Nouvelles et Contes – Tome I

III

L’impression que ressentit Frédéric à lanouvelle de ce suicide fut profonde. Bien qu’il ne connût pas cejeune homme et qu’il ne lui eût jamais adressé la parole, il savaitson nom, qui était celui d’une famille illustre. Il vit arriver lesparents, les frères en deuil, et il sut les tristes détails desrecherches auxquelles on avait été obligé de se livrer pourdécouvrir le mort. Les scellés furent mis ; bientôt après, lestapissiers enlevèrent les meubles ; la fenêtre auprès delaquelle travaillait Bernerette resta ouverte, et ne montra plusque les murs d’un appartement désert.

On n’éprouve de remords que lorsqu’on estcoupable, et Frédéric n’avait aucun reproche sérieux à se faire,puisqu’il n’avait trompé personne, et qu’il n’avait même jamais suclairement où en étaient les choses entre la grisette et son amant.Mais il se sentait pénétré d’horreur en se voyant la causeinvolontaire d’une fatalité si cruelle. – Que n’est-il venu metrouver ! se disait-il ; que n’a-t-il tourné contre moil’arme dont il a fait un si funeste usage ! Je ne sais commentj’aurais agi, ni ce qui se serait passé ; mais mon cœur me ditqu’il ne serait pas arrivé un tel malheur. Que n’ai-je apprisseulement qu’il l’aimait à ce point ! Que n’ai-je été témoinde sa douleur ! Qui sait ? je serais peut-êtreparti ; je l’aurais peut-être convaincu, guéri, ramené à laraison par des paroles franches et amicales. Dans tous les cas, ilvivrait encore, et j’aimerais mieux qu’il m’eût cassé le bras quede penser qu’en se donnant la mort il a peut-être prononcé monnom !

Au milieu de ces tristes réflexions arriva unelettre de Bernerette ; elle était malade et gardait le lit.Dans la dernière scène avec elle, M. de N – – l’avaitfrappée, et elle avait fait une chute dangereuse. Frédéric sortitpour aller la voir, mais il n’en eut pas le courage. En la gardantpour maîtresse, il lui semblait commettre un meurtre. Il se décidaà partir ; après avoir mis ordre à ses affaires, il envoya àla pauvre fille ce dont il put disposer, lui promit de ne pasl’abandonner si elle tombait dans la misère : puis il retournaà Besançon.

Son arrivée fut, comme on peut penser, un jourde fête pour sa famille. On le félicita sur son nouveau titre, onl’accabla de questions sur son séjour à Paris ; son père leconduisit avec orgueil chez toutes les personnes de distinction dela ville. Bientôt on lui fit part d’un projet conçu pendant sonabsence : on avait pensé à le marier, et on lui proposa lamain d’une jeune et jolie personne dont la fortune était honorable.Il ne refusa ni n’accepta ; il avait dans l’âme une tristesseque rien ne pouvait surmonter. Il se laissa mener partout où l’onvoulut, répondit de son mieux à ceux qui l’interrogeaient, ets’efforça même de faire la cour à sa prétendue ; mais c’étaitsans plaisir et presque malgré lui qu’il s’acquittait de cesdevoirs : non que Bernerette lui fût assez chère pour le fairerenoncer à un mariage avantageux ; mais les dernièrescirconstances avaient agi sur lui trop fortement pour qu’il pûts’en remettre si vite. Dans un cœur troublé par le souvenir, il n’ya pas de place pour l’espérance ; ces deux sentiments, dansleur extrême vivacité, s’excluent l’un l’autre ; ce n’estqu’en s’affaiblissant qu’ils se concilient, s’adoucissent etfinissent par s’appeler mutuellement.

