Nouvelles et Contes – Tome I

IX

Dix ans s’étaient passés. Les victorieuxdésastres de 1814 couvraient la France de soldats. Enveloppé parl’Europe entière, l’Empereur finissait comme il avait commencé, etretrouvait en vain, au terme de sa carrière, les inspirations descampagnes d’Italie. Les divisions russes, en marche sur Paris parles rives de la Seine, venaient d’être mises en déroute au combatde Nangis, où dix mille étrangers avaient succombé ; unofficier, gravement blessé, avait quitté le corps d’armée commandépar le général Gérard, et gagnait, par Étampes, la route de laBeauce. Il pouvait à peine se tenir à cheval ; épuisé defatigue, il frappa un soir à la porte d’une ferme de belleapparence, où il demanda un gîte pour la nuit. Après lui avoirdonné un bon souper, le fermier, qui n’avait pas plus de vingt-cinqans, lui amena sa femme, jeune et jolie campagnarde à peu près dumême âge et déjà mère de cinq enfants. En la voyant entrer,l’officier ne put retenir un cri de surprise, et la belle fermièrele salua d’un sourire. – Ne me trompé-je pas ? ditl’officier ; n’avez-vous pas été demoiselle de compagnieauprès de madame Doradour, et ne vous appelez-vous pasMarguerite ?

– À votre service, répondit la fermière,et c’est au colonel comte Gaston de la Honville que j’ai l’honneurde parler, si j’ai bonne mémoire. Voici Pierre Blanchard, mon mari,à qui je dois d’être encore au monde ; embrassez mes enfants,monsieur le comte : c’est tout ce qui reste d’une famille quia longtemps et fidèlement servi la vôtre.

– Est-ce possible ? réponditl’officier ; que sont donc devenus vos frères ?

– Ils sont restés à Champaubert et àMontmirail, dit la fermière d’une voix émue, et, depuis six ans,notre père les attendait.

– Et moi aussi, poursuivit l’officier,j’ai perdu ma mère, et, par cette seule mort, j’ai perdu autant quevous. À ces mots, il essuya une larme.

– Allons, Pierrot, ajouta-t-il gaiementen s’adressant au mari et en lui tendant son verre, buvons à lamémoire des morts, mon ami, et à la santé de tes enfants ! Ily a de rudes moments dans la vie ; le tout est de savoir lespasser.

Le lendemain, en quittant la ferme, l’officierremercia ses hôtes, et, au moment de remonter à cheval, il ne puts’empêcher de dire à la fermière :

– Et vos amours d’autrefois, Margot, vousen souvient-il ?

– Ma foi, monsieur le comte, réponditMargot, ils sont restés dans la rivière.

– Et avec la permission de monsieur,ajouta Pierrot, je n’irai pas les y repêcher.

FIN DE MARGOT.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer