Nouvelles et Contes – Tome I

V

L’habitation de la Honville était à une lieuede Chartres, et à une demi-lieue environ de la ferme où demeuraientles parents de Margot. Ce n’était pas tout à fait un château, maisune très belle maison avec un grand parc. Madame Doradour n’yvenait pas souvent, et depuis nombre d’années on n’y avait vu qu’unrégisseur. Ce voyage précipité, les entretiens secrets entre lejeune homme et la vieille dame, surprenaient Margot etl’inquiétaient.

Il n’y avait que deux jours que madameDoradour était arrivée, et tous les paquets n’étaient pas encoredéballés, lorsqu’on vit s’avancer dans la plaine dix colossesmarchant en bon ordre ; c’était la famille Piédeleu qui venaitfaire ses compliments : la mère portait un panier de fruits,les fils tenaient à la main chacun un pot de giroflées, et lebonhomme se prélassait, ayant dans ses poches deux énormes melonsqu’il avait choisis lui-même et jugés les meilleurs de son potager.Madame Doradour reçut ces présents avec sa bonté ordinaire ;et comme elle avait prévu la visite de ses fermiers, elle tiraaussitôt de son armoire huit gilets de soie à fleurs pour lesgarçons, une dentelle pour la mère Piédeleu, et, pour le bonhomme,un beau chapeau de feutre à larges bords dont la ganse étaitretenue par une boucle d’or. Les compliments étant échangés,Margot, brillante de joie et de santé, comparut devant safamille ; après qu’elle eut été embrassée à la ronde, samarraine fit tout haut son éloge, vanta sa douceur, sa sagesse, sonesprit, et les joues de la jeune fille, toutes vermeilles desbaisers qu’elle avait reçus, se colorèrent encore d’une pourpreplus vive. La mère Piédeleu, voyant la toilette de Margot, jugeaqu’elle devait être heureuse, et elle ne put s’empêcher, en bonnemère, de lui dire qu’elle n’avait jamais été si jolie. – C’est mafoi vrai, dit le bonhomme. – C’est vrai, répéta une voix qui fittrembler Margot jusqu’au fond du cœur : c’était Gaston quivenait d’entrer.

En ce moment, la porte étant restée ouverte,on aperçut dans l’antichambre le petit gardeur de dindons, Pierrot,qui avait tant pleuré au départ de Margot. Il avait suivi sesmaîtres à quelque distance, et, n’osant entrer dans le salon, ilfit de loin un salut craintif. – Quel est donc ce petit gas ?dit madame Doradour. Approche donc, petit, viens nous dire bonjour.Pierrot salua de nouveau, mais rien ne put le décider àentrer ; il devint rouge comme le feu et se sauva à toutesjambes.

– C’est donc vrai que vous me trouvezjolie ? se répéta Margot à voix basse en se promenant seuledans le parc, lorsque sa famille fut partie. Mais quelle hardiesseont les garçons pour dire des choses pareilles devant tout lemonde ! Moi qui n’ose pas le regarder en face, comment sefait-il qu’il me dise tout haut une chose que je ne puis entendresans rougir ? Il faut que ce soit chez lui une grandehabitude, ou qu’il le regarde comme indifférent : et pourtant,dire à une femme qu’on la trouve jolie, c’est beaucoup, celaressemble un peu à une déclaration d’amour.

À cette pensée, Margot s’arrêta, et se demandace que c’était, au juste, qu’une déclaration d’amour. Elle en avaitbeaucoup entendu parler, mais elle ne s’en rendait pas compte bienclairement. Comment dit-on qu’on aime ? se demanda-t-elle, etelle ne pouvait se figurer que ce fût seulement en disant : Jevous aime. Il lui semblait que ce devait être bien autre chose,qu’il devait y avoir pour cela un secret, un langage particulier,quelque mystère plein de péril et de charme. Elle n’avait jamais luqu’un roman, j’ignore quel en était le titre ; c’était unvolume dépareillé qu’elle avait trouvé dans le grenier de sonpère ; il y était question d’un brigand sicilien qui enlevaitune religieuse, et il s’y trouvait bien quelques phrasesinintelligibles qu’elle avait jugées devoir être des parolesd’amour ; mais elle avait entendu dire au curé que tous lesromans n’étaient que des sottises, et c’était la vérité seulequ’elle brûlait de connaître ; mais à qui oser lademander ?

