ; il courait donc la chance de faire un sacrificeinutile, soit que ce sacrifice fût entier, soit qu’il fûtincomplet ; et quel fruit en recueillerait-il ? Il étaitjeune, riche, bien portant, et il avait une belle maîtresse ;pour vivre heureux sans qu’on eût, après tout, de reproches à luifaire, il n’avait qu’à laisser le soleil se lever et se coucher.Fallait-il renoncer à tant de biens pour une gloire douteuse qui,probablement, lui échapperait ?

C’était après y avoir mûrement réfléchi quePippo avait pris le parti d’affecter une indifférence qui, peu àpeu, lui était devenue naturelle. – Si j’étudie encore vingt ans,disait-il, et si j’essaye d’imiter mon père, je chanterai devantdes sourds ; si la force me manque, je déshonorerai mon nom.Et, avec sa gaieté habituelle, il concluait en s’écriant : Audiable la peinture ! la vie est trop courte.

Pendant qu’il disputait avec Béatrice, leportrait restait toujours inachevé. Pippo entra un jour, parhasard, dans le couvent des Servites. Sur un échafaud élevé dansune chapelle, il aperçut le fils de Marco Vecellio, celui-là mêmequi, comme je l’ai dit plus haut, se faisait appeler aussi leTizianello. Ce jeune homme n’avait pour prendre ce nom aucun motifraisonnable, si ce n’est qu’il était parent éloigné du Titien, etqu’il s’appelait, de son nom de baptême, Tito, dont il avait faitTitien, et de Titien Tizianello, moyennant quoi les badauds deVenise le croyaient héritier du génie du grand peintre, ets’extasiaient devant ses fresques. Pippo ne s’était jamais guèreinquiété de cette supercherie ridicule ; mais, en ce moment,soit qu’il lui fût désagréable de se trouver vis-à-vis de cepersonnage, soit qu’il pensât à sa propre valeur plus sérieusementque d’ordinaire, il s’approcha de l’échafaud qui était soutenu parde petites poutres mal étayées : il donna un coup de pied surune de ces poutres et la fit tomber. Fort heureusement l’échafaudne tomba pas en même temps ; mais il vacilla de telle sorteque le soi-disant Tizianello chancela d’abord comme s’il eût étéivre, puis acheva de perdre l’équilibre au milieu de ses couleursdont il fut bariolé de la plus étrange façon.

On peut juger, lorsqu’il se releva, de lacolère où il était. Il descendit aussitôt de son échafaud, ets’avança vers Pippo en lui adressant des injures. Un prêtre se jetaentre eux pour les séparer au moment où ils allaient tirer l’épéedans le saint lieu ; les dévotes s’enfuirent épouvantées avecde grands signes de croix, tandis que les curieux s’empressèrentd’accourir. Tito criait à haute voix qu’un homme avait voulul’assassiner, et qu’il demandait justice de ce crime ; lapoutre renversée en témoignait. Les assistants commencèrent àmurmurer, et l’un d’eux, plus hardi que les autres, voulut prendrePippo au collet. Pippo, qui n’avait agi que par étourderie, et quiregardait cette scène en riant, se voyant sur le point d’êtretraîné en prison et s’entendant traiter d’assassin, se mit à sontour en colère. Après avoir rudement repoussé celui qui voulaitl’arrêter, il s’élança sur Tito.

– C’est toi, s’écria-t-il en lesaisissant, c’est toi qu’il faut prendre au collet et mener sur laplace Saint-Marc pour y être pendu comme un voleur ! Sais-tu àqui tu parles, emprunteur de noms ? Je me nomme PomponioVecellio, fils du Titien. J’ai donné tout à l’heure un coup de pieddans ta baraque vermoulue ; mais, si mon père eût été à maplace, sois sûr que, pour t’apprendre à te faire appeler leTizianello, il t’aurait si bien secoué sur ton arbre que tu enserais tombé comme une pomme pourrie. Mais il n’en serait pas restélà. Pour te traiter comme tu le mérites, il t’aurait pris parl’oreille, insolent écolier, et il t’aurait ramené à l’atelier,dont tu t’es échappé avant de savoir dessiner une tête. De queldroit salis-tu les murs de ce couvent et signes-tu de mon nom tesmisérables fresques ? Va-t’en apprendre l’anatomie et copierdes écorchés pendant dix ans, comme je l’ai fait, moi, chez monpère, et nous verrons ensuite qui tu es et si tu as une signature.Mais jusque-là ne t’avise plus de prendre celle qui m’appartient,sinon je te jette dans le canal, afin de te baptiser une fois pourtoutes !

