Nouvelles et Contes – Tome I

VII

De ce que Valentin avait oublié ce mouchoir,il ne faut pas croire cependant qu’il n’en eût pas un dans sapoche.

Pendant que madame Delaunay pleurait, notreétourdi, qui n’en savait rien, était fort éloigné de pleurer. Ilétait dans un petit salon boisé, doré et musqué comme unebonbonnière, au fond d’un grand fauteuil de damas violet. Ilécoutait, après un bon dîner, l’Invitation à la valse, deWeber, et, tout en prenant d’excellent café, il regardait de tempsen temps le cou blanc de madame de Parnes. Celle-ci, dans tous sesatours, et exaltée, comme dit Hoffmann, par une tasse de thé biensucré, faisait de son mieux de ses belles mains. Ce n’était pas dela petite musique, et il faut dire, en toute justice, qu’elle s’entirait parfaitement. Je ne sais lequel méritait le plus d’éloges,ou du sentimental maître allemand, ou de l’intelligente musicienne,ou de l’admirable instrument d’Érard, qui renvoyait en vibrationssonores la double inspiration qui l’animait.

Le morceau fini, Valentin se leva, et, tirantde sa poche un mouchoir : – Tenez, dit-il, je vousremercie ; voilà le mouchoir que vous m’avez prêté.

La marquise fit justement ce qu’avait faitmadame Delaunay. Elle regarda la marque aussitôt ; sa maindélicate avait senti un tissu trop rude pour lui appartenir. Ellese connaissait aussi en broderie ; mais il y en avait si peuque rien, assez pourtant pour dénoter une femme. Elle retourna deuxou trois fois le mouchoir, l’approcha timidement de son nez, leregarda encore, puis le jeta à Valentin en lui disant : – Vousvous êtes trompé ; ce que vous me rendez là appartient àquelque femme de chambre de votre mère.

Valentin, qui avait emporté par mégarde lemouchoir de madame Delaunay, le reconnut et se sentit battre lecœur. – Pourquoi à une femme de chambre ? répondit-il. Mais lamarquise s’était remise au piano ; peu lui importait unerivale qui se mouchait dans de la grosse toile. Elle reprit lepresto de sa valse, et fit semblant de n’avoir pasentendu.

Cette indifférence piqua Valentin. Il fit untour de chambre et prit son chapeau.

– Où allez-vous donc ? demandamadame de Parnes.

– Chez ma mère, rendre à sa femme dechambre le mouchoir qu’elle m’a prêté.

– Vous verra-t-on demain ? nousavons un peu de musique, et vous me ferez plaisir de venirdîner.

– Non ; j’ai affaire toute lajournée.

Il continuait à se promener, et ne se décidaitpas à sortir. La marquise se leva et vint à lui.

– Vous êtes un singulier homme, luidit-elle ; vous voudriez me voir jalouse.

– Moi ? pas du tout. La jalousie estun sentiment que je déteste.

– Pourquoi donc vous fâchez-vous de ceque je trouve à ce mouchoir un air d’antichambre ? Est-ce mafaute, ou la vôtre ?

– Je ne m’en fâche point, je le trouvetout simple.

En parlant ainsi, il tournait le dos. Madamede Parnes s’avança doucement, se saisit du mouchoir de madameDelaunay, et, s’approchant d’une fenêtre ouverte, le jeta dans larue.

– Que faites-vous ? s’écriaValentin. Et il s’élança pour la retenir ; mais il était troptard.

– Je veux savoir, dit en riant lamarquise, jusqu’à quel point vous y tenez, et je suis curieuse devoir si vous descendrez le chercher.

Valentin hésita un instant, et rougit dedépit. Il eût voulu punir la marquise par quelque réponsepiquante ; mais, comme il arrive souvent, la colère lui ôtaitl’esprit. Madame de Parnes se mit à rire de plus belle. Il enfonçason chapeau sur sa tête, et sortit en disant : Je vais lechercher.

Il chercha en effet longtemps ; mais unmouchoir perdu est bientôt ramassé, et ce fut vainement qu’ilrevint dix fois d’une borne à une autre. La marquise à sa fenêtreriait toujours en le regardant faire. Fatigué enfin, et un peuhonteux, il s’éloigna sans lever la tête, feignant de ne pass’apercevoir qu’on l’eût observé. Au coin de la rue pourtant, il seretourna et vit madame de Parnes qui ne riait plus et qui lesuivait des yeux.

Il continua sa route sans savoir où il allait,et prit machinalement le chemin de la rue du Plat-d’Étain. Lasoirée était belle et le ciel pur. La veuve était aussi à safenêtre ; elle avait passé une triste journée.

