Nouvelles et Contes – Tome I

X

La marquise de Parnes était plusqu’orgueilleuse, elle était hautaine. Habituée dès l’enfance à voirtous ses caprices satisfaits, négligée par son mari, gâtée par satante, flattée par le monde qui l’entourait, le seul conseiller quila dirigeât, au milieu d’une liberté si dangereuse, était cettefierté native qui triomphait même des passions. Elle pleuraamèrement en rentrant chez elle ; puis elle fit défendre saporte, et réfléchit à ce qu’elle avait à faire, résolue à n’en passouffrir davantage.

Quand Valentin, le lendemain, alla voir madameDelaunay, il crut s’apercevoir qu’il était suivi. Il l’était eneffet, et la marquise eut bientôt appris la demeure de la veuve,son nom, et les visites fréquentes que le jeune homme lui rendait.Elle ne voulut pas s’en tenir là, et, quelque invraisemblable quepuisse paraître le moyen dont elle se servit, il n’est pas moinsvrai qu’elle l’employa, et qu’il lui réussit.

À sept heures du matin, elle sonna sa femme dechambre ; elle se fit apporter par cette fille une robe detoile, un tablier, un mouchoir de coton, et un ample bonnet souslequel elle cacha, autant que possible, son visage. Ainsitravestie, un panier sous le bras, elle se rendit au marché desInnocents. C’était l’heure où madame Delaunay avait coutume d’yaller, et la marquise ne chercha pas longtemps ; elle savaitque la veuve lui ressemblait, et elle aperçut bientôt devantl’étalage d’une fruitière une jeune femme à peu près de sa taille,aux yeux noirs et à la démarche modeste, marchandant des cerises.Elle s’approcha.

– N’est-ce pas à madame Delaunay,demanda-t-elle, que j’ai l’honneur de parler ?

– Oui, mademoiselle ; que mevoulez-vous ?

La marquise ne répondit pas ; safantaisie était satisfaite et peu lui importait qu’on s’en étonnât.Elle jeta sur sa rivale un regard rapide et curieux, la toisa despieds à la tête, puis se retourna et disparut.

Valentin ne venait plus chez madame deParnes ; il reçut d’elle une invitation de bal imprimée, etcrut devoir s’y rendre par convenance. Quand il entra dans l’hôtel,il fut surpris de ne voir qu’une fenêtre éclairée ; lamarquise était seule et l’attendait. – Pardonnez-moi, lui dit-elle,la petite ruse que j’ai employée pour vous faire venir ; j’aipensé que vous ne répondriez peut-être pas si je vous écrivais pourvous demander un quart d’heure d’entretien, et j’ai besoin de vousdire un mot, en vous suppliant d’y répondre sincèrement.

Valentin, qui de son naturel n’était pasgardeur de rancune, et chez qui le ressentiment passait aussi vitequ’il venait, voulut mettre la conversation sur un ton enjoué, etcommença à plaisanter la marquise sur son bal supposé. Elle luicoupa la parole en lui disant : J’ai vu madame Delaunay.

– Ne vous effrayez pas, ajouta-t-elle,voyant Valentin changer de visage ; je l’ai vue sans qu’ellesût qui j’étais et de manière à ce qu’elle ne puisse mereconnaître. Elle est jolie, et il est vrai qu’elle me ressemble unpeu. Parlez-moi franchement : l’aimiez-vous déjà quand vousm’avez envoyé une lettre qui était écrite pour elle ?

Valentin hésitait.

– Parlez, parlez sans crainte, dit lamarquise. C’est le seul moyen de me prouver que vous avez quelqueestime pour moi.

Elle avait prononcé ces mots avec tant detristesse, que Valentin en fut ému. Il s’assit près d’elle, et luiconta fidèlement tout ce qui s’était passé dans son cœur. – Jel’aimais déjà, lui dit-il enfin, et je l’aime encore ; c’estla vérité.

– Rien n’est plus possible entre nous,répondit la marquise en se levant. Elle s’approcha d’une glace, serenvoya à elle-même un regard coquet.

– J’ai fait pour vous, continua-t-elle,la seule action de ma vie où je n’ai réfléchi à rien. Je ne m’enrepens pas, mais je voudrais n’être pas seule à m’en souvenirquelquefois.

Elle ôta de son doigt une bague d’or où étaitenchâssée une aigue-marine.

– Tenez, dit-elle à Valentin, portez cecipour l’amour de moi ; cette pierre ressemble à une larme.

Quand elle présenta sa bague au jeune homme,il voulut lui baiser la main.

– Prenez garde, dit-elle ; songezque j’ai vu votre maîtresse ; ne nous souvenons pas troptôt.

