Nouvelles et Contes – Tome I

IX

Ce ne fut qu’au bout de quinze jours qu’ellefut entièrement hors de danger. Elle commença à se lever et àprendre quelque nourriture ; mais sa santé était détruite, etle médecin déclara qu’elle souffrirait toute sa vie.

Frédéric ne l’avait pas quittée. Il ignoraitencore le motif qui lui avait fait chercher la mort, et ils’étonnait que personne au monde ne s’inquiétât d’elle. Depuisquinze jours, en effet, il n’avait vu venir chez elle ni un parentni un étranger. Se pouvait-il que son nouvel amant l’abandonnâtdans une pareille circonstance ? Cet abandon était-il la causedu désespoir de Bernerette ? Ces deux suppositionsparaissaient également incroyables à Frédéric, et son amie luiavait fait comprendre qu’elle ne s’expliquerait pas sur ce sujet.Il restait donc dans un doute cruel, troublé par une jalousiesecrète, retenu par l’amour et par la pitié.

Au milieu de ses douleurs, Bernerette luitémoignait la plus vive tendresse. Pleine de reconnaissance pourles soins qu’il lui prodiguait, elle était, près de lui, plus gaieque jamais, mais d’une gaieté mélancolique, et, pour ainsi dire,voilée par la souffrance. Elle faisait tous ses efforts pour ledistraire, et pour lui persuader de ne pas la laisser seule. S’ils’éloignait, elle lui demandait à quelle heure il reviendrait. Ellevoulait qu’il dînât à son chevet, et s’endormir en lui tenant lamain. Elle lui faisait, pour le divertir, mille contes sur sa viepassée ; mais, dès qu’il s’agissait du présent et de safuneste action, elle restait muette. Aucune question, aucune prièrede Frédéric n’obtenait de réponse. S’il insistait, elle devenaitsombre et chagrine. Elle était un soir au lit ; on venait dela saigner de nouveau, et il sortait encore un peu de sang de lablessure mal fermée. Elle regardait en souriant couler une larme depourpre sur son bras aussi blanc que le marbre.

– M’aimes-tu encore ? dit-elle àFrédéric ; est-ce que toutes ces horreurs ne te dégoûtent pasde moi ?

– Je t’aime, répondit-il, et rien ne nousséparera maintenant.

– Est-ce vrai ? reprit-elle enl’embrassant ; ne me trompez pas ; dites-moi si c’est unrêve.

– Non, ce n’est pas un rêve, non, mabelle et chère maîtresse ; vivons tranquilles, soyonsheureux.

– Hélas ! nous ne pouvons pas, nousne pouvons pas ! s’écria-t-elle avec angoisse. Puis elleajouta à voix basse : Et si nous ne pouvons pas, c’est àrecommencer.

Quoiqu’elle n’eût fait que murmurer cesdernières paroles, Frédéric les avait entendues, et il en avaitfrissonné. Il les répéta le lendemain à Gérard.

– Mon parti est pris, lui dit-il ;je ne sais ce que mon père en dira, mais je l’aime, et, quoi qu’ilarrive, je ne la laisserai pas mourir.

Il prit, en effet, un parti dangereux, mais leseul qui s’offrît à lui. Il écrivit à son père, et lui confial’histoire de ses amours. Il oublia dans sa lettre l’infidélité deBernerette ; il ne parla que de sa beauté, de sa constance, dela douce opiniâtreté qu’elle avait mise à le revoir ; enfin del’horrible tentative qu’elle venait de faire sur elle-même. Le pèrede Frédéric, vieillard septuagénaire, aimait son fils unique plusque sa propre vie. Il accourut en toute hâte à Paris, accompagné demademoiselle Hombert, sa sœur, vieille demoiselle fort dévote.Malheureusement ni le digne homme ni la bonne tante n’avaient pourvertu la discrétion, en sorte que, dès leur arrivée, toutes leursconnaissances surent que Frédéric était amoureux fou d’une grisettequi s’était empoisonnée pour lui. On ajouta bientôt qu’il voulaitl’épouser ; les malveillants crièrent au scandale, audéshonneur de la famille ; sous prétexte de défendre la causedu jeune homme, mademoiselle Darcy raconta tout ce qu’elle savait,avec les détails les plus romanesques. Bref, en voulant conjurerl’orage, Frédéric le vit fondre sur sa tête de tous côtés.

Il eut d’abord à comparaître devant lesparents et les amis rassemblés, et à y subir une sorted’interrogatoire : non qu’il fût traité en coupable, on luitémoignait au contraire toute l’indulgence possible ; mais illui fallut mettre son cœur à nu et entendre discuter ses secretsles plus chers ; il est inutile de dire que l’on ne pût riendécider. M. Hombert voulut voir Bernerette ; il alla chezelle, lui parla longtemps, et lui fit mille questions auxquelleselle sut répondre avec une grâce et une naïveté qui touchèrent levieillard. Il avait eu, comme tout le monde, ses amourettes dejeunesse. Il sortit de cet entretien fort troublé et fort inquiet.Il fit venir son fils, et lui dit qu’il était décidé à faire unpetit sacrifice en faveur de Bernerette, si elle promettait, quandelle serait rétablie, d’apprendre un métier. Frédéric transmitcette proposition à son amie.

– Et toi, que feras-tu ? luidit-elle ; comptes-tu rester ou partir ?

