Nouvelles et Contes – Tome I

I

Croyez-vous, madame, qu’il soit possibled’être amoureux de deux personnes à la fois ? Si pareillequestion m’était faite, je répondrais que je n’en crois rien. C’estpourtant ce qui est arrivé à un de mes amis, dont je vousraconterai l’histoire, afin que vous en jugiez vous-même.

En général, lorsqu’il s’agit de justifier undouble amour, on a d’abord recours aux contrastes. L’une étaitgrande, l’autre petite ; l’une avait quinze ans, l’autre enavait trente. Bref, on tente de prouver que deux femmes, qui ne seressemblent ni d’âge, ni de figure, peuvent inspirer en même tempsdeux passions différentes. Je n’ai pas ce prétexte pour m’aiderici, car les deux femmes dont il s’agit se ressemblaient, aucontraire, un peu. L’une était mariée, il est vrai, et l’autreveuve ; l’une riche, et l’autre très pauvre ; mais ellesavaient presque le même âge, et elles étaient toutes deux brunes etfort petites. Bien qu’elles ne fussent ni sœurs ni cousines, il yavait entre elles un air de famille : de grands yeux noirs,même finesse de taille ; c’étaient deux ménechmes femelles. Nevous effrayez pas de ce mot ; il n’y aura pas de quiproquodans ce conte.

Avant d’en dire plus de ces dames, il fautparler de notre héros. Vers 1825 environ, vivait à Paris un jeunehomme que nous appellerons Valentin. C’était un garçon assezsingulier, et dont l’étrange manière de vivre aurait pu fournirquelque matière aux philosophes qui étudient l’homme. Il y avait,en lui, pour ainsi dire, deux personnages différents. Vousl’eussiez pris, en le rencontrant un jour, pour un petit maître dela Régence. Son ton léger, son chapeau de travers, son air d’enfantprodigue en joyeuse humeur, vous eussent fait revenir en mémoirequelque talon rouge du temps passé. Le jour suivant, vousn’auriez vu en lui qu’un modeste étudiant de province se promenantun livre sous le bras. Aujourd’hui il roulait carrosse et jetaitl’argent par les fenêtres ; demain il allait dîner à quarantesous. Avec cela, il recherchait en toute chose une sorte deperfection et ne goûtait rien qui fût incomplet. Quand ils’agissait de plaisir, il voulait que tout fût plaisir, et n’étaitpas homme à acheter une jouissance par un moment d’ennui. S’ilavait une loge au spectacle, il voulait que la voiture qui l’ymenait fût douce, que le dîner eût été bon, et qu’aucune idéefâcheuse ne put se présenter en sortant. Mais il buvait de bon cœurla piquette dans un cabaret de campagne, et se mettait à la queuepour aller au parterre. C’était alors un autre élément, et il n’yfaisait pas le difficile ; mais il gardait dans sesbizarreries une sorte de logique, et s’il y avait en lui deuxhommes divers, ils ne se confondaient jamais.

Ce caractère étrange provenait de deuxcauses : peu de fortune et un grand amour du plaisir. Lafamille de Valentin jouissait de quelque aisance, mais il n’y avaitrien de plus dans la maison qu’une honnête médiocrité. Une douzainede mille francs par an dépensés avec ordre et économie, ce n’estpas de quoi mourir de faim ; mais quand une famille entièrevit là-dessus, ce n’est pas de quoi donner des fêtes. Toutefois,par un caprice du hasard, Valentin était né avec des goûts que peutavoir le fils d’un grand seigneur. À père avare, dit-on, filsprodigue ; à parents économes, enfants dépensiers. Ainsi leveut la Providence, que cependant tout le monde admire.

