Nouvelles et Contes – Tome I

VII

Il est singulier qu’aux choses de ce monde,ceux qui se trompent le mieux soient précisément ceux qui y sontintéressés. À la contenance de Gaston près de mademoiselle deVercelles, le plus indifférent témoin aurait deviné qu’il en étaitamoureux. Cependant Margot ne le vit pas d’abord, ou plutôt nevoulut pas le voir. Malgré le chagrin qu’elle en éprouvait, unsentiment inexprimable, et que bien des gens croiraient impossible,l’empêcha longtemps de discerner la vérité : je veux parler decette admiration que mademoiselle de Vercelles lui avaitinspirée.

Mademoiselle de Vercelles était grande,blonde, avenante. Elle faisait mieux que plaire ; elle était,si l’on peut s’exprimer ainsi, d’une beauté consolante. Il y avait,en effet, dans son regard et dans son parler, un calme si singulieret si doux, qu’il n’était pas possible de résister au plaisir quecausait sa présence. Au bout de quelques jours, elle témoigna àMargot beaucoup d’amitié ; elle lui fit même les premièresavances. Elle lui enseigna quelques petits secrets de broderie etde tapisserie ; elle lui prit le bras à la promenade, et luifit chanter, en l’accompagnant au piano, les airs de son village.Margot fut d’autant plus touchée de ces marques de bienveillancequ’elle avait le cœur déchiré. Il y avait près de trois joursqu’elle vivait dans l’abandon le plus cruel, lorsque la jeuneParisienne s’approcha d’elle et lui adressa pour la première foisla parole. Margot tressaillit d’aise, de crainte et de surprise.Elle souffrait de se voir entièrement oubliée par Gaston, et elleen soupçonnait bien la cause. Elle trouva dans cette action de sarivale je ne sais quel charme mêlé d’amertume ; elle sentitd’abord avec joie qu’elle allait sortir de l’isolement où ellevenait de tomber tout à coup ; elle fut en même temps flattéede se voir distinguée par une si belle personne. Cette beauté, quiaurait dû ne lui donner que de la jalousie, l’enchanta dès lepremier mot. Devenue peu à peu plus familière, elle se prit depassion pour mademoiselle de Vercelles. Après avoir admiré sonvisage, elle admira sa démarche, son exquise simplicité, ses airsde tête et jusqu’au moindre ruban qu’elle portait. Elle ne laquittait presque pas des yeux, et elle l’écoulait parler avec uneattention extrême. Quand mademoiselle de Vercelles se mettait aupiano, les regards de Margot étincelaient et semblaient dire à toutle monde : Voilà ma bonne amie qui va jouer, car c’est ainsiqu’elle l’appelait, non sans éprouver intérieurement un petitmouvement de vanité. Quand elles traversaient le village ensemble,les paysans se retournaient. Mademoiselle de Vercelles n’y prenaitpas garde, mais Margot rougissait de plaisir. Presque tous lesmatins elle faisait, avant le déjeuner, une visite à sa bonneamie ; elle l’aidait à sa toilette, la regardait laver sesbelles mains blanches, l’écoutait chanter dans son doux langageitalien. Puis elle descendait au salon avec elle, fière d’avoirretenu quelque ariette, qu’elle fredonnait dans l’escalier. Aumilieu de tout cela, elle était dévorée de chagrin, et, dès qu’elleétait seule, elle pleurait. Madame Doradour avait l’esprit tropléger pour s’apercevoir de quelque changement dans sa filleule. –Il me semble que tu es pâle, lui disait-elle quelquefois ;est-ce que tu n’as pas bien dormi ? Puis, sans attendre deréponse, elle s’occupait d’autre chose. Gaston était plusclairvoyant, et, quand il se donnait la peine d’y penser, il ne seméprenait pas sur la tristesse de Margot, mais il se disait que cen’était sûrement qu’un caprice d’enfant, un peu de jalousienaturelle aux femmes, et qui passerait avec le temps. Il fautobserver que Margot avait toujours évité toute occasion de setrouver seule avec lui. La pensée d’un tête-à-tête la faisaitfrémir, et, du plus loin qu’elle le voyait, lorsqu’elle sepromenait seule, elle se détournait, en sorte que les précautionsqu’elle prenait pour cacher son amour paraissaient au jeune hommel’effet d’un caractère sauvage. – Singulière petite fille !s’était-il dit souvent en la voyant s’enfuir dès qu’il faisait minede l’approcher ; et, pour se divertir de son trouble, ill’avait quelquefois abordée malgré elle. Margot baissait alors latête, ne répondait que par monosyllabes, et se repliait, pour ainsidire, sur elle-même, comme une sensitive.

