Nouvelles et Contes – Tome I

IX

Quand Valentin, de retour au logis, seretrouva en face de sa causeuse, le secret qu’il venait d’apprendreproduisit un effet inattendu. En pensant que madame Delaunay avaitmis six semaines à faire ce coussin pour gagner deux louis, et quemadame de Parnes l’avait acheté en se promenant, il éprouva unserrement de cœur étrange. La différence que la destinée avait miseentre ces deux femmes se montrait à lui, en ce moment, sous uneforme si palpable, qu’il ne put s’empêcher de souffrir. L’idée quela marquise allait arriver, s’appuyer sur ce meuble, et traîner sonbras nu sur la trace des larmes de la veuve, fut insupportable aujeune homme. Il prit le coussin et le mit dans une armoire. Qu’elleen pense ce qu’elle voudra, se dit-il, ce coussin me fait pitié, etje ne puis le laisser là.

Madame de Parnes arriva bientôt après, ets’étonna de ne pas voir son cadeau. Au lieu de chercher une excuse,Valentin répondit qu’il n’en voulait pas et qu’il ne s’en serviraitjamais. Il prononça ces mots d’un ton brusque et sans réfléchir àce qu’il faisait.

– Et pourquoi ? demanda lamarquise.

– Parce qu’il me déplaît.

– En quoi vous déplaît-il ? Vousm’avez dit le contraire ce matin même.

– C’est possible ; il me déplaîtmaintenant. Combien est-ce qu’il vous a coûté ?

– Voilà une belle question ! ditmadame de Parnes. Qu’est-ce qui vous passe par la tête ?

Il faut savoir que depuis quelques joursValentin avait appris de la mère de madame Delaunay qu’elle setrouvait fort gênée. Il s’agissait d’un terme de loyer à payer à unpropriétaire avare qui menaçait au moindre retard. Valentin, nepouvant faire, même pour une bagatelle, des offres de service qu’onn’eût pas voulu entendre, n’avait eu d’autre parti à prendre que decacher son inquiétude. D’après ce qu’avait dit le garçon duPère de Famille, il était probable que le coussin n’avaitpas suffi pour tirer la veuve d’embarras. Ce n’était pas la fautede la marquise ; mais l’esprit humain est quelquefois sibizarre, que le jeune homme en voulait presque à madame de Parnesdu prix modique de son achat, et sans s’apercevoir du peu deconvenance de sa question :

– Cela vous a coûté quarante ou cinquantefrancs, dit-il avec amertume. Savez-vous combien de temps on a misà le faire ?

– Je le sais d’autant mieux, répondit lamarquise, que je l’ai fait moi-même.

– Vous ?

– Moi, et pour vous ; j’y ai passéquinze jours : voyez si vous me devez quelquereconnaissance.

– Quinze jours, madame ? mais ilfaut deux mois, et deux mois de travail assidu, pour terminer unpareil ouvrage. Vous mettriez six mois à en venir à bout, si vousl’entrepreniez.

– Vous me paraissez bien aucourant ; d’où vous vient tant d’expérience ?

– D’une ouvrière que je connais, et quicertes ne s’y trompe pas.

– Eh bien ! cette ouvrière ne vous apas tout dit. Vous ne savez pas que pour ces choses-là le plusimportant, ce sont les fleurs, et qu’on trouve chez les marchandsdes canevas préparés, où le fond est rempli ; le plusdifficile reste à faire, mais le plus long et le plus ennuyeux estfait. C’est ainsi que j’ai acheté ce coussin, qui ne m’a même pascoûté quarante ou cinquante francs, car ce fond ne signifierien ; c’est un ouvrage de manœuvre pour lequel il ne faut quede la laine et des mains.

Le mot de manœuvre n’avait pas plu àValentin.

– J’en suis bien fâché, répliqua-t-il,mais ni le fond ni les fleurs ne sont de vous.

– Et de qui donc ? apparemment del’ouvrière que vous connaissez ?

– Peut-être.

La marquise sembla hésiter un instant entre lacolère et l’envie de rire. Elle prit le dernier parti, et selivrant à sa gaieté :

– Dites-moi donc, s’écria-t-elle,dites-moi donc, je vous prie, le nom de votre mystérieuse ouvrière,qui vous donne de si bons renseignements.

– Elle s’appelle Julie, répondit le jeunehomme.

Son regard, le son de sa voix, rappelèrenttout à coup à madame de Parnes qu’il lui avait dit le même nom lejour où il lui avait parlé d’une veuve qu’il aimait. Comme alors,l’air de vérité avec lequel il avait répondu troubla la marquise.Elle se souvint vaguement de l’histoire de cette veuve, qu’elleavait prise pour un prétexte ; mais, répété ainsi, ce nom luiparut sérieux.

– Si c’est une confidence, que vous mefaites, dit-elle, elle n’est ni adroite ni polie.

Valentin ne répondit pas. Il sentait que sonpremier mouvement l’avait entraîné trop loin, et il commençait àréfléchir. La marquise, de son côté, garda le silence quelquetemps. Elle attendait une explication, et Valentin songeait aumoyen d’éviter d’en donner une. Il allait enfin se décider àparler, et essayer peut-être de se rétracter, quand la marquise,perdant patience, se leva brusquement.