Pippo sortit de l’église sur ces mots. Dès quela foule avait entendu son nom, elle s’était aussitôt calmée ;elle s’écarta pour lui ouvrir un passage, et le suivit aveccuriosité. Il s’en fut à la petite maison, où il trouva Béatricequi l’attendait. Sans perdre de temps à lui raconter son aventure,il prit sa palette, et, encore ému de colère, il se mit àtravailler au portrait.

En moins d’une heure il l’acheva. Il y fit enmême temps de grands changements ; il retrancha d’abordplusieurs détails trop minutieux ; il disposa plus librementles draperies, retoucha le fond et les accessoires, qui sont desparties très importantes dans la peinture vénitienne. Il en vintensuite à la bouche et aux yeux, et il réussit, en quelques coupsde pinceau, à leur donner une expression parfaite. Le regard étaitdoux et fier ; les lèvres, au-dessus desquelles paraissait unléger duvet, étaient entr’ouvertes ; les dents brillaientcomme des perles, et la parole semblait prête à sortir.

– Tu ne te nommeras pas Vénus couronnée,dit-il quand tout fut fini, mais Vénus amoureuse.

On devine la joie de Béatrice ; pendantque Pippo travaillait, elle avait à peine osé respirer ; ellel’embrassa et le remercia cent fois, et lui dit qu’à l’avenir ellene voulait plus l’appeler Tizianello, mais Titien. Pendant le restede la journée, elle ne parla que des beautés sans nombre qu’elledécouvrait à chaque instant dans son portrait ; non seulementelle regrettait qu’il ne pût être exposé, mais elle était près dedemander qu’il le fût. La soirée se passa à la Quintavalle, etjamais les deux amants n’avaient été plus gais ni plus heureux.Pippo montrait lui-même une joie d’enfant, et ce ne fut que le plustard possible, après mille protestations d’amour, que Béatrice sedécida à se séparer de lui pour quelques heures.

Elle ne dormit pas de la nuit ; les plusriants projets, les plus douces espérances l’agitèrent. Elle voyaitdéjà ses rêves réalisés, son amant vanté et envié par toutel’Italie, et Venise lui devant une gloire nouvelle. Le lendemain,elle se rendit, comme d’ordinaire, la première au rendez-vous, etelle commença, en attendant Pippo, par regarder son cher portrait.Le fond de ce portrait était un paysage, et il y avait sur lepremier plan une roche. Sur cette roche, Béatrice aperçut quelqueslignes tracées avec du cinabre. Elle se pencha avec inquiétude pourles lire ; en caractères gothiques très fins, était écrit lesonnet suivant :

Béatrix Donato fut le doux nom de celle

Dont la forme terrestre eut ce divincontour ;

Dans sa blanche poitrine était un cœurfidèle,

Et dans son corps sans tache un esprit sansdétour.

Le fils du Titien, pour la rendreimmortelle,

Fit ce portrait, témoin d’un mutuelamour ;

Puis il cessa de peindre à compter de cejour,

Ne voulant de sa main illustrer d’autrequ’elle.

Passant, qui que tu sois, si ton cœur saitaimer,

Regarde ma maîtresse avant de me blâmer,

Et dis si par hasard la tienne est aussibelle.

Vois donc combien c’est peu que la gloireici-bas,

Puisque, tout beau qu’il est, ce portrait nevaut pas,

Crois-m’en sur ma parole, un baiser dumodèle.

Quelque effort que Béatrice pût faire par lasuite, elle n’obtint jamais de son amant qu’il travaillât denouveau ; il fut inflexible à toutes ses prières, et, quandelle le pressait trop vivement, il lui récitait son sonnet. Ilresta ainsi jusqu’à sa mort fidèle à sa paresse ; et Béatrice,dit-on, le fut à son amour. Ils vécurent longtemps comme deuxépoux, et il est à regretter que l’orgueil des Lorédans, blessé decette liaison publique, ait détruit le portrait de Béatrice, commele hasard avait détruit le premier tableau du Tizianello[7].

FIN DU FILS DU TITIEN.

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