Nouvelles et Contes – Tome I

IV

Il passa cependant la semaine suivante dans leplus grand trouble ; mais ce trouble n’était pas sans charmes.Il ne sortait pas de chez lui, et n’osait, pour ainsi dire, remuer,comme pour mieux laisser faire la fortune. En cela il agit avecplus de sagesse qu’on n’en a ordinairement à son âge, car iln’avait que vingt-cinq ans, et l’impatience de la jeunesse nousfait souvent dépasser le but en voulant l’atteindre trop vite. Lafortune veut qu’on s’aide soi-même et qu’on sache la saisir àpropos ; car, selon l’expression de Napoléon, elle est femme.Mais, par cette raison même, elle veut avoir l’air d’accorder cequ’on lui arrache, et il faut lui donner le temps d’ouvrir lamain.

Ce fut le neuvième jour, vers le soir, que lacapricieuse déesse frappa À la porte du jeune homme ; et cen’était pas pour rien, comme vous allez voir. Il descendit etouvrit lui-même. La négresse était sur le seuil ; elle tenaità la main une rose qu’elle approcha des lèvres de Pippo.

– Baisez cette fleur, lui dit-elle ;il y a dessus un baiser de ma maîtresse. Peut-elle venir vous voirsans danger ?

– Ce serait une grande imprudence,répondit Pippo, si elle venait en plein jour ; mes domestiquesne pourraient manquer de la voir. Lui est-il possible de venir lanuit ?

– Non ; qui l’oserait à saplace ? Elle ne peut ni sortir la nuit, ni vous recevoir chezelle.

– Il faut donc qu’elle consente à venirautre part qu’ici, dans un endroit que je t’indiquerai.

– Non, c’est ici qu’elle veutvenir ; voyez à prendre vos précautions.

Pippo réfléchit quelques instants. – Tamaîtresse peut-elle se lever de bonne heure ? demanda-t-il àla négresse.

– À l’heure où se lève le soleil.

– Eh bien ! écoute. Je me réveilleordinairement fort tard, par conséquent toute ma maison dort lagrasse matinée. Si ta maîtresse peut venir au point du jour, jel’attendrai, et elle pourra pénétrer ici sans être vue de personne.Pour ce qui est de la faire sortir ensuite, je m’en charge, sitoutefois elle peut rester chez moi jusqu’à la nuit tombante.

– Elle le fera ; vous plaît-il quece soit demain ?

– Demain à l’aurore, dit Pippo. Il glissaune poignée de sequins sous la gorgerette de la messagère ;puis, sans en demander davantage, il regagna sa chambre et s’yenferma, décidé à veiller jusqu’au jour. Il se fit d’aborddéshabiller, afin qu’on crût qu’il allait se mettre au lit ;lorsqu’il fut seul, il alluma un bon feu, mit une chemise brodéed’or, un collet de senteur et un pourpoint de velours blanc avecdes manches de satin de la Chine ; puis, tout étant biendisposé, il s’assit près de la fenêtre, et commença à rêver à sonaventure.

Il ne jugeait pas aussi défavorablement qu’onle croirait peut-être de la promptitude avec laquelle sa dame luiavait donné un rendez-vous. Il ne faut pas, d’abord, oublier quecette histoire se passe au seizième siècle, et les amours de cetemps-là allaient plus vite que les nôtres. D’après les témoignagesles plus authentiques, il paraît certain qu’à cette époque ce quenous appellerions de l’indélicatesse passait pour de la sincérité,et il y a même lieu de penser que ce qu’on nomme aujourd’hui vertuparaissait alors de l’hypocrisie. Quoi qu’il en soit, une femmeamoureuse d’un joli garçon se rendait sans de longs discours, etcelui-ci n’en prenait pas pour cela moins bonne opiniond’elle : personne ne songeait à rougir de ce qui lui semblaitnaturel ; c’était le temps où un seigneur de la cour de Franceportait sur son chapeau, en guise de panache, un bas de soieappartenant à sa maîtresse, et il répondait sans façon à ceux quis’étonnaient de le voir au Louvre dans cet équipage, que c’était lebas d’une femme qui le faisait mourir d’amour.

