Nouvelles et Contes – Tome I

IV

Il y a sous le soleil une chose fâcheuse pourtout le monde, et particulièrement pour les petites filles :c’est que la sagesse est un travail, et que, pour être seulementraisonnable, il faut se donner beaucoup de mal, tandis que, pourfaire des sottises, il n’y a qu’à se laisser aller. Homère nousapprend que Sisyphe était le plus sage des mortels ; cependantles poètes le condamnent unanimement à rouler une grosse roche auhaut d’une montagne, d’où elle retombe aussitôt sur ce pauvrehomme, qui recommence à la rouler. Les commentateurs se sontépuisés à chercher la raison de ce supplice ; quant à moi, jene doute pas que, par cette belle allégorie, les anciens n’aientvoulu représenter la sagesse. La sagesse est, en effet, une grossepierre que nous roulons sans désemparer, et qui nous retombe sanscesse sur la tête. Notez que, le jour où elle nous échappe, il nenous est tenu aucun compte de l’avoir roulée pendant nombred’années, tandis qu’au contraire, si un fou vient à faire, parhasard, une action raisonnable, on lui en sait un gré infini. Lafolie est bien loin d’être une pierre ; c’est une bulle desavon qui s’en va dansant devant nous, et se colorant, commel’arc-en-ciel, de toutes les nuances de la création. Il arrive, ilest vrai, que la bulle crève et nous envoie quelques gouttes d’eaudans les yeux ; mais aussitôt il s’en forme une nouvelle, etpour la maintenir en l’air nous n’avons besoin que de respirer.

Par ces réflexions philosophiques, je veuxmontrer qu’il n’est pas étonnant que Margot fût un peu amoureuse dujeune garçon qui l’avait aperçue dans son bain, et je veux direaussi que pour cela on ne doit pas prendre mauvaise opinion d’elle.Lorsque l’amour se mêle de nos affaires, il n’a pas grand besoinqu’on l’aide, et on sait que lui fermer la porte n’est pas le moyende l’empêcher d’entrer ; mais il entra ici par la croisée, etvoici comment :

Ce jeune garçon en habit de hussard n’étaitpas autre que Gaston, fils de madame Doradour, qui s’était arraché,non sans peine, aux amourettes de sa garnison, et qui venaitd’arriver chez sa mère. Le ciel voulut que la chambre où logeaitMargot fût à l’angle de la maison, et que celle du jeune homme yfût aussi, c’est-à-dire que leurs deux croisées étaient presque enface l’une de l’autre, et en même temps fort rapprochées. Margotdînait avec madame Doradour, et passait près d’elle l’après-midi,jusqu’au souper ; mais de sept heures du matin jusqu’à midi,elle restait dans sa chambre. Or Gaston, la plupart du temps, étaitdans la sienne à cette heure-là. Margot n’avait donc rien de mieuxà faire que de coudre près de la croisée et de regarder sonvoisin.

Le voisinage a, de tout temps, causé de grandsmalheurs ; il n’y a rien de si dangereux qu’une jolievoisine ; fût-elle laide, je ne m’y fierais pas, car à forcede la voir sans cesse, il arrive tôt ou tard un jour où l’on finitpar la trouver jolie. Gaston avait un petit miroir rond accroché àsa fenêtre, selon la coutume des garçons. Devant ce miroir, il serasait, se peignait et mettait sa cravate. Margot remarqua qu’ilavait de beaux cheveux blonds qui frisaient naturellement ;cela fut cause qu’elle acheta d’abord un flacon d’huile à laviolette, et qu’elle prit soin que les deux petits bandeaux decheveux noirs qui sortaient de son bonnet fussent toujours bienlisses et bien brillants. Elle s’aperçut enfin que Gaston avait dejolies cravates et qu’il les changeait fort souvent ; elle fitemplette d’une douzaine de foulards, les plus beaux qu’il y eûtdans tout le Marais. Gaston avait, en outre, cette habitude quiindignait si fort le philosophe de Genève, et qui le brouilla avecson ami Grimm : il se faisait les ongles, comme dit Rousseau,avec un instrument fait exprès. Margot n’était pas un si grandphilosophe que Rousseau ; au lieu de s’indigner, elle achetaune brosse, et, pour cacher sa main, qui était un peu rouge, commeje l’ai déjà dit, elle prit des mitaines noires qui ne laissaientvoir que le bout de ses doigts. Gaston avait encore bien d’autresbelles choses que Margot ne pouvait imiter, par exemple, unpantalon rouge et une veste bleu de ciel avec des tresses noires.Margot possédait, il est vrai, une robe de chambre de flanelleécarlate ; mais que répondre à la veste bleue ? Elleprétendit avoir mal à l’oreille, et elle se fit, pour le matin, unepetite toque de velours bleu. Ayant aperçu au chevet de Gaston leportrait de Napoléon, elle voulut avoir celui de Joséphine. Enfin,Gaston ayant dit un jour, à déjeuner, qu’il aimait assez une bonneomelette, Margot vainquit sa timidité et fit un acte decourage ; elle déclara que personne au monde ne savait faireles omelettes comme elle, que chez ses parents elle les faisaittoujours, et qu’elle suppliait sa marraine d’en goûter une de samain.

