Nouvelles et Contes – Tome I

I

Au mois de février de l’année 1580, un jeunehomme traversait, au point du jour, la Piazzetta, à Venise. Seshabits étaient en désordre ; sa toque, sur laquelle flottaitune belle plume écarlate, était enfoncée sur ses oreilles. Ilmarchait à grands pas vers la rive des Esclavons, et son épée etson manteau traînaient derrière lui, tandis que d’un pied assezdédaigneux il enjambait par-dessus les pêcheurs couchés à terre.Arrivé au pont de la Paille, il s’arrêta et regarda autour de lui.La lune se couchait derrière la Giudecca, et l’aurore dorait lepalais ducal. De temps en temps une fumée épaisse, une lueurbrillante, s’échappaient d’un palais voisin. Des poutres, despierres, d’énormes blocs de marbre, mille débris encombraient lecanal des Prisons. Un incendie récent venait de détruire, au milieudes eaux, la demeure d’un patricien. Des gerbes d’étincelless’élevaient par instants, et, à cette clarté sinistre, onapercevait un soldat sous les armes veillant au milieu desruines.

Cependant notre jeune homme ne semblait frappéni de ce spectacle de destruction, ni de la beauté du ciel qui seteignait des plus fraîches nuances. Il regarda quelque tempsl’horizon, comme pour distraire ses yeux éblouis ; mais laclarté du jour parut produire sur lui un effet désagréable, car ils’enveloppa dans son manteau et poursuivit sa route en courant. Ils’arrêta bientôt de nouveau à la porte d’un palais où il frappa. Unvalet, tenant un flambeau à la main, lui ouvrit aussitôt. Au momentd’entrer, il se retourna, et jetant sur le ciel encore unregard :

– Par Bacchus ! s’écria-t-il, moncarnaval me coûte cher !

Ce jeune homme se nommait Pomponio FilippoVecellio. C’était le second fils du Titien, enfant plein d’espritet d’imagination, qui avait fait concevoir à son père les plusheureuses espérances, mais que sa passion pour le jeu entraînaitdans un désordre continuel. Il y avait quatre ans seulement que legrand peintre et son fils aîné, Orazio, étaient morts presque enmême temps, et le jeune Pippo, depuis quatre ans, avait déjàdissipé la meilleure part de l’immense fortune que lui avait donnéece double héritage. Au lieu de cultiver les talents qu’il tenait dela nature, et de soutenir la gloire de son nom, il passait sesjournées à dormir et ses nuits à jouer chez une certaine comtesseOrsini, ou du moins soi-disant comtesse, qui faisait profession deruiner la jeunesse vénitienne. Chez elle s’assemblait chaque soirune nombreuse compagnie, composée de nobles et decourtisanes ; là, on soupait et on jouait, et comme on nepayait pas son souper, il va sans dire que les dés se chargeaientd’indemniser la maîtresse du logis. Tandis que les sequinsflottaient par monceaux, le vin de Chypre coulait, les œilladesallaient grand train, et les victimes, doublement étourdies, ylaissaient leur argent et leur raison.

C’est de ce lieu dangereux que nous venons devoir sortir le héros de ce conte, et il avait fait plus d’une pertedans la nuit. Outre qu’il avait vidé ses poches au passe-dix, leseul tableau qu’il eût jamais terminé, tableau que tous lesconnaisseurs donnaient pour excellent, venait de périr dansl’incendie du palais Dolfino. C’était un sujet d’histoire traitéavec une verve et une hardiesse de pinceau presque dignes du Titienlui-même ; vendue à un riche sénateur, cette toile avait eu lemême sort qu’un grand nombre d’ouvrages précieux ;l’imprudence d’un valet avait réduit en cendres ces richesses. Maisc’était là le moindre souci de Pippo ; il ne songeait qu’à lachance fâcheuse qui venait de le poursuivre avec un acharnementinusité, et aux dés qui l’avaient fait perdre.

Il commença, en rentrant chez lui, parsoulever le tapis qui couvrait sa table et compter l’argent quirestait dans son tiroir ; puis, comme il était d’un caractèrenaturellement gai et insouciant, après qu’on l’eut déshabillé, ilse mit à sa fenêtre en robe de chambre. Voyant qu’il faisait grandjour, il se demanda s’il fermerait ses volets pour se mettre aulit, ou s’il se réveillerait comme tout le monde ; il y avaitlongtemps qu’il ne lui était arrivé de voir le soleil du côté où ilse lève, et il trouvait le ciel plus joyeux qu’à l’ordinaire. Avantde se décider à veiller ou à dormir, tout en luttant contre lesommeil, il prit son chocolat sur son balcon. Dès que ses yeux sefermaient, il croyait voir une table, des mains agitées, desfigures pâles, il entendait résonner les cornets. – Quelle fatalechance ! murmurait-il ; est-ce croyable qu’on perde avecquinze ! Et il voyait son adversaire habituel, le vieuxVespasiano Memmo, amenant dix-huit et s’emparant de l’or entassésur le tapis. Il rouvrait alors promptement les paupières pour sesoustraire à ce mauvais rêve, et regardait les fillettes passer surle quai. Il lui sembla apercevoir de loin une femme masquée ;il s’en étonna, bien qu’on fût au carnaval, car les pauvres gens nese masquent pas, et il était étrange, à une pareille heure, qu’unedame vénitienne sortit seule à pied[3] ; maisil reconnut que ce qu’il avait pris pour un masque était le visaged’une négresse ; il la vit bientôt de plus près, et elle luiparut assez bien tournée. Elle marchait fort vite, et un coup devent, collant sur ses hanches sa robe bigarrée de fleurs, dessinades contours gracieux. Pippo se pencha sur le balcon, et vit, nonsans surprise, que la négresse frappait à sa porte.

