Nouvelles et Contes – Tome I

VI

Quinze jours s’étaient écoulés, et Béatricen’avait pas encore parlé du projet qu’elle avait conçu. À direvrai, elle l’avait un peu oublié elle-même. Les premiers joursd’une liaison amoureuse ressemblent aux excursions des Espagnols,lors de la découverte du nouveau monde.

En s’embarquant, ils promettaient à leurgouvernement de suivre des instructions précises, de rapporter desplans et de civiliser l’Amérique ; mais, à peine arrivés,l’aspect d’un ciel inconnu, une forêt vierge, une mine d’or oud’argent, leur faisaient perdre la mémoire. Pour courir après lanouveauté, ils oubliaient leurs promesses et l’Europe entière, maisil leur arrivait de découvrir un trésor : ainsi fontquelquefois les amants.

Un autre motif excusait encore Béatrice.Pendant ces quinze jours, Pippo n’avait pas joué et n’était pasallé une seule fois chez la comtesse Orsini. C’était uncommencement de sagesse ; Béatrice, du moins, en jugeaitainsi, et je ne sais si elle avait tort ou raison. Pippo passaitune moitié du jour près de sa maîtresse, et l’autre moitié àregarder la mer, en buvant du vin de Samos dans un cabaret du Lido.Ses amis ne le voyaient plus ; il avait rompu toutes seshabitudes, et ne s’inquiétait ni du temps, ni de l’heure, ni de sesactions ; il s’enivrait en un mot du profond oubli de touteschoses que les premiers baisers d’une belle femme laissent toujoursaprès eux ; et peut-on dire d’un homme, en pareil cas, s’ilest sage ou fou ?

Pour me servir d’un mot qui dit tout, Pippo etBéatrice étaient faits l’un pour l’autre ; ils s’en étaientaperçus dès le premier jour, mais encore fallait-il le temps des’en convaincre, et, pour cela, ce n’était pas trop d’un mois. Unmois se passa donc sans qu’il fût question de peinture. Enrevanche, il était beaucoup question d’amour, de musique sur l’eauet de promenades hors de la ville. Les grandes dames aimentquelquefois mieux une secrète partie de plaisir dans une aubergedes faubourgs qu’un petit souper dans un boudoir. Béatrice était decet avis, et elle préférait aux dîners mêmes du doge un poissonfrais mangé en tête-à-tête avec Pippo sous les tonnelles de laQuintavalle. Après le repas, ils montaient en gondole, et s’enallaient voguer autour de l’île des Arméniens : c’est là,entre la ville et le Lido, entre le ciel et la mer, que jeconseille au lecteur d’aller, par un beau clair de lune, fairel’amour à la vénitienne.

Au bout d’un mois, un jour que Béatrice étaitvenue secrètement chez Pippo, elle le trouva plus joyeux que decoutume. Lorsqu’elle entra, il venait de déjeuner et se promenaiten chantant ; le soleil éclairait sa chambre et faisaitreluire sur sa table une écuelle d’argent pleine de sequins. Ilavait joué la veille, et gagné quinze cents piastres à serVespasiano. De cette somme il avait acheté un éventail chinois, desgants parfumés et une chaîne d’or faite à Venise et admirablementtravaillée ; il avait mis le tout dans un coffret de bois decèdre incrusté de nacre, qu’il offrit à Béatrice.

Elle reçut d’abord ce cadeau avec joie ;mais bientôt après, lorsqu’elle eut appris qu’il provenait d’argentgagné au jeu, elle ne voulut plus l’accepter. Au lieu de se joindreà la gaieté de Pippo, elle tomba dans la rêverie. Peut-êtrepensait-elle qu’il avait déjà moins d’amour pour elle, puisqu’ilétait retourné à ses anciens plaisirs. Quoi qu’il en fût, elle vitque le moment était venu de parler et d’essayer de le fairerenoncer aux désordres dans lesquels il allait retomber.

Ce n’était pas une entreprise facile. Depuisun mois, elle avait déjà pu connaître le caractère de Pippo. Ilétait, il est vrai, d’une nonchalance extrême pour ce qui regardeles choses ordinaires de la vie, et il pratiquait lefar-niente avec délices ; mais, pour les choses plusimportantes, il n’était pas aisé de le maîtriser, à cause de cetteindolence même ; car, dès qu’on voulait prendre de l’empiresur lui, au lieu de lutter et de disputer, il laissait dire lesgens et n’en faisait pas moins à sa guise. Pour arriver à ses fins,Béatrice prit un détour et lui demanda s’il voulait faire sonportrait.

