Nouvelles et Contes – Tome I

V

Bernerette le quitta après déjeuner, et nevoulut pas qu’il la ramenât chez elle. Il mit de côté l’argentqu’on lui avait prêté, bien résolu à payer ses dettes ; maisil ne se pressa pas de les payer. Quelque temps après, il fut d’unsouper chez Gérard ; on ne se sépara qu’au jour. Comme ilsortait, Gérard l’arrêta.

– Que vas-tu faire ? luidit-il ; il est trop tard pour dormir ; allons déjeuner àla campagne.

La partie fut arrangée ; Gérard envoyaréveiller sa maîtresse, et lui fit dire de se préparer.

– C’est dommage, dit-il à son ami, que tun’aies pas aussi quelqu’un à emmener ; nous ferions partiecarrée, ce serait plus gai.

– Qu’à cela ne tienne, répondit Frédéric,cédant à un mouvement d’amour-propre ; je vais, si tu veux,écrire un petit mot que ton groom portera ici près ; quoiqu’ilsoit un peu matin, Bernerette viendra, je n’en doute pas.

– À merveille ! Qu’est-ce que c’estque Bernerette ? N’est-ce pas ta grisetted’autrefois ?

– Précisément ; c’est à son sujetque tu me faisais ta morale.

– Vraiment ? dit Gérard enriant ; mais j’avais peut être raison, ajouta-t-il, car tu esd’un caractère constant, et c’est dangereux avec cesdemoiselles.

Comme il parlait, sa maîtresse entra ;Bernerette ne se fit pas attendre, elle arriva parée de son mieux.On envoya chercher une voiture de remise, et, malgré un temps assezfroid, on partit pour Montmorency. Le ciel était clair, le soleilbrillait ; les jeunes gens fumaient, les deux dameschantaient ; au bout d’une lieue, elles étaient amies.

On fit une promenade à cheval ; lancé augalop dans les bois, Frédéric Se sentait battre le cœur ;jamais il ne s’était trouvé si à l’aise : Bernerette étaitprès de lui ; il voyait avec orgueil l’impression queproduisait sur Gérard le charmant visage de la jeune fille animépar la course. Après un long détour dans la forêt, ils s’arrêtèrentsur une petite éminence où se trouvaient une maisonnette et unmoulin. La meunière leur donna une bouteille de vin blanc, et ilss’assirent sur une bruyère.

– Nous aurions bien dû, dit Gérard,apporter quelques gâteaux ; la digestion se fait vite àcheval, et je me sens de l’appétit ; nous aurions fait unpetit repas sur l’herbe avant de reprendre le chemin del’auberge.

Bernerette tira de sa poche une talmousequ’elle avait prise en passant à Saint-Denis, et l’offrit de sibonne grâce à Gérard, qu’il lui baisa la main pour laremercier.

– Faisons mieux, dit-elle ; au lieude retourner au village, dînons ici. Cette bonne femme a bien unquartier de mouton dans sa maisonnette ; d’ailleurs voilà despoules qu’on nous fera rôtir. Demandons si cela se peut ;pendant que le dîner se préparera, nous ferons un tour dans lebois. Qu’en pensez-vous ? Cela vaudra bien les antiquesperdreaux du Cheval-Blanc.

La proposition fut acceptée ; la meunièrevoulait s’excuser, mais, éblouie par une pièce d’or que Gérard luidonna, elle se mit à l’œuvre aussitôt, et sacrifia sa basse-cour.Jamais dîner ne fut plus gai. Il se prolongea plus longtemps queles convives n’y avaient compté. Le soleil disparut bientôtderrière les belles collines de Saint-Leu ; d’épais nuagescouvrirent la vallée, et une pluie battante commença à tomber.

– Qu’allons-nous devenir ? ditGérard. Nous avons près de deux lieues à faire pour regagnerMontmorency, et ce n’est pas là un orage d’été qu’on n’a qu’àlaisser passer ; c’est une vraie pluie d’hiver, il y en a pourtoute la nuit.

– Pourquoi cela ? ditBernerette ; une pluie d’hiver passe comme une autre. Faisonsune partie de cartes pour nous distraire ; quand la lune selèvera, nous aurons beau temps.