– Est-ce une querelle ou unerupture ? demanda-t-elle d’un ton si violent, que Valentin neput conserver son sang-froid.

– Comme vous voudrez, répondit-il.

– Très bien, dit la marquise, et ellesortit. Mais, cinq minutes après, on sonna à la porte :Valentin ouvrit, et vit madame de Parnes debout sur le palier, lesbras croisés, enveloppée dans sa mantille et appuyée contre lemur ; elle était d’une pâleur effrayante, et prête à setrouver mal. Il la prit dans ses bras, la porta sur la causeuse, ets’efforça de l’apaiser. Il lui demanda pardon de sa mauvaisehumeur, la supplia d’oublier cette scène fâcheuse, et s’accusa d’unde ces accès d’impatience dont il est impossible de dire laraison.

– Je ne sais ce que j’avais ce matin, luidit-il ; une fâcheuse nouvelle que j’ai reçue m’avaitirrité ; je vous ai cherché querelle sans motif ; nepensez jamais à ce que je vous ai dit que comme à un moment defolie de ma part.

– N’en parlons plus, dit la marquiserevenue à elle, et allez me chercher mon coussin. Valentin obéitavec répugnance ; madame de Parnes jeta le coussin à terre, etposa ses pieds dessus. Ce geste, comme vous pensez, ne fut pasagréable au jeune homme ; il fronça le sourcil malgré lui, etse dit qu’après tout il venait de céder par faiblesse à une comédiede femme.

Je ne sais s’il avait raison, et je ne saisnon plus par quelle obstination puérile la marquise avait voulu, àtoute force, obtenir ce petit triomphe. Il n’est pas sans exemplequ’une femme, et même une femme d’esprit, ne veuille pas sesoumettre en pareil cas ; mais il peut arriver que ce soit desa part un mauvais calcul, et que l’homme, après avoir obéi, serepente de sa complaisance ; c’est ainsi qu’un enfantillagedevient grave quand l’orgueil s’en mêle, et qu’on s’est brouilléquelquefois pour moins encore qu’un coussin brodé.

Tandis que madame de Parnes, reprenant son airgracieux, ne dissimulait pas sa joie, Valentin ne pouvait détacherses regards du coussin, qui, à dire vrai, n’était pas fait pourservir de tabouret. Contre sa coutume, la marquise était venue àpied, et la tapisserie de la veuve, repoussée bientôt au milieu dela chambre, portait l’empreinte poudreuse du brodequin qui l’avaitfoulée. Valentin ramassa le coussin, l’essuya et le posa sur unfauteuil.

– Allons-nous encore nousquereller ? dit en souriant la marquise. Je croyais que vousme laissiez faire et que la paix était conclue.

– Ce coussin est blanc ; pourquoi lesalir ?

– Pour s’en servir, et quand il serasale, mademoiselle Julie nous en fera d’autres.

– Écoutez-moi, madame la marquise, ditValentin. Vous comprenez très bien que je ne suis pas assez sotpour attacher de l’importance à un caprice ni à une bagatelle decette sorte. S’il est vrai que le déplaisir que je ressens de ceque vous faites puisse avoir quelque motif que vous ignorez, necherchez pas à l’approfondir, ce sera le plus sage. Vous vous êtestrouvée mal tout à l’heure, je ne vous demande pas si cetévanouissement était bien profond ; vous avez obtenu ce quevous désiriez, n’en essayez pas davantage.

– Mais vous comprenez peut-être, réponditmadame de Parnes, que je ne suis pas assez sotte non plus pourattacher à cette bagatelle plus d’importance que vous ; et,s’il m’arrivait d’insister, vous comprendriez encore que jevoudrais savoir jusqu’à quel point c’est une bagatelle.

– Soit, mais je vous demanderai, pourvous répondre, si c’est l’orgueil ou l’amour qui vous pousse.

– C’est l’un et l’autre. Vous ne savezpas qui je suis : la légèreté de ma conduite avec vous vous adonné de moi une opinion que je vous laisse, parce que vous ne laferiez partager à personne ; pensez sur mon compte comme ilvous plaira, et soyez infidèle si bon vous semble, mais gardez-vousde m’offenser.

– C’est peut-être l’orgueil qui parle ence moment, madame ; mais convenez donc que ce n’est pasl’amour.

– Je n’en sais rien ; si je ne suispas jalouse, il est certain que c’est par dédain. Comme je nereconnais qu’à M. de Parnes le droit de surveillance surmoi, je ne prétends non plus surveiller personne. Mais commentosez-vous me répéter deux fois un nom que vous devrieztaire ?

– Pourquoi le tairais-je, quand vousm’interrogez ? Ce nom ne peut faire rougir ni la personne àqui il appartient ni celle qui le prononce.

– Eh bien ! achevez donc de leprononcer.

Valentin hésita un moment.

– Non, répondit-il, je ne le prononceraipas, par respect pour celle qui le porte.

La marquise se leva à ces paroles, serra samantille autour de sa taille, et dit d’un ton glacé :

– Je pense qu’on doit être venu mechercher, reconduisez-moi jusqu’à ma voiture.

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