Il répondit qu’il resterait ; mais cen’était pas l’avis de la famille. Sur ce point, M. Hombert futintraitable. Il représenta à son fils le danger, la honte,l’impossibilité d’une liaison pareille ; il lui fit sentir, entermes bienveillants et mesurés, qu’il se perdait de réputation,qu’il ruinait son avenir. Après l’avoir forcé de réfléchir, ilemploya l’irrésistible argument qui fait la toute-puissancepaternelle : il supplia son fils ; celui-ci promit cequ’on voulut. Tant de secousses, tant d’intérêts divers l’avaientagité, qu’il ne savait plus à quoi se résoudre, et, voyant lemalheur de tous les côtés, il n’osait ni lutter ni choisir. Gérardlui-même, ordinairement ferme, cherchait vainement quelque moyen desalut, et se voyait obligé de dire qu’il fallait laisser faire ledestin.

Deux événements inattendus changèrent tout àcoup les choses. Frédéric était seul, un soir, dans sachambre ; il vit entrer Bernerette. Elle était pâle, lescheveux en désordre ; une fièvre ardente faisait briller sesyeux d’un éclat effrayant ; contre l’ordinaire, sa paroleétait brève, impérieuse. Elle venait, disait-elle, sommer Frédéricde s’expliquer.

– Vous voulez me tuer ? luidemanda-t-elle. M’aimez-vous ou ne m’aimez-vous pas ?Êtes-vous un enfant ? Avez-vous besoin des autres pouragir ? Êtes-vous fou de consulter votre père pour savoir s’ilfaut garder votre maîtresse ? Qu’est-ce que ces gens-làdésirent ? Nous séparer. Si vous le voulez comme eux, vousn’avez que faire de leur avis, et si vous ne le voulez pas, encoremoins. Voulez-vous partir ? Emmenez-moi. Je n’apprendraijamais un métier ; je ne veux pas rentrer au théâtre. Commentle pourrais-je, faite comme je suis ? je souffre trop pourattendre ; décidez-vous.

Elle parla sur ce ton pendant près d’uneheure, interrompant Frédéric dès qu’il voulait répondre. Il tentaen vain de l’apaiser. Une exaltation aussi violente ne pouvaitcéder à aucun raisonnement. Enfin, épuisée de fatigue, Bernerettefondit en larmes. Le jeune homme la serra dans ses bras ; ilne pouvait résister à tant d’amour. Il porta sa maîtresse sur sonlit.

– Reste là, lui dit-il, et que le cielm’écrase si je t’en laisse arracher ! Je ne veux plus rienentendre, rien voir, si ce n’est toi. Tu me reproches ma lâcheté,et tu as raison ; mais j’agirai, tu le verras. Si mon père merepousse, tu me suivras ; puisque Dieu m’a fait pauvre, nousvivrons pauvrement. Je ne me soucie ni de mon nom, ni de mafamille, ni de l’avenir.

Ces mots, prononcés avec toute l’ardeur de laconviction, consolèrent Bernerette. Elle pria son ami de lareconduire chez elle à pied ; malgré sa lassitude, ellevoulait prendre l’air. Ils convinrent, pendant la route, du planqu’ils avaient à suivre. Frédéric feindrait de se soumettre auxdésirs de son père ; mais il lui représenterait qu’avec peu defortune il n’est pas possible de se hasarder dans la carrièrediplomatique. Il demanderait donc à achever son stage ;M. Hombert céderait vraisemblablement, à la condition que sonfils oublierait ses folles amours. Bernerette, de son côté,changerait de quartier ; on la croirait partie. Elle loueraitune petite chambre dans la rue de la Harpe, ou aux environs ;là, elle vivrait avec tant d’économie, que la pension de Frédéricsuffirait pour tous deux. Dès que son père serait retourné àBesançon, il viendrait la rejoindre et demeurer avec elle. Pour lereste, Dieu y pourvoirait. Tel fut le projet auquel les pauvresamants s’arrêtèrent, et dont ils crurent le succès infaillible,comme il arrive toujours en pareil cas.

Deux jours après, Frédéric, après une nuitsans sommeil, se rendit chez son amie dès six heures du matin. Unentretien qu’il avait eu avec son père le troublait ; onexigeait qu’il partît pour Berne ; il venait embrasserBernerette pour retrouver près d’elle son courage affaibli. Lachambre était déserte, le lit était vide. Il questionna laportière, et apprit, à n’en pouvoir douter, qu’il avait un rival etqu’on le trompait. Il sentit cette fois moins de douleur qued’indignation. La trahison était trop forte pour que le mépris nevînt pas prendre la place de l’amour. Rentré chez lui, il écrivitune longue lettre à Bernerette pour l’accabler des reproches lesplus amers. Mais il déchira cette lettre au moment del’envoyer ; une si misérable créature ne lui parut pas dignede sa colère. Il résolut de partir le plus tôt possible ; uneplace était vacante pour le lendemain à la malle-poste deStrasbourg ; il la retint, et courut prévenir son père ;toute la famille le félicita ; on ne lui demanda pas, bienentendu, par quel hasard il obéissait si vite. Gérard seul sut lavérité. Mademoiselle Darcy déclara que c’était une pitié, et queles hommes manqueraient toujours de cœur. Mademoiselle Hombertaugmenta de ses épargnes la petite somme qu’emportait son neveu. Undîner d’adieu réunit toute la famille, et Frédéric partit pour laSuisse.

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