Le portier tardait à ouvrir.

– Que demandes-tu ? cria le jeunehomme ; est-ce à moi que tu as affaire, brunette ? Monnom est Vecellio, et, si on te fait attendre, je vais allert’ouvrir moi-même.

La négresse leva la tête.

– Votre nom est PomponioVecellio ?

– Oui, ou Pippo, comme tu voudras.

– Vous êtes le fils du Titien ?

– À ton service ; qu’y a-t-il pourte plaire ?

Après avoir jeté sur Pippo un coup d’œilrapide et curieux, la négresse fit quelques pas en arrière, lançaadroitement sur le balcon une petite boîte roulée dans du papier,puis s’enfuit promptement, en se retournant de temps en temps.Pippo ramassa la boîte, l’ouvrit et y trouva une jolie bourseenveloppée dans du coton. Il soupçonna avec raison qu’il pouvait yavoir sous le coton un billet qui lui expliquerait cette aventure.Le billet s’y trouvait en effet, mais était aussi mystérieux que lereste, car il ne contenait que ces mots : « Ne dépensepas trop légèrement ce que je renferme ; quand tu sortiras dechez toi, charge-moi d’une pièce d’or, c’est assez pour unjour ; et s’il t’en reste le soir quelque chose, si peu que cesoit, tu trouveras un pauvre qui t’en remerciera. »

Lorsque le jeune homme eut retourné la boîtede cent façons, examiné la bourse, regardé de nouveau sur le quai,et qu’il vit enfin clairement qu’il n’en pourrait savoirdavantage : Il faut avouer, pensa-t-il, que ce cadeau estsingulier, mais il vient cruellement mal à propos. Le conseil qu’onme donne est bon ; mais il est trop tard pour dire aux gensqu’ils se noient quand ils sont au fond de l’Adriatique. Qui diablepeut m’envoyer cela ?

Pippo avait aisément reconnu que la négresseétait une servante ; il commença à chercher dans sa mémoirequelle était la femme ou l’ami capable de lui adresser cet envoi,et, comme sa modestie ne l’aveuglait pas, il se persuada que cedevait être une femme plutôt qu’un de ses amis. La bourse était envelours brodé d’or ; il lui sembla qu’elle était faite avecune finesse trop exquise pour sortir de la boutique d’un marchand.Il passa donc en revue dans sa tête d’abord les plus belles damesde Venise, ensuite celles qui l’étaient moins ; mais ils’arrêta là, et se demanda comment il s’y prendrait pour découvrird’où lui venait sa bourse. Il fit là-dessus les rêves les plushardis et les plus doux ; plus d’une fois il crut avoirdeviné ; le cœur lui battait, tandis qu’il s’efforçait dereconnaître l’écriture ; il y avait une princesse bolonaisequi formait ainsi ses lettres majuscules, et une belle dame deBrescia dont c’était à peu près la main.

Rien n’est plus désagréable qu’une idéefâcheuse venant se glisser tout à coup au milieu de semblablesrêveries ; c’est à peu près comme si, en se promenant dans uneprairie en fleur, on marchait sur un serpent. Ce fut aussi cequ’éprouva Pippo lorsqu’il se souvint tout à coup d’une certaineMonna Bianchina, qui depuis peu le tourmentait singulièrement. Ilavait eu avec cette femme une aventure de bal masqué, et elle étaitassez jolie, mais il n’avait aucun amour pour elle. MonnaBianchina, au contraire, s’était prise subitement de passion pourlui, et elle s’était même efforcée de voir de l’amour là où il n’yavait que de la politesse ; elle s’attachait à lui, luiécrivait souvent, et l’accablait de tendres reproches ; maisil s’était juré un jour, en sortant de chez elle, de ne jamais yretourner, et il tenait scrupuleusement sa parole. Il vint donc àpenser que Monna Bianchina pouvait bien lui avoir fait une bourseet la lui avoir envoyée ; ce soupçon détruisit sa gaieté etles illusions qui le berçaient ; plus il réfléchissait, plusil trouvait vraisemblable cette supposition ; il ferma safenêtre de mauvaise humeur, et se décida à se coucher.

Mais il ne pouvait dormir ; malgré toutesles probabilités, il lui était impossible de renoncer à un doutequi flattait son orgueil. Il continua à rêverinvolontairement : tantôt il voulait oublier la bourse et n’yplus songer ; tantôt il voulait se nier l’existence même deMonna Bianchina, afin de chercher plus à l’aise. Cependant il avaittiré ses rideaux, et il s’était enfoncé du côté de la ruelle pourne pas voir le jour ; tout à coup il sauta à bas de son lit,et appela ses domestiques. Il venait de faire une réflexion biensimple qui ne s’était pas d’abord présentée à lui. Monna Bianchinan’était pas riche ; elle n’avait qu’une servante, et cetteservante n’était pas une négresse, mais une grosse fille de Chioja.Comment aurait-elle pu se procurer, pour cette occasion, cettemessagère inconnue que Pippo n’avait jamais vue à Venise ? –Bénis soient ta noire figure, s’écria-t-il, et le soleil africainqui l’a colorée ! Et, sans s’arrêter plus longtemps, ildemanda son pourpoint et fit avancer sa gondole.

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