Nouvelles et Contes – Tome I

VIII

À quoi sert de jouer l’indifférent quand onaime, sinon à souffrir cruellement le jour où la véritél’emporte ? Frédéric s’était juré tant de fois qu’il ne seraitpas jaloux de Bernerette, il l’avait si souvent répété devant sesamis, qu’il avait fini par le croire lui-même. Il regagna son logisà pied, en sifflant une contredanse.

– Elle a un autre amant, se dit-il ;tant mieux pour elle ; c’est ce que je souhaitais. Désormaisme voilà tranquille.

Mais à peine fut-il arrivé chez lui qu’ilsentit une faiblesse mortelle. Il s’assit, posa son front dans sesmains comme pour y comprimer sa pensée. Après une lutte inutile, lanature fut la plus forte ; il se leva le visage baigné delarmes, et il trouva quelque soulagement à s’avouer ce qu’iléprouvait.

Une langueur extrême succéda à cette violentesecousse. La solitude lui devint intolérable, et pendant plusieursjours il passa son temps en visites, en courses sans but. Tantôt ilessayait de ressaisir l’insouciance qu’il avait affectée ;tantôt il s’abandonnait à une colère aveugle, à des projets devengeance. Le dégoût de la vie s’emparait de lui. Il se souvenaitde la triste circonstance qui avait accompagné son amournaissant ; ce funeste exemple était devant ses yeux.

– Je commence à le comprendre, disait-ilà Gérard ; je ne m’étonne plus qu’on désire la mort en pareilcas. Ce n’est pas pour une femme qu’on se tue, c’est parce qu’ilest inutile et impossible de vivre quand on souffre à ce point,quelle qu’en soit la cause.

Gérard connaissait trop bien son ami pourdouter de son désespoir, et il l’aimait trop pour l’y abandonner.Il trouva moyen, par des protections puissantes dont il n’avaitjamais usé pour lui-même, de faire attacher Frédéric à uneambassade. Il se présenta un matin chez lui avec un ordre de départdu ministre des affaires étrangères.

– Les voyages, lui dit-il, sont lemeilleur, le seul remède contre le chagrin. Pour te décider àquitter Paris, je me suis fait solliciteur, et, grâce à Dieu, j’airéussi. Si tu as du courage, tu partiras sur-le-champ pour Berne,où le ministre t’envoie.

Frédéric n’hésita pas. Il remercia son ami, ets’occupa aussitôt de mettre ses affaires en ordre. Il écrivit à sonpère pour lui apprendre Ses nouveaux projets, et lui demanda sonautorisation. La réponse fut favorable. Au bout de quinze jours,les dettes étaient payées ; rien ne s’opposait plus au départde Frédéric, et il alla chercher son passe-port.

Mademoiselle Darcy lui fit mille questions,mais il n’y voulait plus répondre. Tant qu’il n’avait pas vu clairdans son propre cœur, il s’était prêté par faiblesse à la curiositéde sa jeune confidente ; mais la souffrance était maintenanttrop vraie pour qu’il consentît à en faire un jeu, et, ens’apercevant du danger de sa passion, il avait compris combienl’intérêt qu’y prenait mademoiselle Darcy était frivole. Il fitdonc ce que font tous les hommes en pareil cas. Pour aider lui-mêmeà sa guérison, il prétendit qu’il était guéri ; qu’uneamourette avait pu l’étourdir, mais qu’il était d’un âge à penser àdes choses plus sérieuses. Mademoiselle Darcy, comme on peutcroire, n’approuva pas de pareils sentiments ; elle ne voyaitde sérieux en ce monde que l’amour ; le reste lui semblaitméprisable. Tels étaient du moins ses discours. Frédéric la laissaparler, et convint de bonne grâce avec elle qu’il ne saurait jamaisaimer. Son cœur lui disait assez le contraire, et, en se donnantpour inconstant, il aurait voulu ne pas mentir.