Il y consentit sans peine ; le lendemainil acheta une toile, et fit apporter dans sa chambre un beauchevalet de chêne sculpté qui avait appartenu à son père. Béatricearriva dès le matin, couverte d’une ample robe brune, dont elle sedébarrassa lorsque Pippo fut prêt à se mettre à l’ouvrage. Elleparut alors devant lui dans un costume à peu près pareil à celuidont Pâris Bordone a revêtu sa Vénus couronnée. Ses cheveux, nouéssur le front et entremêlés de perles, tombaient sur ses bras et surses épaules en longues mèches ondoyantes. Un collier de perles quidescendait jusqu’à la ceinture, fixé au milieu de sa poitrine parun fermoir d’or, suivait et dessinait les parfaits contours de sonsein nu. Sa robe de taffetas changeant, bleu et rose, était relevéesur le genou par une agrafe de rubis, laissant à découvert unejambe polie comme le marbre. Elle portait en outre de richesbracelets et des mules de velours écarlate lacées d’or.

La Vénus de Bordone n’est pas autre chose,comme on sait, que le portrait d’une dame vénitienne ; et cepeintre, élève du Titien, avait une grande réputation en Italie.Mais Béatrice, qui connaissait peut-être le modèle du tableau,savait bien qu’elle était plus belle. Elle voulait exciterl’émulation de Pippo, et elle lui montrait ainsi qu’on pouvaitsurpasser le Bordone. – Par le sang de Diane ! s’écria lejeune homme lorsqu’il l’eut examinée quelque temps, la Vénuscouronnée n’est qu’une écaillère de l’arsenal qui s’est déguisée endéesse ; mais voici la mère de l’Amour et la maîtresse du dieudes batailles !

Il est facile de croire que son premier soin,en voyant un si beau modèle, ne fut pas de se mettre à peindre.Béatrice craignit un instant d’être trop belle et d’avoir pris unmauvais moyen pour faire réussir ses projets de réforme. Cependantle portrait fut commencé, mais il était ébauché d’une maindistraite. Pippo laissa par hasard tomber son pinceau ;Béatrice le ramassa, et en le rendant à son amant : – Lepinceau de ton père, lui dit-elle, tomba ainsi un jour de samain ; Charles-Quint le ramassa et le lui rendit : jeveux faire comme César, quoique je ne sois pas une impératrice.

Pippo avait toujours eu pour son père uneaffection et une admiration sans bornes, et il n’en parlait jamaisqu’avec respect. Ce souvenir fit impression sur lui. Il se leva etouvrit une armoire. – Voilà le pinceau dont vous me parlez, dit-ilà Béatrice en le lui montrant ; mon pauvre père l’avaitconservé comme une relique, depuis que le maître de la moitié dumonde y avait touché.

– Vous souvenez-vous de cette scène,demanda Béatrice, et pourriez-vous m’en faire le récit ?

– C’était à Bologne, répondit Pippo. Il yavait eu une entrevue entre le pape et l’empereur ; ils’agissait du duché de Florence, ou, pour mieux dire, du sort del’Italie. On avait vu le pape et Charles-Quint causer ensemble surune terrasse, et pendant leur entretien la ville entière setaisait. Au bout d’une heure tout était décidé ; un grandbruit d’hommes et de chevaux avait succédé au silence. On ignoraitce qui allait arriver, et on s’agitait pour le savoir ; maisle plus profond mystère avait été ordonné ; les habitantsregardaient passer avec curiosité et avec terreur les moindresofficiers des deux cours ; on parlait d’un démembrement del’Italie, d’exils et de principautés nouvelles. Mon pèretravaillait à un grand tableau, et il était au bout de l’échellequi lui servait à peindre, lorsque des hallebardiers, leur pique àla main, ouvrirent la porte et se rangèrent contre le mur. Un pageentra et cria à haute voix : César ! Quelques minutesaprès, l’empereur parut, roide dans son pourpoint, et souriant danssa barbe rousse. Mon père, surpris et charmé de cette visiteinattendue, descendait aussi vite qu’il pouvait de sonéchelle ; il était vieux ; en s’appuyant à la rampe, illaissa tomber son pinceau. Les assistants restaient immobiles, carla présence de l’empereur les avait changés en statues. Mon pèreétait confus de sa lenteur et de sa maladresse, mais il craignait,en se hâtant, de se blesser ; Charles-Quint fit quelques pasen avant, se courba lentement et ramassa le pinceau. – Le Titien,dit-il d’une voix claire et impérieuse, le Titien mérite biend’être servi par César. Et avec une majesté vraiment sans égale, ilrendit le pinceau à mon père, qui mit un genou en terre pour lerecevoir.

Après ce récit, que Pippo n’avait pu fairesans émotion, Béatrice resta silencieuse pendant quelquetemps ; elle baissait la tête et paraissait tellementdistraite, qu’il lui demanda à quoi elle pensait.

– Je pense à une chose, répondit-elle.Charles-Quint est mort maintenant, et son fils est roi d’Espagne.Que dirait-on de Philippe II, si, au lieu de porter l’épée de sonpère, il la laissait se rouiller dans une armoire ?

– Pippo sourit, et quoiqu’il eût comprisla pensée de Béatrice, il lui demanda ce qu’elle voulait dire parlà.