– J’ai besoin d’être rassurée, luidit-elle dès qu’il fut entré. À qui appartient un mouchoir que vousavez laissé chez moi ?

Il y a des gens qui savent tromper et qui nesavent pas mentir. À cette question, Valentin se troubla tropévidemment pour qu’il fût possible de s’y méprendre, et sansattendre qu’il répondît :

– Écoutez-moi, dit madame Delaunay. Voussavez maintenant que je vous aime. Vous connaissez beaucoup demonde, et je ne vois personne ; il m’est aussi impossible desavoir ce que vous faites qu’il vous serait facile d’y voir clairdans mes moindres actions, s’il vous en prenait fantaisie. Vouspouvez me tromper aisément et impunément, puisque je ne peux nivous surveiller, ni cesser de vous aimer ; souvenez-vous, jevous en supplie, de ce que je vais vous dire : tout se saittôt ou tard, et croyez-moi, c’est une triste chose.

Valentin voulait l’interrompre ; elle luiprit la main et continua :

– Je ne dis pas assez ; ce n’est pasune triste chose, mais la plus triste qu’il y ait au monde. Si rienn’est plus doux que le souvenir du bonheur, rien n’est plus affreuxque de s’apercevoir que le bonheur passé était un mensonge.Avez-vous jamais pensé à ce que ce peut être que de haïr ceux qu’ona aimés ? Concevez-vous rien de pis ? Réfléchissez àcela, je vous en conjure. Ceux qui trouvent plaisir à tromper lesautres en tirent ordinairement vanité ; ils s’imaginent avoirpar là quelque supériorité sur leurs dupes : elle est bienfugitive, et à quoi mène-t-elle ? Rien n’est si aisé que lemal. Un homme de votre âge peut tromper sa maîtresse, seulementpour passer le temps ; mais le temps s’écoule en effet, lavérité vient, et que reste-t-il ? Une pauvre créature abusées’est crue aimée, heureuse ; elle a fait de vous son bienunique : pensez à ce qui lui arrive s’il faut qu’elle aithorreur de vous !

La simplicité de ce langage avait ému Valentinjusqu’au fond du cœur.

– Je vous aime, lui dit-il, n’en doutezpas, je n’aime que vous seule.

– J’ai besoin de le croire, répondit laveuve, et, si vous dites vrai, nous ne reparlerons jamais de ce quej’ai souffert aujourd’hui. Permettez-moi pourtant d’ajouter encoreun mot qu’il faut absolument que je vous dise. J’ai vu mon père, àl’âge de soixante ans, apprendre tout à coup qu’un ami d’enfancel’avait trompé dans une affaire de commerce. Une lettre avait ététrouvée, dans laquelle cet ami racontait lui-même sa perfidie, etse vantait de la triste habileté qui lui avait rapporté quelquesbillets de banque à notre détriment. J’ai vu mon père, abîmé dedouleur et stupéfait, la tête baissée, lire cette lettre ; ilen était aussi honteux que s’il eût été lui-même le coupable ;il essuya une larme sur sa joue, jeta la lettre au feu, ets’écria : Que la vanité et l’intérêt sont peu de chose !mais qu’il est affreux de perdre un ami ! Si vous eussiez étélà, Valentin, vous auriez fait serment de ne jamais tromperpersonne.

Madame Delaunay, en prononçant ces mots,laissa échapper quelques larmes. Valentin était assis prèsd’elle ; pour toute réponse, il l’attira à lui ; elleposa sa tête sur son épaule, et tirant de la poche de son tablierle mouchoir de la marquise :

– Il est bien beau, dit-elle ; labroderie en est fine : vous me le laisserez, n’est-cepas ? La femme à qui il appartient ne s’apercevra pas qu’ellel’a perdu. Quand on a un mouchoir pareil, on en a bien d’autres. Jen’en ai, moi, qu’une douzaine, et ils ne sont pas merveilleux. Vousme rendrez le mien que vous avez emporté, et qui ne vous ferait pashonneur ; mais je garderai celui-ci.

– À quoi bon ? répondit Valentin.Vous ne vous en servirez pas.

– Si, mon ami ; il faut que je meconsole de l’avoir trouvé sur ce fauteuil, et il faut qu’il essuiemes larmes jusqu’à ce qu’elles aient cessé de couler.

– Que ce baiser les essuie ! s’écriale jeune homme. Et, prenant le mouchoir de madame de Parnes, il lejeta par la fenêtre.

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