La jeune personne dont il s’agissait avait uncaractère très mélancolique. Elle n’éprouvait pour Frédéric nisympathie ni répugnance ; c’était, comme lui, par obéissancequ’elle se prêtait aux projets de ses parents. Grâce à la facilitéqu’on leur laissait de causer ensemble, ils s’aperçurent tous deuxde la vérité. Ils sentirent que l’amour ne leur venait pas, etl’amitié leur vint sans efforts. Un jour que les deux famillesréunies avaient fait une partie de campagne, Frédéric, au retour,donna le bras à sa future. Elle lui demanda s’il n’avait pas laisséà Paris quelque affection, et il lui conta son histoire. Ellecommença par la trouver plaisante et par la traiter debagatelle ; Frédéric n’en parlait pas non plus autrement quecomme d’une folie sans importance ; mais la fin du récit parutsérieuse à mademoiselle Darcy (c’était le nom de la jeunepersonne). – Grand Dieu ! dit-elle, c’est bien cruel. Jecomprends ce qui s’est passé en vous, et je vous en estimedavantage. Mais vous n’êtes pas coupable ; laissez faire letemps. Vos parents sont aussi pressés sans doute que les miens deconclure le mariage qu’ils ont en tête ; fiez-vous à moi, jevous épargnerai le plus d’ennuis possible, et, en tout cas, lapeine d’un refus.

Ils se séparèrent sur ces mots. Frédéricsoupçonna que mademoiselle Darcy avait de son côté une confidence àlui faire. Il ne se trompait pas. Elle aimait un jeune officiersans fortune qui avait demandé sa main et qui avait été repoussépar la famille. Elle fit preuve de franchise à son tour, etFrédéric lui jura qu’il ne l’en ferait pas repentir. Il s’établitentre eux une convention tacite de résister à leurs parents, touten paraissant se soumettre à leur volonté. On les voyait sans cessel’un auprès de l’autre, dansant ensemble au bal, causant au salon,marchant à l’écart à la promenade ; mais, après s’êtrecomportés toute la journée comme deux amants, ils se serraient lamain en se quittant et se répétaient chaque soir qu’ils nedeviendraient jamais époux.

De pareilles situations sont très dangereuses.Elles ont un charme qui entraîne, et le cœur s’y livre avecconfiance ; mais l’amour est une divinité jalouse qui s’irritedès qu’on cesse de la craindre, et on aime quelquefois seulementparce qu’on a promis de ne pas aimer. Au bout de quelque temps,Frédéric avait recouvré sa gaieté ; il se disait qu’après toutce n’était pas sa faute si une légère intrigue avait eu undénoûment sinistre ; que tout autre à sa place eût agi commelui, et qu’enfin il faut oublier ce qu’il est impossible deréparer. Il commença à trouver du plaisir à voir tous les joursmademoiselle Darcy ; elle lui parut plus belle qu’au premierabord. Il ne changea pas de conduite auprès d’elle ; mais ilmit peu à peu dans ses discours et dans ses protestations d’amitiéune chaleur à laquelle on ne pouvait se méprendre. Aussi la jeunepersonne ne s’y méprit-elle pas ; l’instinct féminin l’avertitpromptement de ce qui se passait dans le cœur de Frédéric. Elle enfut flattée et presque touchée ; mais, soit qu’elle fût plusconstante que lui, soit qu’elle ne voulût pas revenir sur saparole, elle prit la détermination de rompre entièrement avec luiet de lui ôter toute espérance. Il fallait attendre pour cela qu’ils’expliquât plus clairement, et l’occasion s’en présentabientôt.

Un soir que Frédéric s’était montré plusenjoué qu’à l’ordinaire, mademoiselle Darcy, pendant qu’on prenaitle thé, alla s’asseoir dans une petite pièce reculée. Une certainedisposition romanesque, qui est souvent naturelle aux femmes,prêtait ce jour-là à son regard et à sa parole un attraitindéfinissable. Sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, ellese sentait la faculté de produire une impression violente, et ellecédait à la tentation d’user de sa puissance, dût-elle en souffrirelle-même. Frédéric l’avait vue sortir ; il la suivit,s’approcha, et, après quelques mots sur l’air de tristesse qu’ilremarquait en elle :

– Eh bien ! mademoiselle, luidit-il, pensez-vous que le jour approche où il faudra vous déclarerd’une matière positive ? Avez-vous trouvé quelque moyend’éluder cette nécessité ? Je viens vous consulter là-dessus.Mon père me questionne sans cesse, et je ne sais plus que luirépondre. Que puis-je objecter contre cette alliance, et commentdire que je ne veux pas de vous ? Si je feins de vous trouvertrop peu de beauté, de sagesse ou d’esprit, personne ne voudra mecroire. Il faut donc que je dise que j’en aime une autre, et plusnous tarderons, plus je mentirai en le disant. Comment pourrait-ilen être autrement ? Puis-je impunément vous voir sanscesse ? L’image d’une personne absente peut-elle, devant vous,ne pas s’effacer ! Apprenez-moi donc ce qu’il me fautrépondre, et ce que vous pensez vous-même. Vos intentionsn’ont-elles pas changé ? Laisserez-vous votre jeunesse seconsumer dans la solitude ? Resterez-vous fidèle à unsouvenir, et ce souvenir vous suffira-t-il ? Si j’en juged’après moi, j’avoue que je ne puis le croire ; car je sensque c’est se tromper que de résister à son propre cœur et à ladestinée commune, qui veut qu’on oublie et qu’on aime. Je tiendraima parole, si vous l’ordonnez ; mais je ne puis m’empêcher devous dire que cette obéissance me sera cruelle. Sachez donc quemaintenant c’est de vous seule que dépend notre avenir, etprononcez.

– Je ne suis pas surprise de ce que vousme dites, répondit mademoiselle Darcy ; c’est là le langage detous les hommes. Pour eux, le moment présent est tout, et ilssacrifieraient leur vie entière à la tentation de faire uncompliment. Les femmes ont aussi des tentations de ce genre ;mais la différence est qu’elles y résistent. J’ai eu tort de mefier à vous, et il est juste que j’en porte la peine ; mais,quand mon refus devrait vous blesser et m’attirer votreressentiment, vous apprendrez de moi une chose dont plus tard voussentirez la vérité : c’est qu’on n’aime qu’une fois dans lavie, quand on est capable d’aimer. Les inconstants n’aimentpas ; ils jouent avec le cœur. Je sais que, pour le mariage,on dit que l’amitié suffit ; c’est possible dans certainscas ; mais comment serait-ce possible pour nous, puisque voussavez que j’ai de l’amour pour quelqu’un ? En supposant quevous abusiez aujourd’hui de ma confiance pour me déterminer à vousépouser, que ferez-vous de ce secret quand je serai votrefemme ? N’en sera-ce pas assez pour nous rendre à tous deux lebonheur impossible ? Je veux croire que vos amours parisiennesne sont qu’une folie de jeune homme. Pensez vous qu’elles m’aientdonné bonne opinion de votre cœur, et qu’il me soit indifférent devous connaître d’un caractère aussi frivole ? Croyez-moi,Frédéric, ajouta-t-elle en prenant la main du jeune homme,croyez-moi, vous aimerez un jour, et ce jour-là, si vous voussouvenez de moi, vous aurez peut-être quelque estime pour celle quia osé vous parler ainsi. Vous saurez alors ce que c’est quel’amour.

Mademoiselle Darcy se leva à ces paroles, etsortit. Elle avait vu le trouble de Frédéric et l’effet que sondiscours produisait sur lui ; elle le laissa plein detristesse. Le pauvre garçon était trop inexpérimenté pour supposerque, dans une déclaration aussi formelle, il pût y avoir de lacoquetterie. Il ne connaissait pas les mobiles étranges quigouvernent quelquefois les actions des femmes ; il ne savaitpas que celle qui veut réellement refuser se contente de dire non,et que celle qui s’explique veut être convaincue.

Quoi qu’il en soit, cette conversation eut surlui la plus fâcheuse influence. Au lieu de chercher à persuadermademoiselle Darcy, il évita, les jours suivants, toute occasion delui parler seul à seul. Trop fière pour se repentir, elle le laissas’éloigner en silence. Il alla trouver son père, et lui parla de lanécessité de faire son stage. Quant au mariage, ce fut mademoiselleDarcy qui se chargea de répondre la première ; elle n’osarefuser tout à fait, de peur d’irriter sa famille, mais elledemanda qu’on lui donnât le temps de réfléchir, et elle obtintqu’on la laisserait tranquille pendant un an. Frédéric se disposadonc à retourner à Paris ; on augmenta un peu sa pension, etil quitta Besançon plus triste encore qu’il n’y était venu. Lesouvenir du dernier entretien avec mademoiselle Darcy lepoursuivait comme un présage funeste, et, tandis que la malle-postel’emportait loin de son pays, il se répétait tout bas : Voussaurez ce que c’est que l’amour.

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