La chambre de Gaston, à la Honville, n’étaitplus si près qu’à Paris. Plus de coups d’œil furtifs, plus debruits d’espagnolette. Tous les jours, à cinq heures du matin, lacloche résonnait faiblement. C’était le garde-chasse qui réveillaitGaston, la cloche se trouvant près de sa fenêtre. Le jeune homme selevait et partait pour la chasse. Cachée derrière sa persienne,Margot le voyait, entouré de ses chiens, le fusil au poing, monterà cheval et se perdre dans le brouillard qui couvrait les champs.Elle le suivait des yeux avec autant d’émotion que si elle eût étéune châtelaine captive dont l’amant partait pour la Palestine. Ilarrivait souvent que Gaston, au lieu d’ouvrir le premier échalier,le faisait franchir à son cheval. Margot, à cette vue, poussait dessoupirs ignorés, mais à la fois bien doux et bien cruels. Elle sefigurait qu’à la chasse on courait les plus grands dangers. QuandGaston rentrait le soir, couvert de poussière, elle le regardaitdes pieds à la tête pour s’assurer qu’il n’était point blessé,comme s’il fût revenu d’un combat ; mais, lorsqu’elle levoyait tirer de son carnier un lièvre ou une couple de perdrix, etles déposer sur la table, il lui semblait voir un guerriervainqueur chargé des dépouilles de l’ennemi.

Ce qu’elle craignait arriva un jour :Gaston, en sautant une haie, fit une chute de cheval ; iltomba au milieu des ronces, et en fut quitte pour quelqueségratignures. De quelles poignantes émotions ce léger accident futla cause ! La prudence de Margot faillit l’abandonner ;elle fut d’abord près de se trouver mal. On la vit joindre lesmains et prier tout bas : que n’eût-elle pas donné pour avoirla permission d’essuyer le sang qui coulait sur la main du jeunehomme ! Elle mit dans sa poche son plus beau mouchoir, le seulen sa possession qui fût brodé, et elle attendait impatiemmentquelque occasion de le tirer à l’improviste pour que Gaston en pûtenvelopper un instant sa main ; mais elle n’eut pas même cetteconsolation. Le cruel garçon étant à souper, et quelques gouttes desang coulant de sa blessure, il refusa le mouchoir de Margot etroula sa serviette autour de son poignet. Margot en sentit un teldéplaisir, que ses yeux se remplirent de larmes.

Elle ne pouvait penser cependant que Gastonméprisât son amour ; mais il l’ignorait : que faire àcela ? Tantôt Margot se résignait, et tantôt elles’impatientait. Les événements les plus indifférents devenaienttour à tour pour elle des motifs de joie ou de chagrin. Un motobligeant, un regard de Gaston, la rendaient heureuse une journéeentière ; s’il traversait le salon sans prendre garde à elle,s’il se retirait le soir sans lui adresser un léger salut qu’ilavait coutume de lui faire, elle passait la nuit à chercher en quoielle avait pu lui déplaire. S’il s’asseyait près d’elle par hasard,et s’il lui faisait un compliment sur sa tapisserie, elle rayonnaitd’aise et de reconnaissance ; s’il refusait, à dîner, demanger d’un plat qu’elle lui offrait, elle s’imaginait qu’il nel’aimait plus.

Il y avait de certains jours où elle sefaisait, pour ainsi dire, pitié à elle-même ; elle en venait àdouter de sa beauté et à se croire laide toute une après-dînée. End’autres moments, l’orgueil féminin se révoltait en elle ;quelquefois, devant son miroir, elle haussait les épaules de dépiten pensant à l’indifférence de Gaston. Un mouvement de colère et dedécouragement lui faisait chiffonner sa collerette et enfoncer sonbonnet sur ses yeux ; un élan de fierté réveillait sacoquetterie ; elle paraissait tout à coup, au milieu de lajournée, revêtue de tous ses atours, et dans sa robe du dimanche,comme pour protester de tout son pouvoir contre l’injustice dudestin.