Les journées s’écoulaient dans une monotonieextrême ; Gaston n’allait plus à la chasse, on jouait peu, onse promenait rarement ; tout se passait en entretiens, et deuxou trois fois par jour madame Doradour avertissait Margot de seretirer, afin de ne pas gêner la compagnie. La pauvre enfant nefaisait que descendre de sa chambre et y remonter. S’il luiarrivait d’entrer au salon mal à propos, elle voyait les deux mèreséchanger des signes, et tout le monde se taisait ; lorsqu’onla rappelait, après une longue conversation secrète, elles’asseyait sans regarder personne, et l’inquiétude qu’elle sentaitressemblait à ce qu’on éprouve en mer lorsqu’un orage s’annonce auloin et s’avance lentement au milieu d’un ciel calme.

Elle passait un matin devant la porte demademoiselle de Vercelles, lorsque celle-ci l’appela. Aprèsquelques mots indifférents, Margot remarqua au doigt de sa bonneamie une jolie bague.

– Essayez-la, dit mademoiselle deVercelles, et voyons un peu si elle vous irait.

– Oh ! mademoiselle, ma main n’estpas assez belle pour porter de pareils bijoux.

– Laissez donc, cette bague vous va àmerveille. Je vous en ferai cadeau le jour de mes noces.

– Est-ce que vous allez vousmarier ? demanda Margot en tremblant.

– Qui sait ? répondit en riantmademoiselle de Vercelles ; nous autres filles, nous sommesexposées tous les jours à ces choses-là.

Je laisse à penser dans quel trouble cesparoles jetèrent Margot ; elle se les répéta cent fois jour etnuit, mais presque machinalement et sans oser y réfléchir.Cependant, peu de temps après, comme on apportait le café aprèssouper, Gaston lui en ayant présenté une tasse, elle le repoussadoucement en lui disant : – Vous me donnerez cela le jour devos noces. Le jeune homme sourit et parut un peu étonné ; ilne répondit rien, mais madame Doradour fronça le sourcil et priaMargot avec humeur de se mêler de ses affaires.

Margot se le tint pour dit ; ce qu’elledésirait et craignait tant de savoir lui sembla prouvé par cettecirconstance. Elle courut s’enfermer dans sa chambre ; là elleposa son front dans ses mains et pleura amèrement. Dès qu’elle futrevenue à elle-même, elle eut soin de tirer son verrou, afin quepersonne ne fût témoin de sa douleur. Ainsi enfermée, elle sesentit plus libre et commença à démêler peu à peu ce qui se passaitdans son âme.

Malgré son extrême jeunesse et le fol amourqui l’occupait, Margot avait beaucoup de bon sens. La premièrechose qu’elle sentit, ce fut l’impossibilité où elle était delutter contre les événements. Elle comprit que Gaston aimaitmademoiselle de Vercelles, que les deux familles s’étaientaccordées et que le mariage était décidé. Peut-être le jourétait-il fixé déjà ; elle se souvenait d’avoir vu dans labibliothèque un homme habillé de noir qui écrivait sur du papiertimbré ; c’était probablement un notaire qui dressait lecontrat. Mademoiselle de Vercelles était riche, Gaston devaitl’être après la mort de sa mère ; que pouvait-elle contre desarrangements pris, si naturels, si justes ? Elle s’attacha àcette pensée, et plus elle s’y appesantit, plus elle trouval’obstacle invincible. Ne pouvant empêcher ce mariage, elle crutque tout ce qui lui restait à faire était de ne pas y assister.Elle tira de dessous son lit une petite malle qui lui appartenait,et elle la plaça au milieu de la chambre, pour y mettre ses hardes,résolue à retourner chez ses parents ; mais le courage luimanqua : au lieu d’ouvrir la malle, elle s’assit dessus etrecommença à pleurer. Elle resta ainsi près d’une heure dans unétat vraiment pitoyable. Les motifs qui l’avaient d’abord frappéese troublaient dans son esprit ; les larmes qui coulaient deses yeux l’étourdissaient ; elle secouait la tête comme pours’en délivrer. Pendant qu’elle s’épuisait à chercher le partiqu’elle avait à prendre, elle ne s’était pas aperçue que sa bougieallait s’éteindre. Elle se trouva tout à coup dans lesténèbres ; elle se leva et ouvrit sa porte, afin de demanderde la lumière ; mais il était tard et tout le monde étaitcouché. Elle marchait néanmoins à tâtons, ne croyant pas l’heure siavancée.

