Nouvelles et Contes – Tome I

VI

À peine cette détermination fut-elle prise,qu’ils la sentirent impossible à réaliser. Ils n’eurent pas besoinde longues explications pour en convenir mutuellement. Gilbertresta deux mois sans venir chez madame de Marsan, et pendant cesdeux mois ils perdirent l’un et l’autre l’appétit et le sommeil. Aubout de ce temps, Gilbert se trouva un soir tellement désolé etennuyé, que, sans savoir ce qu’il faisait, il prit son chapeau etarriva chez la comtesse à son heure ordinaire, comme si de rienn’était. Elle ne songea pas à lui adresser un reproche de ce qu’ilne tenait pas sa parole. Dès qu’elle l’eut regardé, elle comprit cequ’il avait souffert ; et il la vit si pâle et si changée,qu’il se repentit de n’être pas revenu plus tôt.

Ce qu’Emmeline avait dans le cœur n’était niun caprice ni une passion ; c’était la voix de la nature mêmequi lui criait qu’elle avait besoin d’un nouvel amour. Elle n’avaitpas fait grande réflexion sur le caractère de Gilbert ; il luiplaisait, et il était là ; il lui disait qu’il l’aimait, et ill’aimait d’une tout autre manière que M. de Marsan nel’avait aimée. L’esprit d’Emmeline, son intelligence, sonimagination enthousiaste, toutes les nobles qualités renfermées enelle souffraient à son insu. Les larmes qu’elle croyait répandresans raison demandaient à couler malgré elle, et la forçaient d’enchercher le motif ; tout alors le lui apprenait, ses livres,sa musique, ses fleurs, ses habitudes même et sa viesolitaire ; il fallait aimer et combattre, ou se résigner àmourir.

Ce fut avec une fierté courageuse que lacomtesse de Marsan envisagea l’abîme où elle allait tomber. LorsqueGilbert la serra de nouveau dans ses bras, elle regarda le ciel,comme pour le prendre à témoin de sa faute et de ce qu’elle allaitlui coûter. Gilbert comprit ce regard mélancolique ; il mesurala grandeur de sa tâche à la noblesse du cœur de son amie, ilsentit qu’il avait entre les mains le pouvoir de lui rendrel’existence ou de la dégrader à jamais. Cette pensée lui inspiramoins d’orgueil que de joie ; il se jura de se consacrer àelle, et remercia Dieu de l’amour qu’il éprouvait.

La nécessité du mensonge désolait pourtant lajeune femme ; elle n’en parla plus à son amant, et garda cettepeine secrète ; du reste, l’idée de résister plus ou moinslongtemps, du moment qu’elle ne pouvait résister toujours, ne luivint pas à l’esprit. Elle compta, pour ainsi dire, ses chances desouffrance et ses chances de bonheur, et mit hardiment sa vie pourenjeu. Au moment où Gilbert revint, elle se trouvait forcée depasser trois jours à la campagne. Il la conjurait de lui accorderun rendez-vous avant de partir. – Je le ferai si vous voulez, luirépondit-elle, mais je vous supplie de me laisser attendre.

Le quatrième jour, un jeune homme entra versminuit au Café Anglais. – Que veut monsieur ? Demande legarçon. – Tout ce que vous avez de meilleur, répondit le jeunehomme avec un air de joie qui fit retourner tout le monde. – À lamême heure, au fond de l’hôtel de Marsan, une persienneentr’ouverte laissait apercevoir une lueur derrière un rideau.Seule, en déshabillé de nuit, madame de Marsan était assise sur unepetite chaise, dans sa chambre, les verrous tirés derrière elle. –Demain je serai à lui. Sera-t-il à moi ?

Emmeline ne pensait pas à comparer sa conduiteà celle des autres femmes. Il n’y avait pour elle, en cet instant,ni douleurs ni remords ; tout faisait silence devant l’idée dulendemain. Oserai-je vous dire à quoi elle pensait ? Oserai-jeécrire ce qui, à cette heure redoutable, inquiétait une belle etnoble femme, la plus sensible et la plus honnête que je connaisse,à la veille de la seule faute qu’elle ait jamais eu à sereprocher ?

Elle pensait à sa beauté. Amour, dévouement,sincérité du cœur, constance, sympathie de goût, crainte, dangers,repentir, tout était chassé, tout était détruit par la plus viveinquiétude sur ses charmes, sur sa beauté corporelle. La lueur quenous apercevons, c’est celle d’un flambeau qu’elle tient à la main.Sa psyché est en face d’elle ; elle se retourne, écoute ;nul témoin, nul bruit ; elle a entr’ouvert le voile qui lacouvre, et, comme Vénus devant le berger de la fable, ellecomparaît timidement.

Pour vous parler du jour suivant, je ne puismieux faire, madame, que de vous transcrire une lettre d’Emmeline àsa sœur, où elle peint elle-même ce qu’elle éprouvait :

« J’étais à lui. À toutes mes anxiétésavait succédé un abattement extrême. J’étais brisée, et ce malaiseme plaisait. Je passai la soirée en rêverie ; je voyais desformes vagues, j’entendais des voix lointaines ; jedistinguais : « Mon ange, ma vie ! » et jem’affaissais encore, plus encore. Pas une fois ma pensée ne s’estreportée sur les inquiétudes du jour précédent, durant cettedemi-léthargie qui me reste en mémoire comme l’état que jechoisirais en paradis. Je me couchai et dormis comme un nouveau-né.Au réveil, le matin, un souvenir confus des événements de la veillefit rapidement porter le sang au cœur. Une palpitation me fitdresser sur mon séant, et là je m’entendis m’écrier à hautevoix : C’en est fait ! J’appuyai ma tête sur mesgenoux, et je me précipitai au fond de mon âme. Pour la premièrefois, il me vint la crainte qu’il ne m’eût mal jugée. La simplicitéavec laquelle j’avais cédé pouvait lui donner cette opinion. Endépit de son esprit, de son tact, je pouvais craindre une mauvaiseexpérience du monde. Si ce n’était pour lui qu’une fantaisie, unedifficulté à vaincre ? Trop étonnée, trop émue, bouleverséepar tous les sentiments qui me subjuguaient, je n’avais pas assezétudié les siens. J’avais peur, je respirais court. Eh bien !me dis-je bravement, le jour où il me connaîtra, il aura un arriéréà payer. Tout ce sombre fut éclairé tout à coup par de douxsoupirs. Je sentais un sourire errer autour de ma bouche ;comme la veille, je revis toute sa figure, belle d’une expressionque je n’ai vue nulle part, même dans les chefs-d’œuvre des grandsmaîtres : j’y lisais l’amour, le respect, le culte, et cedoute, cette crainte de ne pas obtenir, tant on désire vivement.Voilà pour la femme l’instant suprême, et, ainsi bercée, jem’habillai. On a grand plaisir à la toilette quand on attend sonamant. »

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