Tel était, d’ailleurs, le caractère de Pippoque, fut-il né dans le siècle présent, il n’eût peut-être pasentièrement changé d’avis sur ce point. Malgré beaucoup de désordreet de folie, s’il était capable de mentir quelquefois à autrui, ilne se mentait jamais à lui-même ; je veux dire par là qu’ilaimait les choses pour ce qu’elles valent et non pour lesapparences, et que, tout en étant capable de dissimulation, iln’employait la ruse que lorsque son désir était vrai. Or, s’ilpensait qu’il y eût un caprice dans l’envoi qu’on lui avait fait,du moins il n’y croyait pas voir le caprice d’une coquette ;j’en ai dit tout à l’heure les motifs, qui étaient le soin et lafinesse avec lesquels sa bourse était brodée, et le temps qu’onavait dû mettre à la faire.

Pendant que son esprit s’efforçait de devancerle bonheur qui lui était promis, il se souvint d’un mariage turcdont on lui avait fait le récit. Quand les Orientaux prennentfemme, ils ne voient qu’après la noce le Visage de leur fiancée,qui, jusque-là, reste voilée devant eux, comme devant tout lemonde. Ils se fient à ce que leur ont dit les parents, et semarient ainsi sur parole. La cérémonie terminée, la jeune femme semontre à l’époux, qui peut alors vérifier par lui-même si sonmarché conclu est bon ou mauvais ; comme il est trop tard pours’en dédire, il n’a rien de mieux à faire que de le trouverbon ; et l’on ne voit pas, du reste, que ces unions soientplus malheureuses que d’autres.

Pippo se trouvait précisément dans le même casqu’un fiancé turc : il ne s’attendait pas, il est vrai, àtrouver une vierge dans sa dame inconnue, mais il s’en consolaitaisément ; il y avait en outre cette différence à sonavantage, que ce n’était pas un lien aussi solennel qu’il allaitcontracter. Il pouvait se livrer aux charmes de l’attente et de lasurprise, sans en redouter les inconvénients, et cetteconsidération lui semblait suffire pour le dédommager de ce quipourrait d’ailleurs lui manquer. Il se figura donc que cette nuitétait réellement celle de ses noces, et il n’est pas étonnant qu’àson âge cette pensée lui causât des transports de joie.

La première nuit des noces doit être, eneffet, pour une imagination active, un des plus grands bonheurspossibles, car il n’est précédé d’aucune peine. Les philosophesveulent, il est vrai, que la peine donne plus de saveur au plaisirqu’elle accompagne, mais Pippo pensait qu’une méchante sauce nerend pas le poisson plus frais. Il aimait donc les jouissancesfaciles, mais il ne les voulait pas grossières, et,malheureusement, c’est une loi presque invariable que les plaisirsexquis se payent chèrement. Or la nuit des noces fait exception àcette règle ; c’est une circonstance unique dans la vie, quisatisfait à la fois les deux penchants les plus chers à l’homme, laparesse et la convoitise ; elle amène dans la chambre d’unjeune homme une femme couronnée de fleurs, qui ignore l’amour, etdont une mère s’est efforcée, depuis quinze ans, d’ennoblir l’âmeet d’orner l’esprit : pour obtenir un regard de cette bellecréature, il faudrait peut-être la supplier pendant une annéeentière ; cependant, pour posséder ce trésor, l’époux n’a qu’àouvrir les bras ; la mère s’éloigne ; Dieu lui-même lepermet. Si, en s’éveillant d’un si beau rêve, on ne se trouvait pasmarié, qui ne voudrait le faire tous les soirs ?

Pippo ne regrettait pas de ne point avoiradressé de questions à la négresse ; car une servante, enpareil cas, ne peut manquer de faire l’éloge de sa maîtresse,fût-elle plus laide qu’un péché mortel ; et les deux motséchappés à la signora Dorothée suffisaient. Il eût voulu seulementsavoir si sa dame inconnue était brune ou blonde. Pour se faire uneidée d’une femme, lorsqu’on sait qu’elle est belle, rien n’est plusimportant que de connaître la nuance de ses cheveux. Pippo hésitalongtemps entre les deux couleurs, enfin il s’imagina qu’elle avaitles cheveux châtains, afin de mettre son esprit en repos.

Mais il ne sut alors comment décider de quellecouleur étaient ses yeux ; il les aurait supposés noirs sielle eût été brune, et bleus si elle eût été blonde. Il se figuraqu’ils étaient bleus, non pas de ce bleu clair et indécis qui esttour à tour gris ou verdâtre, mais de cet azur pur comme le ciel,qui, dans les moments de passion, prend une teinte plus foncée, etdevient sombre comme l’aile du corbeau.