Valentin avait fait son droit, et était avocatsans causes, profession commune aujourd’hui. Avec l’argent qu’ilavait de son père et celui qu’il gagnait de temps en temps, ilpouvait être assez heureux, mais il aimait mieux tout dépenser à lafois et se passer de tout le lendemain. Vous vous souvenez, madame,de ces marguerites que les enfants effeuillent brin à brin ?Beaucoup, disent-ils à la première feuille ;passablement, à la seconde, et, à la troisième, pas dutout. Ainsi faisait Valentin de ses journées ; mais lepassablement n’y était pas, car il ne pouvait lesouffrir.

Pour vous le faire mieux connaître, il fautvous dire un trait de son enfance. Valentin couchait, à dix oudouze ans, dans un petit cabinet vitré, derrière la chambre de samère. Dans ce cabinet d’assez triste apparence, et encombréd’armoires poudreuses, se trouvait, entre autres nippes, un vieuxportrait avec un grand cadre doré. Quand, par une belle matinée, lesoleil donnait sur ce portrait, l’enfant, à genoux sur son lit,s’en approchait avec délices. Tandis qu’on le croyait endormi, enattendant que l’heure du maître arrivât, il restait parfois desheures entières le front posé sur l’angle du cadre ; lesrayons de lumière, frappant sur les dorures, l’entouraient d’unesorte d’auréole où nageait son regard ébloui. Dans cette posture,il faisait mille rêves ; une extase bizarre s’emparait de lui.Plus la clarté devenait vive, et plus son cœur s’épanouissait.Quand il fallait enfin détourner les yeux, fatigués de l’éclat dece spectacle, il fermait alors ses paupières, et suivait aveccuriosité la dégradation des teintes nuancées dans cette tacherougeâtre qui reste devant nous quand nous fixons trop longtemps lalumière ; puis il revenait à son cadre, et recommençait deplus belle. Ce fut là, m’a-t-il dit lui-même, qu’il prit un goûtpassionné pour l’or et le soleil, deux excellentes choses dureste.

Ses premiers pas dans la vie furent guidés parl’instinct de sa passion native. Au collège, il ne se lia qu’avecdes enfants plus riches que lui, non par orgueil, mais par goût.Précoce d’esprit dans ses études, l’amour-propre le poussait moinsqu’un certain besoin de distinction. Il lui arrivait de pleurer aumilieu de la classe, quand il n’avait pas, le samedi, sa place aubanc d’honneur. Il achevait ses humanités et travaillait avecardeur, lorsqu’une dame, amie de sa mère, lui fit cadeau d’unebelle turquoise : au lieu d’écouter la leçon, il regardait sabague reluire à son doigt. C’était encore l’amour de l’or tel quepeut le ressentir un enfant curieux. Dès que l’enfant fut homme, cedangereux penchant porta bientôt ses fruits.