– Je veux dire, répondit-elle, que toiaussi tu es l’héritier d’un roi, car le Bordone, le Moretto, leRomanino, sont de bons peintres ; le Tintoret et le Giorgioneétaient des artistes ; mais le Titien était un roi ; etmaintenant qui porte son sceptre ?

– Mon frère Orazio, répondit Pippo, eûtété un grand peintre s’il eût vécu.

– Sans doute, répliqua Béatrice, et voilàce qu’on dira des fils du Titien : l’un aurait été grand s’ilavait vécu, et l’autre s’il avait voulu.

– Crois-tu cela ? dit en riantPippo ; eh bien ! On ajoutera donc : Mais il aimamieux aller en gondole avec Béatrice Donato.

Comme c’était une autre réponse que Béatriceavait espérée, elle fut un peu déconcertée. Elle ne perdit pourtantpoint courage, mais elle prit un ton plus sérieux.

– Écoute-moi, dit-elle, et ne raille pas.Le seul tableau que tu aies fait a été admiré. Il n’y a personnequi n’en regrette la perte ; mais la vie que tu mènes estquelque chose de pire que l’incendie du palais Dolfin, car elle teconsume toi-même. Tu ne penses qu’à te divertir, et tu ne réfléchispas que ce qui est un égarement pour les autres est pour toi unehonte. Le fils d’un marchand enrichi peut jouer aux dés, mais nonle Tizianello. À quoi sert que tu en saches autant que nos plusvieux peintres, et que tu aies la jeunesse qui leur manque ?Tu n’as qu’à essayer pour réussir et tu n’essayes pas. Tes amis tetrompent, mais je remplis mon devoir en te disant que tu outragesla mémoire de ton père ; et qui te le dirait, si ce n’estmoi ? Tant que tu seras riche, tu trouveras des gens quit’aideront à te ruiner ; tant que tu seras beau, les femmest’aimeront ; mais qu’arrivera-t-il si, pendant que tu esjeune, on ne te dit pas la vérité ? Je suis votre maîtresse,mon cher seigneur, mais je veux être aussi votre amante. Plût àDieu que vous fussiez né pauvre ! Si vous m’aimez, il fauttravailler. J’ai trouvé dans un quartier éloigné de la ville unepetite maison retirée, où il n’y a qu’un étage. Nous la feronsmeubler, si vous voulez, à notre goût, et nous en aurons deuxclefs : l’une sera pour vous, et je garderai l’autre. Là, nousn’aurons peur de personne, et nous serons en liberté. Vous y ferezporter un chevalet ; si vous me promettez d’y venir travaillerseulement deux heures par jour, j’irai vous y voir tous les jours.Aurez-vous assez de patience pour cela ? Si vous acceptez,dans un an d’ici vous ne m’aimerez probablement plus, mais vousaurez pris l’habitude du travail, et il y aura un grand nom de plusen Italie. Si vous refusez, je ne puis cesser de vous aimer, maisce sera me dire que vous ne m’aimez pas.

Pendant que Béatrice parlait, elle étaittremblante. Elle craignait d’offenser son amant, et cependant elles’était imposé l’obligation de s’exprimer sans réserve ; cettecrainte et le désir de plaire faisaient étinceler ses yeux. Elle neressemblait plus à Vénus, mais à une Muse. Pippo ne lui réponditpas sur-le-champ ; il la trouvait si belle ainsi, qu’il lalaissa quelque temps dans l’inquiétude. À dire vrai, il avait moinsécouté les remontrances que l’accent de la voix qui lesprononçait ; mais cette voix pénétrante l’avait charmé.Béatrice avait parlé de toute son âme, dans le plus pur toscan,avec la douceur vénitienne. Quand une vive ariette sort d’une bellebouche, nous ne faisons pas grande attention aux paroles ; ilest même quelquefois plus agréable de ne pas les entendredistinctement, et de nous laisser entraîner par la musique seule.Ce fut à peu près ce que fit Pippo. Sans songer à ce qu’on luidemandait, il s’approcha de Béatrice, lui donna un baiser sur lefront, et lui dit :

– Tout ce que tu voudras, tu es bellecomme un ange.

Il fut convenu qu’à partir de ce jour, Pippotravaillerait régulièrement. Béatrice voulut qu’il s’y engageât parécrit. Elle tira ses tablettes, et en y traçant quelques lignesavec une fierté amoureuse :

– Tu sais, dit-elle, que nous autresLorédans, nous tenons des comptes fidèles[5]. Jet’inscris comme mon débiteur pour deux heures de travail par jourpendant un an ; signe, et paye-moi exactement, afin que jesache que tu m’aimes.

Pippo signa de bonne grâce. – Mais il est bienentendu, dit-il, que je commencerai par faire ton portrait.

Béatrice l’embrassa à son tour, et lui dit àl’oreille :

– Et moi aussi je ferai ton portrait, unbeau portrait bien ressemblant, non pas inanimé, mais vivant.

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