– Ah ! répondit-il, je l’aimeencore, mais je sens que je vous aimerai toujours.

– Je le crois, répliqua la marquise, etc’est peut-être pour cette raison que je pars demain pour laHollande, où je vais rejoindre mon mari.

– Je vous suivrai, s’écriaValentin ; n’en doutez pas, si vous quittez la France, jepartirai en même temps que vous.

– Gardez-vous-en bien, ce serait meperdre, et vous tenteriez en vain de me revoir.

– Peu m’importe ; quand je devraisvous suivre à dix lieues de distance, je vous prouverai du moinsainsi la sincérité de mon amour, et vous y croirez malgré vous.

– Mais je vous dis que j’y crois,répondit madame de Parnes avec un sourire malin : adieu donc,ne faites pas cette folie.

Elle tendit la main à Valentin, etentr’ouvrit, pour se retirer, la porte de sa chambre à coucher.

– Ne faites pas cette folie,ajouta-t-elle d’un ton léger ; ou, si vous la faisiez parhasard, vous m’écririez un mot à Bruxelles, parce que de là on peutchanger de route.

La porte se ferma sur ces paroles, etValentin, resté seul, sortit de l’hôtel dans le plus grandtrouble.

Il ne put dormir de la nuit, et le lendemain,au point du jour, il n’avait encore pris aucun parti sur laconduite qu’il tiendrait. Un billet assez triste de madameDelaunay, reçu à son réveil, l’avait ébranlé sans le décider. Àl’idée de quitter la veuve, son cœur se déchirait ; mais àl’idée de suivre en poste l’audacieuse et coquette marquise, il sesentait tressaillir de désir ; il regardait l’horizon, ilécoutait rouler les voitures ; les folles équipées du tempspassé lui revenaient en tête ; que vous dirai-je ? ilsongeait à l’Italie, au plaisir, à un peu de scandale, à Lauzundéguisé en postillon ; d’un autre côté, sa mémoire inquiètelui rappelait les craintes si naïvement exprimées un soir parmadame Delaunay. Quel affreux souvenir n’allait-il pas luilaisser ! Il se répétait ces paroles de la veuve :Faut-il qu’un jour j’aie horreur de vous ?

Il passa la journée entière renfermé, et aprèsavoir épuisé tous les caprices, tous les projets fantasques de sonimagination : Que veux-je donc ? se demanda-t-il. Si j’aivoulu choisir entre ces deux femmes, pourquoi cetteincertitude ? et, si je les aime toutes les deux également,pourquoi me suis-je mis de mon propre gré dans la nécessité deperdre l’une ou l’autre ? Suis-je fou ? Ai-je maraison ? Suis-je perfide ou sincère ? Ai-je trop peu decourage ou trop peu d’amour ?

Il se mit à table, et, prenant le dessin qu’ilavait fait autrefois, il considéra attentivement ce portraitinfidèle qui ressemblait à ses deux maîtresses. Tout ce qui luiétait arrivé depuis deux mois se représenta à son esprit : lepavillon et la chambrette, la robe d’indienne et les blanchesépaules, les grands dîners et les petits déjeuners, le piano etl’aiguille à tricoter, les deux mouchoirs, le coussin brodé, ilrevit tout. Chaque heure de sa vie lui donnait un conseildifférent.

– Non, se dit-il enfin, ce n’est pasentre deux femmes que j’ai à choisir, mais entre deux routes quej’ai voulu suivre à la fois, et qui ne peuvent mener au mêmebut : l’une est la folie et le plaisir, l’autre estl’amour ; laquelle dois-je prendre ? laquelle conduit aubonheur ?

Je vous ai dit, en commençant ce conte, queValentin avait une mère qu’il aimait tendrement. Elle entra dans sachambre tandis qu’il était plongé dans ces pensées.

– Mon enfant, lui dit-elle, je vous ai vutriste ce matin. Qu’avez-vous ? Puis-je vous aider ?Avez-vous besoin de quelque argent ? Si je ne puis vous rendreservice, ne puis-je du moins savoir vos chagrins et tenter de vousconsoler ?

– Je vous remercie, répondit Valentin. Jefaisais des projets de voyage, et je me demandais qui doit nousrendre heureux, de l’amour ou du plaisir ; j’avais oubliél’amitié. Je ne quitterai pas mon pays, et la seule femme à qui jeveuille ouvrir mon cœur est celle qui peut le partager avecvous.

FIN DES DEUX MAÎTRESSES.

Bien que l’auteur se soit amusé à prêter aupersonnage de Valentin quelques traits de son propre caractère, lesdoubles amours du héros n’ont existé que dans son imagination.

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