À peine ces yeux charmants lui eurent-ilsapparu, avec un regard tendre et profond, que son imagination lesentoura d’un front blanc comme la neige, et de deux joues rosescomme les rayons du soleil sur le sommet des Alpes. Entre ces deuxjoues, aussi douces qu’une pêche, il crut voir un nez effilé commecelui du buste antique qu’on a appelé l’Amour grec. Au-dessous, unebouche vermeille, ni trop grande ni trop petite, laissant passerentre deux rangées de perles une haleine fraîche etvoluptueuse ; le menton était bien formé et légèrementarrondi ; la physionomie franche, mais un peu altière ;sur un cou un peu long, sans un seul pli, d’une blancheur mate, sebalançait mollement, comme une fleur sur sa tige, cette tête etgracieuse et toute sympathique[4]. À cettebelle image, créée par la fantaisie, il ne manquait que d’êtreréelle. Elle va venir, pensait Pippo, elle sera ici quand il ferajour ; et ce qui n’est pas le moins surprenant dans sonétrange rêverie, c’est qu’il venait de faire, sans s’en douter, lefidèle portrait de sa future maîtresse.

Lorsque la frégate de l’État qui veille àl’entrée du port tira son coup de canon pour annoncer six heures dumatin, Pippo vit que la lumière de sa lampe devenait rougeâtre, etqu’une légère teinte bleue colorait ses vitres. Il se mit aussitôtà sa croisée. Ce n’était plus, cette fois, avec des yeux à demifermés qu’il regardait autour de lui ; bien que sa nuit se futpassée sans sommeil, il se sentait plus libre et plus dispos quejamais. L’aurore commençait à se montrer, mais Venise dormaitencore : cette paresseuse patrie du plaisir ne s’éveille passi matin. À l’heure où, chez nous, les boutiques s’ouvrent, lespassants se croisent, les voitures roulent, les brouillards sejouaient sur la lagune déserte et couvraient d’un rideau les palaissilencieux. Le vent ridait à peine l’eau ; quelques voilesparaissaient au loin du côté de Fusine, apportant à la reine desmers les provisions de la journée. Seul, au sommet de la villeendormie, l’ange du campanile de Saint-Marc sortait brillant ducrépuscule, et les premiers rayons du soleil étincelaient sur sesailes dorées.

Cependant les innombrables églises de Venisesonnaient l’Angélus à grand bruit ; les pigeons de larépublique, avertis par le son des cloches, dont ils savent compterles coups avec un merveilleux instinct, traversaient par bandes, àtire-d’aile, la rive des Esclavons, pour aller chercher sur lagrande place le grain qu’on y répand régulièrement pour eux à cetteheure ; les brouillards s’élevaient peu à peu ; le soleilparut ; quelques pêcheurs secouèrent leurs manteaux et semirent à nettoyer leurs barques ; l’un d’eux entonna d’unevoix claire et pure un couplet d’un air national ; du fondd’un bâtiment de commerce, une voix de basse lui répondit ;une autre plus éloignée se joignit au refrain du secondcouplet ; bientôt le chœur fut organisé, chacun faisait sapartie tout en travaillant, et une belle chanson matinale salua laclarté du jour.

La maison de Pippo était située sur le quaides Esclavons, non loin du palais Nani, à l’angle d’un petitcanal ; en cet instant, au fond de ce canal obscur, brilla lascie d’une gondole. Un seul barcarol était sur la poupe ; maisle frêle bateau fendait l’onde avec la rapidité d’une flèche, etsemblait glisser sur l’épais miroir où sa rame plate s’enfonçait encadence. Au moment de passer sous le pont qui sépare le canal de lagrande lagune, la gondole s’arrêta. Une femme masquée, d’une taillenoble et svelte, en sortit, et se dirigea vers le quai. Pippodescendit aussitôt et s’avança vers elle. – Est-ce vous ? luidit-il à voix basse. Pour toute réponse, elle prit sa main qu’illui présentait, et le suivit. Aucun domestique n’était encore levédans la maison ; sans dire un seul mot, ils traversèrent surla pointe du pied la galerie inférieure où dormait le portier.Arrivée dans l’appartement du jeune homme, la dame s’assit sur unsofa et resta d’abord quelque temps pensive. Elle ôta son masque.Pippo reconnut alors que la signora Dorothée ne l’avait pas trompé,et qu’il avait en effet devant lui une des plus belles femmes deVenise, et l’héritière de deux nobles familles, Béatrice Lorédano,veuve du procurateur Donato.

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