Moins il se sentait de courage, plus il sehâtait de partir. Il ne pouvait cependant se défendre d’une penséequi l’obsédait. Quel était le nouvel amant de Bernerette ? Quefaisait-elle ? Devait-il tenter de la revoir encore unefois ? Gérard n’était pas de cet avis ; il avait pourprincipe de ne rien faire à demi. Du moment que Frédéric étaitdécidé à s’éloigner, il lui conseillait de tout oublier. – Queveux-tu savoir ? lui disait-il ; ou Bernerette ne te dirarien, ou elle altérera la vérité. Puisqu’il est prouvé qu’un autreamour l’occupe, à quoi bon le lui faire avouer ? Une femmen’est jamais sincère sur ce sujet avec un ancien amant, mêmelorsque tout rapprochement est impossible. Qu’espères-tud’ailleurs ? elle ne t’aime plus.

C’était à dessein et pour rendre à son ami unpeu de force, que Gérard s’exprimait en termes aussi durs. Jelaisse à ceux qui ont aimé à juger l’effet qu’ils pouvaientproduire. Mais bien des gens ont aimé qui ne le savent pas. Lesliens de ce monde, même les plus forts, se dénouent la plupart dutemps ; quelques-uns seulement se brisent. Ceux dontl’absence, l’ennui, la satiété, ont affaibli peu à peu les amours,ne peuvent se figurer ce qu’ils eussent éprouvé si un coup subitles avait frappés. Le cœur le plus froid saigne et s’ouvre à cecoup ; qui y reste insensible n’est pas homme. De toutes lesblessures que la mort nous fait ici-bas avant de nous abattre,c’est la plus profonde. Il faut avoir regardé avec des yeux pleinsde larmes le sourire d’une maîtresse infidèle, pour comprendre cesmots : Elle ne t’aime plus ! Il faut avoirlongtemps pleuré pour s’en souvenir ; c’est une tristeexpérience. Si je voulais tenter d’en donner une idée à ceux quil’ignorent, je leur dirais que je ne sais pas lequel est le pluscruel de perdre tout à coup la femme qu’on aime, par soninconstance ou par sa mort.

Frédéric ne pouvait rien répondre aux sévèresconseils de Gérard ; mais un instinct plus fort que la raisonluttait en lui contre ces conseils. Il prit une autre voie pourparvenir à son but ; sans se rendre compte de ce qu’ilvoulait, ni de ce qui en pourrait advenir, il chercha un moyend’avoir à tout prix des nouvelles de son amie. Il portait une bagueassez belle, que Bernerette avait souvent regardée d’un œild’envie. Malgré tout son amour pour elle, il n’avait jamais pu sedécider à lui donner ce bijou, qu’il tenait de son père. Il leremit à Gérard, en lui disant qu’il appartenait à Bernerette, et ille pria de se charger de lui remettre cette bague, qu’elle avait,disait-il, oubliée chez lui. Gérard se chargea volontiers de lacommission, mais il ne se pressait pas de s’en acquitter. Frédéricinsista ; il fallut céder.

Les deux amis sortirent un matin ensemble, et,tandis que Gérard allait chez Bernerette, Frédéric l’attendit auxTuileries. Il se mêla assez tristement à la foule des promeneurs.Ce n’était pas sans regret qu’il se séparait d’une relique defamille qui lui était chère ; et quel bien enespérait-il ? qu’apprendrait-il qui pût le consoler ?Gérard allait voir Bernerette, et si quelque parole, quelqueslarmes échappaient à celle-ci, ne croirait-il pas nécessaire den’en rien témoigner ? Frédéric regardait la grille du jardin,et s’attendait à tout moment à voir revenir son ami d’un airindifférent. Qu’importe ? Il aurait vu Bernerette ; ilétait impossible qu’il n’eût rien à dire ; qui sait ce que lehasard peut faire ? Il aurait peut-être appris, bien deschoses dans cette visite. Plus Gérard tardait à paraître, et plusFrédéric espérait.

Cependant le ciel était sans nuages ; lesarbres commençaient à se couvrir de verdure. Il y a un arbre auxTuileries qu’on appelle l’arbre du 20 mars. C’est un marronnierqui, dit-on, était en fleur le jour de la naissance du roi de Rome,et qui, tous les ans, fleurit à la même époque. Frédéric s’étaitassis bien des fois sous cet arbre ; il y retourna, parhabitude, en rêvant. Le marronnier était fidèle a sa poétiquerenommée ; ses branches répandaient les premiers parfums del’année. Des femmes, des enfants, des jeunes gens allaient etvenaient. La gaieté du printemps respirait sur tous les visages.Frédéric réfléchissait à l’avenir, à son voyage, au pays qu’ilallait voir ; une inquiétude mêlée d’espérance l’agitaitmalgré lui ; tout ce qui l’entourait semblait l’appeler à uneexistence nouvelle. Il pensa à son père, dont il était l’orgueil etl’appui, dont il n’avait reçu, depuis qu’il était au monde, que desmarques de tendresse. Peu à peu des idées plus douces, plus saines,prirent le dessus dans son esprit. La multitude qui se croisaitdevant lui le fit songer à la variété et à l’inconstance deschoses. N’est-ce pas, en effet, un spectacle étrange que celui dela foule, quand on réfléchit que chaque être a sa destinée ? Ya-t-il rien qui doive nous donner une idée plus juste de ce quenous valons, et de ce que nous sommes aux yeux de laProvidence ? Il faut vivre, pensa Frédéric, il faut obéir ausuprême guide. Il faut marcher même quand on souffre, car nul nesait où il va. Je suis libre et bien jeune encore ; il fautprendre courage et se résigner.

Comme il était plongé dans ces pensées, Gérardparut et accourut vers lui. Il était pâle et très ému.

– Mon ami, lui dit-il, il faut y aller.Vite, ne perdons pas de temps.

– Où me mènes-tu ?

– Chez elle. Je t’ai conseillé ce quej’ai cru juste ; mais il y a telle occasion où le calcul esten défaut, et la prudence hors de saison.

– Que se passe-t-il donc ? s’écriaFrédéric.

– Tu vas le savoir ; viens,courons.

Ils allèrent ensemble chez Bernerette.

– Monte seul, dit Gérard, je reviens dansun instant ; – et il s’éloigna.

Frédéric entra. La clef était à la porte, lesvolets étaient fermés.

– Bernerette, dit-il, oùêtes-vous ?

Point de réponse.

Il s’avança dans les ténèbres, et, à la lueurd’un feu à demi éteint, il aperçut son amie assise à terre près dela cheminée.

– Qu’avez-vous ? demanda-t-il,qu’est-il arrivé ?

Même silence.

Il s’approcha d’elle, lui prit la main.

– Levez-vous, lui dit-il ; quefaites-vous là ?

Mais à peine avait-il prononcé ces mots, qu’ilrecula d’horreur. La main qu’il tenait était glacée et un corpsinanimé venait de rouler à ses pieds.

Épouvanté, il appela au secours. Gérardentrait, suivi d’un médecin. On ouvrit la fenêtre ; on portaBernerette sur son lit. Le médecin l’examina, secoua la tête, etdonna des ordres. Les symptômes n’étaient pas douteux, la pauvrefille avait pris du poison ; mais quel poison ? Lemédecin l’ignorait, et cherchait en vain à le deviner. Il commençapar saigner la malade ; Frédéric la soutenait dans sesbras ; elle ouvrit les yeux, le reconnut et l’embrassa, puiselle retomba dans sa léthargie. Le soir, on lui fit prendre unetasse de café ; elle revint à elle comme si elle se fûtéveillée d’un songe. On lui demanda alors quel était le poison dontelle s’était servie ; elle refusa d’abord de le dire ;mais, pressée par le médecin, elle l’avoua. Un flambeau de cuivre,placé sur la cheminée, portait les marques de plusieurs coups delime ; elle avait eu recours à cet affreux moyen pouraugmenter l’effet d’une faible dose d’opium, le pharmacien auquelelle s’était adressée ayant refusé d’en donner davantage.

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