À peine eut-il sa liberté, qu’il se jeta sansréflexion dans tous les travers d’un fils de famille. Né d’humeurgaie, insouciant de l’avenir, l’idée qu’il était pauvre ne luivenait pas, et il ne semblait pas s’en douter. Le monde le lui fitcomprendre. Le nom qu’il portait lui permettait de traiter en égauxdes jeunes gens qui avaient sur lui l’avantage de la fortune. Admispar eux, comment les imiter ? Les parents de Valentin vivaientà la campagne. Sous prétexte de faire son droit, il passait sontemps à se promener aux Tuileries et au boulevard. Sur ce terrain,il était à l’aise ; mais, quand ses amis le quittaient pourmonter à cheval, force lui était de rester à pied, seul et un peudésappointé. Son tailleur lui faisait crédit ; mais à quoisert l’habit quand la poche est vide ? Les trois quarts dutemps il en était là. Trop fier pour vivre en parasite, il prenaità tâche de dissimuler ses secrets motifs de sagesse, refusaitdédaigneusement des parties de plaisir où il ne pouvait payer sonécot, et s’étudiait à ne toucher aux riches que dans ses jours derichesse. Ce rôle, difficilement soutenu, tomba devant la volontépaternelle ; il fallut choisir un état. Valentin entra dansune maison de banque. Le métier de commis ne lui plaisait guère,encore moins le travail quotidien. Il allait au bureau l’oreillebasse ; il avait fallu renoncer aux amis en même temps qu’à laliberté ; il n’en était pas honteux, mais il s’ennuyait. Quandarrivait, comme dit André Chénier, le jour de la veine dorée, unesorte de fièvre le saisissait. Qu’il eût des dettes à payer ouquelque emplette utile à faire, la présence de l’or le troublait àtel point, qu’il en perdait la réflexion. Dès qu’il voyait brillerdans ses mains un peu de ce rare métal, il sentait son cœurtressaillir, et ne pensait plus qu’à courir, s’il faisait beau.Quand je dis courir, je me trompe ; on le rencontrait, cejour-là, dans une bonne voiture de louage, qui le menait au Rocherde Cancale ; là, étendu sur les coussins, respirant l’air oufumant son cigare, il se laissait bercer mollement, sans jamaissonger à demain. Demain, pourtant, c’était l’ordinaire, il fallaitredevenir commis ; mais peu lui importait, pourvu qu’à toutprix il eût satisfait son imagination. Les appointements du moiss’envolaient ainsi en un jour. Il passait, disait-il, ses mauvaismoments à rêver, et ses bons moments à réaliser ses rêves :tantôt à Paris, tantôt à la campagne, on le rencontrait avec sonfracas, presque toujours seul, preuve que ce n’était pas vanité desa part. D’ailleurs il faisait ses extravagances avec la simplicitéd’un grand seigneur qui se passe un caprice. Voilà un boncommis ! direz-vous ; aussi le mit-on à la porte.

Avec la liberté et l’oisiveté revinrent destentations de toute espèce. Quand on a beaucoup de désirs, beaucoupde jeunesse et peu d’argent, on court grand risque de faire dessottises. Valentin en fit d’assez grandes. Toujours poussé par samanie de changer des rêves en réalité, il en vint à faire les plusdangereux rêves. Il lui passait, je suppose, par la tête de serendre compte de ce que peut être la vie d’un tel qui a cent millefrancs à manger par an. Voilà mon étourdi qui, toute une journée,n’en agissait ni plus ni moins que s’il eût été le personnage enquestion. Jugez où cela peut conduire avec un peu d’intelligence etde curiosité. Le raisonnement de Valentin sur sa manière de vivreétait, du reste, assez plaisant. Il prétendait qu’à chaque créaturevivante revient de droit une certaine somme de jouissance ; ilcomparait cette somme à une coupe pleine que les économes videntgoutte à goutte, et qu’il buvait, lui, à grands traits. – Je necompte pas les jours, disait-il, mais les plaisirs ; et lejour où je dépense vingt-cinq louis, j’ai cent quatre-vingt-deuxmille cinq cents livres de rente. Au milieu de toutes ces folies,Valentin avait dans le cœur un sentiment qui devait le préserver,c’était son affection pour sa mère. Sa mère, il est vrai, l’avaittoujours gâté ; c’est un tort, dit-on, je n’en saisrien ; mais, en tout cas, c’est le meilleur et le plus natureldes torts. L’excellente femme qui avait donné la vie à Valentin fittout au monde pour la lui rendre douce. Elle n’était pas riche,comme vous savez. Si tous les petits écus glissés en cachette dansla main de l’enfant chéri s’étaient trouvés tout à coup rassemblés,ils auraient pourtant fait une belle pile. Valentin, dans tous sesdésordres, n’eut jamais d’autre frein que l’idée de ne pasrapporter un chagrin à sa mère ; mais cette idée le suivaitpartout. D’un autre côté, cette affection salutaire ouvrait soncœur à toutes les bonnes pensées, à tous les sentiments honnêtes.C’était pour lui la clef d’un monde qu’il n’eût peut être pascompris sans cela. Je ne sais qui a dit le premier qu’un être aimén’est jamais malheureux ; celui là eût pu dire encore :« Qui aime sa mère n’est jamais méchant. » Quand Valentinregagnait le logis, après quelque folle équipée,

Traînant l’aile et tirant le pied,

sa mère arrivait et le consolait. Qui pourraitcompter les soins patients, les attentions en apparence faciles,les petites joies intérieures, par lesquels l’amitié se prouve ensilence, et rend la vie douce et légère ? J’en veux citer unexemple en passant.

Un jour que l’étourdi garçon avait vidé sabourse au jeu, il venait de rentrer de mauvaise humeur. Les coudessur sa table, la tête dans ses mains, il se livrait à ses idéessombres. Sa mère entra, tenant un gros bouquet de roses dans unverre d’eau, qu’elle posa doucement sur la table, à côté de lui. Illeva les yeux pour la remercier, et elle lui dit en souriant :Il y en a pour quatre sous. Ce n’était pas cher, comme vousvoyez ; cependant le bouquet était superbe. Valentin, restéseul, sentit le parfum frapper son cerveau excité. Je ne sauraisvous dire quelle impression produisit sur lui une si doucejouissance, si facilement venue, si inopinément apportée ; ilpensa à la somme qu’il avait perdue, il se demanda ce qu’en auraitpu faire la main maternelle qui le consolait à si bon marché. Soncœur gonflé se fondit en larmes, et il se souvint des plaisirs dupauvre qu’il venait d’oublier.

Ces plaisirs du pauvre lui devinrent chers, àmesure qu’il les connut mieux. Il les aima parce qu’il aimait samère ; il regarda peu à peu autour de lui, et ayant un peuessayé de tout, il se trouva capable de tout sentir. Est-ce unavantage ? Je n’en puis rien dire encore. Chance dejouissance, chance de souffrance. J’aurai l’air de faire uneplaisanterie si je vous dis qu’en avançant dans la vie, Valentindevint à la fois plus sage et plus fou ; c’est pourtant lavérité pure. Une double existence se développait en lui. Si sonesprit avide l’entraînait, son cœur le retenait au logis.S’enfermait-il, décidé au repos, un orgue de Barbarie, jouant unevalse, passait sous la fenêtre et dérangeait tout. Sortait-ilalors, et, selon sa coutume, courait-il après le plaisir, unmendiant rencontré en route, un mot touchant trouvé par hasard dansle fatras d’un drame à la mode, le rendaient pensif, et ilretournait chez lui. Prenait-il la plume, et s’asseyait-il pourtravailler, sa plume distraite esquissait sur les marges d’undossier la silhouette d’une jolie femme qu’il avait rencontrée aubal. Une bande joyeuse, réunie chez un ami, l’invitait-elle àrester à souper, il tendait son verre en riant, et buvait unecopieuse rasade ; puis il fouillait dans sa poche, voyaitqu’il avait oublié sa clef, qu’il réveillerait sa mère enrentrant ; il s’esquivait et revenait respirer ses rosesbien-aimées.

Tel était ce garçon, simple et écervelé,timide et fier, tendre et audacieux. La nature l’avait fait riche,et le hasard l’avait fait pauvre ; au lieu de choisir, il pritles deux partis. Tout ce qu’il y avait en lui de patience, deréflexion et de résignation ne pouvait triompher de l’amour duplaisir, et ses plus grands moments de déraison ne pouvaiententamer son cœur. Il ne lutta ni contre son cœur, ni contre leplaisir qui l’attirait. Ce fut ainsi qu’il devint double, et qu’ilvécut en perpétuelle contradiction avec lui-même, comme je vous lemontrais tout à l’heure. Mais c’est de la faiblesse, allez-vousdire. Eh ! mon Dieu, oui ; ce n’est pas là un Romain,mais nous ne sommes pas ici à Rome. [2]

Nous sommes à Paris, madame, et il estquestion de deux amours. Heureusement pour vous, le portrait de meshéroïnes sera plus vite fait que celui de mon héros. Tournez lapage, elles vont entrer en scène.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer