Nouvelles et Contes – Tome I

II

Le bonhomme Piédeleu était Beauceron,c’est-à-dire natif de la Beauce, où il avait passé sa vie et où ilcomptait bien mourir. C’était un vieux et honnête fermier de laterre de la Honville, près de Chartres, terre qui appartenait àmadame Doradour. Il n’avait vu de ses jours ni une forêt ni unemontagne, car il n’avait jamais quitté sa ferme que pour aller à laville ou aux environs, et la Beauce, comme on sait, n’est qu’uneplaine. Il avait vu, il est vrai, une rivière, l’Eure, qui coulaitprès de sa maison. Pour ce qui est de la mer, il y croyait comme auparadis, c’est-à-dire qu’il pensait qu’il fallait y allervoir ; aussi ne trouvait-il en ce monde que trois chosesdignes d’admiration, le clocher de Chartres, une belle fille et unbeau champ de blé. Son érudition se bornait à savoir qu’il faitchaud en été, froid en hiver, et le prix des grains au derniermarché. Mais quand, par le soleil de midi, à l’heure où leslaboureurs se reposent, le bonhomme sortait de la basse-cour pourdire bonjour à ses moissons, il faisait bon voir sa haute taille etses larges épaules se dessiner sur l’horizon. Il semblait alors queles blés se tinssent plus droits et plus fiers que de coutume, quele soc des charrues fût plus étincelant. À sa vue, ses garçons deferme, couchés à l’ombre et en train de dîner, se découvraientrespectueusement tout en avalant leurs belles tranches de pain etde fromage. Les bœufs ruminaient en bonne contenance, les chevauxse redressaient sous la main du maître qui frappait leur crouperebondie. – Notre pays est le grenier de la France, disaitquelquefois le bonhomme ; puis il penchait la tête enmarchant, regardait ses sillons bien alignés, et se perdait danscette contemplation.

Madame Piédeleu, sa femme, lui avait donnéneuf enfants, dont huit garçons, et, si tous les huit n’avaient passix pieds de haut, il ne s’en fallait guère. Il est vrai quec’était la taille du bonhomme, et la mère avait ses cinq pieds cinqpouces ; c’était la plus belle femme du pays. Les huitgarçons, forts comme des taureaux, terreur et admiration duvillage, obéissaient en esclaves à leur père. Ils étaient, pourainsi dire, les premiers et les plus zélés de ses domestiques,faisant tour à tour le métier de charretiers, de laboureurs, debatteurs en grange. C’était un beau spectacle que ces huitgaillards, soit qu’on les vît, les manches retroussées, la fourcheau poing, dresser une meule, soit qu’on les rencontrât le dimancheallant à la messe bras dessus bras dessous, leur père marchant àleur tête ; soit enfin que le soir, après le travail, on lesvît, assis autour de la longue table de la cuisine, deviser enmangeant la soupe et choquer en trinquant leurs grands gobeletsd’étain.

Au milieu de cette famille de géants étaitvenue au monde une petite créature, pleine de santé, mais toutemignonne ; c’était le neuvième enfant de madame Piédeleu,Marguerite, qu’on appelait Margot. Sa tête ne venait pas au coudede ses frères, et, quand son père l’embrassait, il ne manquaitjamais de l’enlever de terre et de la poser sur la table. La petiteMargot n’avait pas seize ans ; son nez retroussé, sa bouchebien fendue, bien garnie et toujours riante, son teint doré par lesoleil, ses bras potelés, sa taille rondelette, lui donnaient l’airde la gaieté même ; aussi faisait-elle la joie de la famille.Assise au milieu de ses frères, elle brillait et réjouissait lavue, comme un bluet dans un bouquet de blé. – Je ne sais, ma foi,disait le bonhomme, comment ma femme s’y est prise pour me fairecet enfant-là : c’est un cadeau de la Providence ; maistoujours est-il que ce brin de fillette me fera rire toute mavie.

Margot dirigeait le ménage ; la mèrePiédeleu, bien qu’elle fût encore verte, lui en avait laissé lesoin, afin de l’habituer de bonne heure à l’ordre et à l’économie.Margot serrait le linge et le vin, avait la haute main sur lavaisselle, qu’elle ne daignait pas laver ; mais elle mettaitle couvert, versait à boire et chantait la chanson au dessert. Lesservantes de la maison ne l’appelaient que mademoiselle Marguerite,car elle avait un certain quant-à-soi. Du reste, comme disent lesbonnes gens, elle était sage comme une image. Je ne veux pas direqu’elle ne fût pas coquette ; elle était jeune, jolie et filled’Ève. Mais il ne fallait pas qu’un garçon, même des plus huppés del’endroit, s’avisât de lui serrer la taille trop fort ; il nes’en serait pas bien trouvé : le fils d’un fermier, nomméJarry, qui était ce qu’on appelle un mauvais gas, l’ayantembrassée un jour à la danse, avait été payé d’un bon soufflet.

M. le curé professait pour Margot la plushaute estime. Quand il avait un exemple à citer, c’était elle qu’ilchoisissait. Il lui fit même un jour l’honneur de parler d’elle enplein sermon et de la donner pour modèle à ses ouailles. Si leprogrès des lumières, comme on dit, n’avait pas fait supprimer lesrosières, cette vieille et honnête coutume de nos aïeux, Margot eûtporté les roses blanches, ce qui eût mieux valu qu’un sermon ;mais ces messieurs de 89 ont supprimé bien autre chose. Margotsavait coudre et même broder ; son père avait voulu, en outre,qu’elle sût lire et écrire, et qu’elle apprît l’orthographe, un peude grammaire et de géographie. Une religieuse carmélite s’étaitchargée de son éducation. Aussi Margot était-elle l’oracle del’endroit ; dès qu’elle ouvrait la bouche, les paysanss’ébahissaient. Elle leur disait que la terre était ronde, et ilsl’en croyaient sur parole. On faisait cercle autour d’elle, ledimanche, lorsqu’elle dansait sur la pelouse ; car elle avaiteu un maître de danse, et son pas de bourrée émerveillaittout le monde. En un mot, elle trouvait moyen d’être en même tempsaimée et admirée, ce qui peut passer pour difficile.

Le lecteur sait déjà que Margot était filleulede madame Doradour, et que c’était elle qui lui avait écrit, sur unbeau papier à vignettes, un compliment de bonne année. Cettelettre, qui n’avait pas dix lignes, avait coûté à la petitefermière bien des réflexions et bien de la peine, car elle n’étaitpas forte en littérature. Quoi qu’il en soit, madame Doradour, quiavait toujours beaucoup aimé Margot et qui la connaissait pour laplus honnête fille du pays, avait résolu de la demander à son père,et d’en faire, s’il se pouvait, sa demoiselle de compagnie.

Le bonhomme était un soir dans sa cour, fortoccupé à regarder une roue neuve qu’on venait de remettre à une deses charrettes. La mère Piédeleu, debout sous le hangar, tenaitgravement avec une grosse pince le nez d’un taureau ombrageux, pourl’empêcher de remuer pendant que le vétérinaire le pansait. Lesgarçons de ferme bouchonnaient les chevaux qui revenaient del’abreuvoir. Les bestiaux commençaient à rentrer ; unemajestueuse procession de vaches se dirigeait vers l’étable ausoleil couchant, et Margot, assise sur une botte de trèfle, lisaitun vieux numéro du Journal de l’Empire, que le curé luiavait prêté[8].

Le curé lui-même parut en ce moment,s’approcha du bonhomme et lui remit une lettre de la part de madameDoradour. Le bonhomme ouvrit la lettre avec respect ; mais iln’en eut pas plus tôt lu les premières lignes, qu’il fut obligé des’asseoir sur un banc, tant il était ému et surpris. – Me demanderma fille ! s’écria-t-il, ma fille unique, ma pauvreMargot !

À ces mots, madame Piédeleu épouvantéeaccourut ; les garçons, qui revenaient des champs,s’assemblèrent autour de leur père ; Margot seule resta àl’écart, n’osant bouger ni respirer. Après les premièresexclamations, toute la famille garda un morne silence.