Ainsi tâchait la pauvre enfant de témoignerson modeste amour ; mais Gaston n’y prenait pas garde. Commentun jeune homme hardi, fier, habitué aux plaisirs bruyants et à lavie de garnison, aurait-il remarqué ce manège enfantin ? Lesgrisettes de Strasbourg s’y prennent d’autre manière lorsqu’ellesont un caprice en tête. Gaston dînait avec sa mère, puis sortaitpour toute la soirée ; et, comme Margot ne pouvait dormirqu’il ne fût rentré, elle l’attendait derrière son rideau. Ilarriva bien quelquefois que le jeune homme, voyant de la lumièrechez elle, se dit en traversant la cour : – Pourquoi cettepetite fille n’est-elle pas couchée ? Il arriva encore qu’enfaisant sa toilette, il jeta sur Margot un coup d’œil distrait quila pénétrait jusqu’à l’âme ; mais elle détournait la têteaussitôt, et elle serait plutôt morte que d’oser soutenir ceregard. Il faut dire aussi qu’au salon elle ne se montrait plus lamême. Assise auprès de sa marraine, elle s’étudiait à paraîtregrave, réservée, et à écouter décemment le babillage de madameDoradour. Quand Gaston lui adressait la parole, elle lui répondaitde son mieux, mais, ce qui semblera singulier, elle lui répondaitpresque sans émotion. Expliquera qui pourra ce qui se passe dansune cervelle de quinze ans ; l’amour de Margot était, pourainsi dire, enfermé dans sa chambre, elle le trouvait dès qu’elle yentrait, et elle l’y laissait en sortant ; mais elle ôtait laclef de sa porte, pour que personne ne pût, en son absence,profaner son petit sanctuaire.

Il est facile, du reste, de supposer que laprésence de madame Doradour devait la rendre circonspecte etl’obliger à réfléchir, car cette présence lui rappelait sans cessela distance qui la séparait de Gaston. Une autre que Margot s’enserait peut-être désespérée ou plutôt se serait guérie, voyant ledanger de sa passion ; mais Margot ne s’était jamais demandé,même dans le plus profond de son cœur, à quoi lui servirait sonamour ; et, en effet, y a-t-il une question plus vide de sensque celle-là, qu’on adresse continuellement aux amoureux : Àquoi cela vous mènera-t-il ? – Eh ! bonnes gens, cela memène à aimer.

Dès que Margot s’éveillait, elle sautait à basde son lit, et elle courait pieds nus, en cornette, écarter le coinde son rideau pour voir si Gaston avait ouvert ses jalousies. Siles jalousies étaient fermées, elle allait vite se recoucher, etelle guettait l’instant où elle entendrait le bruit del’espagnolette, auquel elle ne se trompait pas. Cet instant venu,elle mettait ses pantoufles et sa robe de chambre, ouvrait à sontour sa croisée, et penchait la tête de côté et d’autre d’un airendormi, comme pour regarder quel temps il faisait. Elle poussaitensuite un des battants de la fenêtre de manière à n’être vue quede Gaston, puis elle posait son miroir sur une petite table, etcommençait à peigner ses beaux cheveux. Elle ne savait pas qu’unevraie coquette se montre quand elle est parée, mais ne se laissepas voir pendant qu’elle se pare ; comme Gaston se coiffaitdevant elle, elle se coiffait devant lui. Masquée par son miroir,elle hasardait de timides coups d’œil, prête à baisser les yeux siGaston la regardait. Quand ses cheveux étaient bien peignés etretroussés, elle posait sur sa tête son petit bonnet de tulle brodéà la paysanne, qu’elle n’avait pas voulu quitter ; ce petitbonnet était toujours tout blanc, ainsi que le grand collet rabattuqui lui couvrait les épaules et lui donnait un peu l’air d’unenonnette. Elle restait alors les bras nus, en jupon court,attendant son café. Bientôt paraissait mademoiselle Pélagie, safemme de chambre, portant un plateau et escortée du chat du logis,meuble indispensable au Marais, qui ne manquait jamais le matin derendre ses devoirs à Margot. Il jouissait alors du privilège des’établir dans une bergère en face d’elle, et de partager sondéjeuner. Ce n’était pour elle, comme on pense, qu’un prétexte decoquetterie. Le chat, qui était vieux et gâté, roulé en boule dansun fauteuil, recevait fort gravement des baisers qui ne lui étaientpas adressés. Margot l’agaçait, le prenait dans ses bras, le jetaitsur son lit, tantôt le caressait, tantôt l’irritait ; depuisdix ans qu’il était de la maison, il ne s’était jamais vu àpareille fête ; et il ne s’en trouvait pas précisémentsatisfait ; mais il prenait le tout en patience, étant, aufond, d’un bon naturel, et ayant beaucoup d’amitié pour Margot. Lecafé pris, elle s’approchait de nouveau de la fenêtre, regardaitencore un peu s’il faisait beau temps, puis elle poussait lebattant resté ouvert, mais sans le fermer tout à fait. Pour quiaurait eu l’instinct du chasseur, c’était alors le temps de semettre à l’affût. Margot achevait sa toilette, et veux-je direqu’elle se montrait ? Non pas ; elle mourait de peurd’être vue, et d’envie de se laisser voir. Et Margot était unefille sage ? Oui, sage, honnête et innocente. Et quefaisait-elle ? Elle se chaussait, mettait son jupon et sarobe, et de temps en temps, par la fente de la fenêtre, on auraitpu la voir allonger le bras pour prendre une épingle sur la table.Et qu’eût-elle fait si on l’eût guettée ? Elle auraitsur-le-champ fermé sa croisée. Pourquoi donc la laisserentr’ouverte ? Demandez-le-lui, je n’en sais rien.

Les choses en étaient là, lorsqu’un certainjour madame Doradour et son fils eurent un long entretien tête àtête. Il s’établit entre eux un air de mystère, et ils se parlaientsouvent à mots couverts. Peu de temps après, madame Doradour dit àMargot : – Ma chère enfant, tu vas revoir ta mère ; nouspasserons l’automne à la Honville.

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