La meunière, comme on peut penser, n’avait pasde cartes chez elle ; par conséquent, point de partie. Cécile,la maîtresse de Gérard, commençait à regretter l’auberge, et àtrembler pour sa robe neuve. Il fallut mettre les chevaux à l’abrisous un hangar. Deux grands garçons d’assez mauvaise mine entrèrentdans la chambre ; c’étaient les fils de la meunière ; ilsdemandèrent à souper, peu satisfaits de trouver des étrangers.Gérard s’impatientait, Frédéric n’était pas de bonne humeur. Rienn’est plus triste que des gens qui viennent de rire, lorsqu’uncontre-temps imprévu a détruit leur joie. Bernerette seuleconservait la sienne, et ne semblait se soucier de rien.

– Puisque nous n’avons pas de cartes,dit-elle, je vais vous proposer un jeu. Quoique nous soyons ennovembre, tâchons d’abord de trouver une mouche.

– Une mouche ! dit Gérard ;qu’en voulez-vous faire ?

– Cherchons toujours, nous verronsaprès.

Tout examiné, la mouche fut trouvée. La pauvrebête était engourdie par l’approche de l’hiver. Bernerette s’ensaisit délicatement, et la posa au milieu de la table. Elle fitensuite asseoir tout le monde.

– Maintenant, dit-elle, prenons chacun unmorceau de sucre, et plaçons-le devant nous, sur cette table.Mettons chacun une pièce de monnaie dans une assiette ; cesera l’enjeu. Que personne ne parle ni ne bouge. Laissez la mouchese réveiller ; la voilà déjà qui voltige ; elle va seposer sur un des morceaux de sucre, puis le quitter, aller à unautre, revenir, selon son caprice. Toutes les fois qu’un morceau desucre l’aura attirée et fixée, celui à qui appartiendra le morceauprendra une pièce, jusqu’à ce que l’assiette soit vide, et alorsnous recommencerons.

La plaisante idée de Bernerette ramena lagaieté. On suivit ses instructions ; deux ou trois autresmouches arrivèrent. Chacun, dans le plus religieux silence, lessuivait des yeux, tandis qu’elles tournoyaient en l’air au-dessusde la table. Si l’une d’elles se posait sur le sucre, c’était unrire général. Une heure s’écoula ainsi, et la pluie avaitcessé.

– Je ne puis souffrir une femme maussade,disait Gérard à son ami pendant le retour ; il faut avouer quela gaieté est un grand bien ; c’est peut-être le premier detous, puisque avec lui on se passe des autres. Ta grisette a trouvémoyen de changer en plaisir une heure d’ennui, et cela seul medonne meilleure opinion d’elle que si elle avait fait un poèmeépique. Vos amours dureront-ils longtemps ?

– Je ne sais, répondit Frédéric,affectant la même légèreté que son compagnon ; si elle teplaît, tu peux lui faire la cour.

– Tu n’es pas franc, car tu l’aimes etelle t’aime.

– Oui, par caprice, comme autrefois.

– Prends garde à ces caprices-là.

– Suivez-nous donc, messieurs, criaBernerette, qui galopait en avant avec Cécile. Elles s’arrêtèrentsur un plateau, et la cavalcade fit une halte. La lune selevait ; elle se dégageait lentement des massifs obscurs, et,à mesure qu’elle montait, les nuages semblaient fuir devant elle.Au-dessous du plateau s’étendait une vallée où le vent agitaitsourdement une mer de sombre verdure ; le regard n’ydistinguait rien, et à six lieues de Paris on aurait pu se croiredevant un ravin de la Forêt-Noire. Tout à coup l’astre sortit del’horizon ; un immense rayon de lumière glissa sur la cime desbois et s’empara de l’espace en un instant ; les hautesfutaies, les coupes de châtaigniers, les clairières, les routes,les collines se dessinèrent au loin comme par enchantement. Lespromeneurs se regardèrent, étonnés et joyeux de se voir.

– Allons, Bernerette, s’écria Frédéric,une chanson !

– Triste ou gaie ?demanda-t-elle.

– Comme tu voudras. Une chanson dechasse ! l’écho y répondra peut-être.

Bernerette rejeta son voile en arrière etentonna le refrain d’une fanfare ; mais elle s’arrêta tout àcoup. La brillante étoile de Vénus, qui scintillait sur lamontagne, avait frappé ses yeux ; et, comme sous le charmed’une pensée plus tendre, elle chanta sur un air allemand les verssuivants, qu’un passage d’Ossian avait inspirés àFrédéric :

Pâle étoile du soir, messagère lointaine,

Dont le front sort brillant des voiles ducouchant,

De ton palais d’azur, au sein dufirmament,

Que regardes-tu dans la plaine ?

La tempête s’éloigne et les vents sontcalmés.

La forêt qui frémit pleure sur la bruyère.

Le phalène doré, dans sa course légère,

Traverse les prés embaumés.

Que cherches-tu sur la terreendormie ?

Mais déjà vers les monts je te voist’abaisser.

Tu fuis en souriant, mélancolique amie,

Et ton tremblant regard est près des’effacer ;

Étoile qui descends sur la verte colline,

Triste larme d’argent du manteau de lanuit,

Toi que regarde au loin le pâtre quichemine,

Tandis que pas à pas son long troupeau lesuit ; –

Étoile, où t’en vas-tu dans cette nuitimmense ?

Cherches-tu sur la rive un lit dans lesroseaux ?

Où t’en vas-tu si belle, à l’heure dusilence,

Tomber comme une perle au sein profond deseaux ?

Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et sita tête

Va dans la vaste mer plonger ses blondscheveux,

Avant de nous quitter, un seul instantarrête : –

Étoile de l’amour, ne descends pas descieux !

Tandis que Bernerette chantait, les rayons dela lune, tombant sur son visage, lui donnaient une pâleurcharmante. Cécile et Gérard lui firent compliment de la fraîcheuret de la justesse de sa voix, et Frédéric l’embrassatendrement.

On rentra à l’auberge et on soupa. Au dessert,Gérard, dont la tête s’était échauffée grâce à une bouteille de vinde Madère, devint si empressé et si galant, que Cécile lui cherchaquerelle ; ils se disputèrent avec assez d’aigreur, et, Cécileayant quitté la table, Gérard la suivit de mauvaise humeur. Restéseul avec Bernerette, Frédéric lui demanda si elle s’était trompéesur la cause de cette dispute.

– Non, répondit-elle ; ce n’est pasde la poésie que ces choses-là, et tout le monde les comprend.

– Eh bien ! qu’en penses-tu ?Ce jeune homme a du goût pour toi ; sa maîtresse l’ennuie, etpour la lui faire quitter tu n’aurais, je crois, qu’à dire unmot.

– Que nous importe ! Es-tujaloux ?

– Tout au contraire ; et tu saisbien que je n’ai pas le droit de l’être.

– Explique-toi ; que veux-tudire ?

– Ma chère enfant, je veux dire que ni mafortune ni mes occupations ne me permettent d’être ton amant. Cen’est pas d’aujourd’hui que tu le sais, et je ne t’ai jamaistrompée là-dessus. Si je voulais faire le grand seigneur avec toi,je me ruinerais sans te rendre heureuse ; ma pension me suffità peine ; il faudra d’ailleurs, d’ici à peu de temps, que jeretourne à Besançon. Sur ce sujet, tu le vois, je m’expliqueclairement, quoique ce soit bien à contre-cœur ; mais il y ade certaines choses sur lesquelles je ne puis m’expliquerainsi : c’est à toi de réfléchir et de penser à l’avenir.

– C’est-à-dire que tu me conseilles defaire ma cour à ton ami.

– Non ; c’est lui qui te fait lasienne. Gérard est riche, et je ne le suis pas ; il vit àParis, au centre de tous les plaisirs, et je ne suis destiné qu’àfaire un avocat de province. Tu lui plais beaucoup, et c’estpeut-être un bonheur pour toi.

Malgré sa tranquillité apparente, Frédéricétait ému en parlant ainsi. Bernerette garda le silence et allas’appuyer contre la croisée ; elle pleurait et s’efforçait decacher ses larmes ; Frédéric s’en aperçut et s’approchad’elle.

– Laissez-moi, lui dit-elle. Vous nedaigneriez pas être jaloux de moi je le conçois, et j’en souffresans me plaindre ; mais vous me parlez trop durement, monami ; vous me traitez tout à fait comme une fille, et vous medésolez sans raison.

Il avait été décidé qu’on passerait la nuit àl’auberge, et qu’on reviendrait à Paris le lendemain. Berneretteôta le mouchoir qui entourait son cou, et, tout en s’essuyant lesyeux, elle le noua autour de la tête de son amant. S’appuyantensuite sur son épaule, elle l’attira doucement vers l’alcôve.

– Ah, méchant ! lui dit-elle enl’embrassant, il n’y a donc pas moyen que tu m’aimes ?

Frédéric la serra dans ses bras. Il songea àquoi il s’exposait en cédant à un mouvementd’attendrissement ; plus il était tenté de s’y livrer, plus ilse défiait de lui-même. Il était prêt à dire qu’il aimait :cette dangereuse parole expira sur ses lèvres ; maisBernerette la sentit dans son cœur, et ils s’endormirent tous deuxcontents, l’un de ne pas l’avoir prononcée, et l’autre de l’avoircomprise.

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