Margot, dans sa nouvelle condition, avaitconservé les goûts de son premier état. Pendant que Gaston était àla chasse, elle passait souvent ses matinées dans le potager ;elle savait manier à propos la serpe, le râteau et l’arrosoir, etplus d’une fois elle avait donné un bon conseil au jardinier. Lepotager s’étendait devant la maison et servait en même temps departerre ; les fleurs, les fruits et les légumes y venaient encompagnie. Margot affectionnait surtout un grand espalier couvertdes plus belles pêches ; elle en prenait un soin extrême, etc’était elle qui, chaque jour, y choisissait d’une main économequelques fruits pour le dessert. Il y avait sur l’espalier unepêche beaucoup plus grosse que toutes les autres. Margot ne pouvaitse décider à cueillir cette pêche ; elle la trouvait siveloutée, et d’une si belle couleur de pourpre, qu’elle n’osait ladétacher de l’arbre, et qu’il lui semblait que c’eût été un meurtrede la manger. Elle ne passait jamais devant sans l’admirer, et elleavait recommandé au jardinier qu’on ne s’avisât pas d’y toucher,sous peine d’encourir sa colère et les reproches de sa marraine. Unjour, au soleil couchant, Gaston, revenant de la chasse, traversale potager ; pressé par la soif, il étendit la main en passantprès de l’espalier, et le hasard fit qu’il en arracha le fruit,favori de Margot, dans lequel il mordit sans respect. Elle était àquelques pas de là, arrosant un carré de légumes ; elleaccourut aussitôt, mais le jeune homme, ne la voyant pas, continuasa route. Après une ou deux bouchées, il jeta le fruit à terre etentra dans la maison. Margot avait vu, du premier coup d’œil, quesa chère pêche était perdue. Le brusque mouvement de Gaston, l’aird’insouciance avec lequel il avait jeté la pêche, avaient produitsur la petite fille un effet bizarre et inattendu. Elle étaitdésolée et en même temps ravie, car elle pensait que Gaston devaitavoir grand’soif, par le soleil ardent qu’il faisait, et que cefruit devait lui avoir fait plaisir. Elle ramassa la pêche, et,après avoir soufflé dessus pour en essuyer la poussière, elleregarda si personne ne pouvait la voir, puis elle y déposa unbaiser furtif ; mais elle ne put s’empêcher en même temps dedonner un petit coup de dent pour y goûter. Je ne sais quellesingulière idée lui traversa l’esprit, et, pensant peut-être aufruit, peut-être à elle-même : – Méchant garçon,murmura-t-elle, comme vous gaspillez sans le savoir !

Je demande grâce au lecteur pour lesenfantillages que je lui raconte ; mais comment raconterais-jeautre chose, mon héroïne étant un enfant ? Madame Doradouravait été invitée à dîner dans un château des environs. Elle y menaGaston et Margot ; on se sépara fort tard, et il faisait nuitclose quand on reprit le chemin de la maison. Margot et sa marraineoccupaient le fond de la voiture ; Gaston, assis sur ledevant, et n’ayant personne à côté de lui, s’était étendu sur lecoussin, en sorte qu’il y était presque couché. Il faisait un beauclair de lune, mais l’intérieur de la voiture était fortsombre ; quelques rayons de lumière n’y pénétraient que parinstants ; la conversation languissait ; un bon dîner, unpeu de fatigue, l’obscurité, le balancement moelleux de la berline,tout invitait nos voyageurs au sommeil. Madame Doradour s’endormitla première, et, en s’endormant, elle posa son pied sur labanquette de devant, sans s’inquiéter si elle gênait Gaston. L’airétait frais ; un épais manteau, jeté sur les genoux,enveloppait à la fois la marraine et la filleule. Margot, enfoncéedans son coin, ne bougeait pas, quoique bien éveillée ; maiselle était fort inquiète de savoir si Gaston dormait. Il luisemblait que, puisqu’elle avait les yeux ouverts, il devait lesavoir aussi ; elle le regardait sans le voir, et elle sedemandait s’il en faisait de même. Dès qu’un peu de clarté glissaitdans la voiture, elle se hasardait à tousser légèrement. Le jeunehomme était immobile, et la petite fille n’osait parler, de peur detroubler le sommeil de sa marraine. Elle avança la tête et regardaau dehors ; l’idée d’un long voyage a tant de ressemblanceavec l’idée d’un long amour, qu’en voyant le clair de lune et leschamps, Margot oublia aussitôt qu’elle était sur le chemin de laHonville ; elle ferma à demi les paupières, et, tout enregardant passer les arbres, elle se figura qu’elle partait pour laSuisse ou l’Italie avec madame Doradour et son fils. Ce rêve, commeon pense, lui en fit faire bien d’autres, et de si doux, qu’elles’y abandonna entièrement. Elle se vit, non pas femme de Gaston,mais sa fiancée, allant courir le monde, aimée de lui, ayant droitde l’aimer, et au bout du voyage était le bonheur, ce mot charmantqu’elle se répétait sans cesse, et que, heureusement pour elle,elle comprenait si peu. Pour mieux rêver, elle ferma tout à faitles yeux ; elle s’assoupit, et, par un mouvement involontaire,elle fit comme madame Doradour : elle étendit le pied sur lecoussin qui était devant elle ; le hasard fit qu’elle posa cepied, fort bien chaussé d’ailleurs et très petit, précisément surla main de Gaston. Gaston ne parut rien sentir ; mais Margots’éveilla en sursaut ; elle ne retira pourtant pas son piedtout de suite, elle le glissa seulement un peu à côté. Son rêvel’avait si bien bercée, que le réveil même ne l’en tiraitpas ; et ne peut-on mettre son pied sur la banquette où dortson amant, quand on part avec lui pour la Suisse ? Peu à peu,toutefois, l’illusion se dissipa ; Margot commença à penser àl’étourderie qu’elle venait de faire. – S’en est-il aperçu ?se demanda-t-elle ; dort-il, ou en fait-il semblant ?S’il s’en est aperçu, comment n’a-t-il pas ôté sa main ? et,s’il dort, comment cela ne l’a-t-il pas réveillé ? Peut-êtreme méprise-t-il trop pour daigner me montrer qu’il a senti monpied ; peut-être qu’il en est bien aise, et qu’en feignant dene pas le sentir, il s’attend que je vais recommencer ;peut-être croit-il que je dors moi-même. Il n’est pourtant pasagréable d’avoir le pied d’un autre sur sa main, à moins qu’onn’aime cette personne-là. Mon soulier doit avoir sali son gant, carnous avons beaucoup marché aujourd’hui ; mais peut-être qu’ilne veut pas avoir l’air de tenir à si peu de chose. Que dirait-ilsi je recommençais ? mais il sait bien que je n’oseraijamais ; peut-être devine-t-il mon incertitude, ets’amuse-t-il à me tourmenter ? Tout en réfléchissant ainsi,Margot retirait doucement son pied, avec toute la précautionpossible : ce petit pied tremblait comme une feuille ; entâtonnant dans l’obscurité, il effleura de nouveau le bout desdoigts du jeune homme, mais si légèrement que Margot elle-même eutà peine le temps de s’en apercevoir. Jamais son cœur n’avait battusi vite ; elle se crut perdue, et s’imagina qu’elle avaitcommis une imprudence irréparable.

– Que va-t-il penser, se dit-elle ;quelle opinion aura-t-il de moi ? Dans quel embarras vais-jeme trouver ? Je n’oserai plus le regarder en face. C’étaitdéjà une grande faute de l’avoir touché la première fois, maisc’est bien pis maintenant. Comment pourrais-je prouver que je nel’ai pas fait exprès ? Les garçons ne veulent jamais riencroire. Il va se moquer de moi et le dire à tout le monde, à mamarraine peut-être, et ma marraine le dira à mon père ; je nepourrai plus me montrer dans le pays. Où irai-je ? que vais-jedevenir ? J’aurai beau me défendre, il est certain que je l’aitouché deux fois, et que jamais une femme n’a fait une chosepareille. Après ce qui vient de se passer, le moins qu’il puissem’arriver, c’est de sortir de la maison. À cette idée, Margotfrissonna. Elle chercha longtemps dans sa tête quelque moyen de sejustifier ; elle fit le projet d’écrire le lendemain unegrande lettre à Gaston, qu’elle lui ferait remettre en secret, etdans laquelle elle lui expliquerait que c’était par mégarde qu’elleavait posé son pied sur sa main, qu’elle lui en demandait pardon,et qu’elle le priait de l’oublier. – Mais s’il ne dort pas ?pensa-t-elle encore ; s’il se doute que je l’aime ? s’ilm’a devinée ? si c’était lui qui vînt demain me parler lepremier de notre aventure ? s’il me disait qu’il m’aimeaussi ? s’il me faisait une déclaration ?… La voitures’arrêta en ce moment. Gaston, qui dormait en conscience, étenditles bras en se réveillant avec fort peu de cérémonie. Il lui fallutquelque temps pour se rappeler où il était ; à cette tristedécouverte, les rêveries de Margot s’évanouirent ; et, quandle jeune homme lui offrit, pour descendre, la main qu’elle avaiteffleurée, elle ne vit que trop clairement qu’elle venait devoyager seule.

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