Le curé commença alors à parler et à énumérertous les avantages que Margot trouverait à accepter la propositionde sa marraine. Madame Doradour avait rendu de grands services auxPiédeleu, elle était leur bienfaitrice ; elle avait besoin dequelqu’un qui lui rendît la vie agréable, qui prît soin d’elle etde sa maison ; elle s’adressait avec confiance à sesfermiers ; elle ne manquerait pas de bien traiter sa filleuleet d’assurer son avenir. Le bonhomme écouta le curé sans mot dire,puis il demanda quelques jours pour réfléchir avant de prendre unedétermination.

Ce ne fut qu’au bout d’une semaine, après biendes hésitations et bien des larmes, qu’il fut résolu que Margot semettrait en route pour Paris. La mère était inconsolable ;elle disait qu’il était honteux de faire de sa fille une servante,lorsqu’elle n’avait qu’à choisir parmi les plus beaux garçons dupays pour devenir une riche fermière. Les fils Piédeleu, pour lapremière fois de leur vie, ne pouvaient réussir à se mettred’accord ; ils se querellaient toute la journée, les unsconsentant, les autres refusant ; enfin, c’était un désordreet un chagrin inouïs dans la maison. Mais le bonhomme se souvenaitque, dans une mauvaise année, madame Doradour, au lieu de luidemander son terme, lui avait envoyé un sac d’écus ; il imposasilence à tout le monde, et décida que sa fille partirait.

Le jour du départ arrivé, on mit un cheval àla carriole, afin de mener Margot à Chartres, où elle devaitprendre la diligence. Personne n’alla aux champs ce jour-là ;presque tout le village se rassembla dans la cour de la ferme. Onavait fait à Margot un trousseau complet ; le dedans, lederrière et le dessus de la carriole étaient encombrés de boîtes etde cartons : les Piédeleu n’entendaient pas que leur fille fitmauvaise figure à Paris. Margot avait fait ses adieux à tout lemonde, et allait embrasser son père, lorsque le curé la prit par lamain et lui fit une allocution paternelle sur son voyage, sur lavie future et sur les dangers qu’elle allait courir. – Conservezvotre sagesse, jeune fille, s’écria le digne homme en terminant,c’est le plus précieux des trésors ; veillez sur lui, Dieufera le reste.

Le bonhomme Piédeleu était ému jusqu’auxlarmes, quoiqu’il n’eût pas tout compris clairement dans lediscours du curé. Il serra sa fille sur son cœur, l’embrassa, laquitta, revint à elle et l’embrassa encore ; il voulaitparler, et son trouble l’en empêchait. – Retiens bien les conseilsde M. le curé, dit-il enfin d’une voix altérée ;retiens-les bien ; ma pauvre enfant… Puis il ajoutabrusquement : Mille pipes de diables ! n’y manquepas.

Le curé, qui étendait les mains pour donner àMargot sa bénédiction, s’arrêta court à ce gros mot. C’était pourvaincre son émotion que le bonhomme avait juré ; il tourna ledos au curé et rentra chez lui sans en dire davantage.

Margot grimpa dans la carriole, et le chevalallait partir, lorsqu’on entendit un si gros sanglot que tout lemonde se retourna. On aperçut alors un petit garçon de quatorze ansà peu près, auquel on n’avait pas fait attention. Il s’appelaitPierrot, et son métier n’était pas bien noble, car il était gardeurde dindons ; mais il aimait passionnément Margot, non pasd’amour, mais d’amitié. Margot aimait aussi ce pauvre petitdiable ; elle lui avait donné maintes fois une poignée decerises ou une grappe de raisin pour accompagner son pain sec.Comme il ne manquait pas d’intelligence, elle se plaisait à lefaire causer et à lui apprendre le peu qu’elle savait, et comme ilsétaient tous deux presque du même âge, il était souvent arrivé que,la leçon finie, la maîtresse et l’écolier avaient joué ensemble àcligne-musette. En ce moment, Pierrot portait une paire de sabotsque Margot lui avait donnée, ayant pitié de le voir marcher piedsnus. Debout dans un coin de la cour, entouré de son modestetroupeau, Pierrot regardait ses sabots et pleurait de tout soncœur. Margot lui fit signe d’approcher et lui tendit sa main :il la prit et la porta à son visage, comme s’il eût voulu labaiser, mais il la posa sur ses yeux ; Margot la retira toutebaignée de larmes. Elle dit une dernière fois adieu à sa mère, etla carriole se mit en marche.

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