Lorsqu’elle vit, en descendant, que l’escalierétait obscur, et qu’elle était, pour ainsi dire, seule dans lamaison, un mouvement de frayeur, naturel à son âge, la saisit. Elleavait traversé un long corridor qui menait à sa chambre ; elles’arrêta, n’osant revenir sur ses pas. Il arrive quelquefois qu’unecirconstance, en apparence peu importante, change le cours de nosidées ; l’obscurité, plus que toute autre chose, produit ceteffet. L’escalier de la Honville était, comme dans beaucoup devieux bâtiments, construit dans une petite tourelle qu’ilremplissait en entier, tournant en spirale autour d’une colonne depierre. Margot, dans son hésitation, s’appuya sur cette colonne,dont le froid, joint à la peur et au chagrin, lui glaça le sang.Elle demeura quelque temps immobile ; une pensée sinistre seprésenta tout à coup à elle ; la faiblesse qu’elle éprouvaitlui donna l’idée de la mort, et, chose étrange, cette idée, qui nedura qu’un instant et s’évanouit aussitôt, lui rendit ses forces.Elle regagna sa chambre, et s’y enferma de nouveau jusqu’aujour.

Dès que le soleil fut levé, elle descenditdans le parc. Cette année-là, l’automne était superbe ; lesfeuilles, déjà jaunies, paraissaient comme dorées. Rien ne tombaitencore des rameaux, et le vent calme et tiède semblait respecterles arbres de la Honville. On venait d’entrer dans cette saison oùles oiseaux font leurs dernières amours. La pauvre Margot n’enétait pas si avancée ; mais, à la chaleur bienfaisante dusoleil, elle sentit sa peine s’adoucir. Elle commença à songer àson père, à sa famille, à sa religion ; elle revint à sonpremier dessein, qui était de s’éloigner et de se résigner. Bientôtmême elle ne le jugea plus si indispensable qu’il lui avait sembléla veille ; elle se demanda quel mal elle avait fait pourmériter d’être bannie des lieux où elle avait passé ses plusheureux jours. Elle s’imagina qu’elle pouvait y rester, non sanssouffrir, mais en souffrant moins que si elle partait. Elles’enfonça dans les sombres allées, tantôt marchant à pas lents,tantôt de toutes ses forces ; puis elle s’arrêtait etdisait : Aimer, c’est une grande affaire ; il faut avoirdu courage pour aimer. Ce mot d’aimer, et la certitude quepersonne au monde ne se doutait de sa passion, la faisaient espérermalgré elle, quoi ? elle l’ignorait, et par cela même espéraitplus facilement. Son secret chéri lui semblait un trésor caché dansson cœur ; elle ne pouvait se résoudre à l’en arracher ;elle se jurait de l’y conserver toujours, de le protéger contretous, dût-il y rester enseveli. En dépit de la raison, l’illusionreprenait le dessus, et, comme elle avait aimé en enfant, aprèss’être désolée en enfant, elle se consolait de même. Elle pensa auxcheveux blonds de Gaston, aux fenêtres de la rue du Perche ;elle essaya de se persuader que le mariage n’était pas conclu, etqu’elle avait pu se tromper à ce qu’avait dit sa marraine. Elle secoucha au pied d’un arbre, et, brisée d’émotion et de fatigue, ellene tarda pas à s’endormir.

Il était midi lorsqu’elle s’éveilla. Elleregarda autour d’elle, se souvenant à peine de ses chagrins. Unléger bruit qu’elle entendit à peu de distance lui fit tourner latête. Elle vit venir à elle sous la charmille Gaston etmademoiselle de Vercelles ; ils étaient seuls ; etMargot, cachée par un taillis épais, ne pouvait être aperçue d’eux.Au milieu de l’allée, mademoiselle de Vercelles s’arrêta et s’assitsur un banc ; Gaston resta quelque temps debout devant elle,la regardant avec tendresse ; puis il fléchit le genou,l’entoura de ses bras, et lui donna un baiser. À ce spectacle,Margot se leva hors d’elle-même ; une douleur inexprimable lasaisit, et, sans savoir où elle allait, elle s’enfuit en courantvers la campagne.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer