Un Homme d’Affaires

Chapitre 3

 

Hélas! le séjour à  Rapallo, quis’inaugurait sur cette résolution d’imiter, du moins dans sonesprit de discipline, la vaillante ouvrière de Nohant, devait,comme tant d’autres, ne pas tenir les promesses de ce début. Cettefois, j’eus pour excuse à  mon inconstance de volonté la forceet 1’inattendu de l’impression, qui tout de suite me détourna del’utile travail et de la bienfaisante « copie » , pour merejeter à  cette curiosité de la vie réelle dont je suisencore la victime après tant de vagabondages, d’allées et de venuesparmi les pays et les gens. Je sais si bien qu’à  un certainâge on a reçu des choses humaines toute l’expérience que l’on estcapable de manipuler, toute la matière qu’elles peuvent fournirà  une énergie d’artiste! La moisson est faite, bonne oumauvaise. Il ne reste qu’à  l’engranger. Et puis, qu’uneénigme sentimentale se dresse au détour du chemin, sous la formed’une femme aux prunelles émues, au joli sourire, et j’oublied’écrire pour m’engager de nouveau sur ce chemin que Dumasvieillissant appelait, non sans mélancolie, la Route deThèbes. Cette route passe un peu partout, – je le sais tropaussi. – Mais comment deviner qu’un de ses carrefours devait êtrepour moi la salle à  manger de cet hôtel perdu d’Italie, où jedescendis le soir de mon arrivée, obéissant docilement à l’appel de la cloche réglementaire ; et je ne me doutais guèreque je rencontrerais l’éternel sphinx à l’une des tables de cemodeste réfectoire – à trois francs par tête, sans levin.

 

Modeste, certes, bien modeste; – maiscet industrieux esprit de finesse, si naturel aux Françaises derace autochtone et qu’annonçaient les yeux futés de la signoraBalbi, s’y reconnaissait à  vingt menus signes d’uneinstallation soignée. Le linge était d’une irréprochable blancheur,l’argenterie étincelait. De petits festonnages de papier coloriéparaient les corbeilles d’oranges. Toutes les carafes et toutes lesbouteilles avaient des dessous de verre, et la table d’hôte, celleoù les voyageurs mangeaient en commun, était visiblement réduiteà son minimum d’espace, afin de permettre la multiplicationdes petites tables séparées. Ces dernières encadraient toutes entreleurs quatre pieds un morceau de tapis dont la bordure noire,ourlée à  l’aiguille, se détachait sur la pierre blanche ducarrelage. Comme ce restaurant d’hôtel avait été jadis la salle deréception de la villa, le plafond était garni d’une vaste fresqueà ornements stuqués que la sécheresse du climat n’avait pastrop dégradée. Le tout donnait à  un endroit ailleurs si banalune jolie physionomie d’intimité qu’augmentait la gaieté d’un feude bois dans une large cheminée, qui mêlait sa flamme à  celledu gaz allumé dans des lampes en cuivre, reluisantes, elles aussi,de propreté.

– « Vous voyez, » me dit avecorgueil Mme Balbi, qui attendait ses hôtes pour présider elle-mêmeà la table commune, « j’ai du feu ici, comme en France. Ah!monsieur, si vous saviez ce que j’ai eu de peine à  leur faireconstruire une cheminée où l’on voie le bois… Pourtant, chez nous,tous les fumistes viennent d’italie… Enfin, avec de la patience!…Voici votre table, monsieur, que je vous ai réservée comme vous ledésirez… Tenez, voilà celle de Mme de La Charme à  côté,et puis là – bas celle du major général Gobay, un Anglais quiest avec sa fille… C’est la troisième année qu’ils reviennent… Nousn’avons ici, je vous le répète, que de la bonne société… C’est unegrande consolation pour moi, quand j’ai ma demoiselle, auxvacances… Mais on arrive. Il faut que je vous quitte. Vouspermettez? Umberto s’occupera de vous… »

J’étais descendu un peu trop tôt, ayantquitté ma chambre au premier coup de cloche, sans savoir que l’onen sonnait un second. Je m’assis, en me réjouissant de cette avancequi me permettrait d’observer à  mon aise les compagnons dehasard parmi lesquels j’allais vivre quelques jours, quelquessemaines peut-être, et d’abord cet Umberto, ce factotum de larespectable veuve. C’était un de ces Italiens au visage subtil,avec des traits dessinés finement, en qui la diplomatie semble undon inné. Petit et presque frêle, mais agilement découplé, ilmontrait sans cesse, en souriant, de belles dents blanches dont ilétait très fier. Des yeux noirs brillants, un teint mat, une voixdouce, lui donnaient une allure de joli homme à  laquelle lapatronne ne paraissait pas insensible. Cette Anne d’Autriche detable d’hôte avait-elle pour ce Mazarin d’office de secrètescomplaisances? S’il en était ainsi, le prudent Unberto ne l’ajamais laissé deviner. J’incline à  croire qu’il n’en étaitpas ainsi, et que ce garçon, de dix ans plus jeune que la veuve,avait pour politique d’amener sa sensible patronne au mariage. Yest-il arrivé depuis? Quelque jour, je ne manquerai pas dem’arrêter à  Rapallo pour savoir l’issue de cette campagnematrimoniale, qui consistait pour l’heure en un zèle empresséauprès des visiteurs auxquels la signora Balbi paraissait tenir.Que de mal il se donnait, toujours souple, toujours souriant, pourapporter des assiettes chaudes à  point, du café qui n’eût pastrop bouilli, des oranges choisies, et qu’il pût recommander commemûres en les montrant de son doigt où brillaient deux grossesbagues en doublé avec d’énormes pierres en stras! Une autre de sesélégances consistait dans une épingle assortie à  ces bagues.Il la fichait dans une cravate à  nœud droit, et, comme ilétait en deuil de son père, son faux col et ses manchettess’achevaient par un large bord noir, appliqué sur le blanc dulinge, qui prenait ainsi un aspect comiquement macabre.

– « Monsieur, » me disait-il en meprésentant la liste des vins et en me recommandant le montepulcianoavec le plus caressant zézaiement,  » vous verrez que la cuisine esttrès bonne ici. Vous aurez, ce soir, une soupe à  la pavese,du poisson qui était vivant il y a une heure, c’est moi qui l’aipris au pêcheur; un rôti d’agneau et, pour vous, des grives… C’estmoi qui les ai chassées hier… On m’appelle le Tanghen. C’est un motgénois pour dire leste… Vous m’excuserez, il faut que j’ailleregarder à  tout le monde… »

Les convives commençaient en effetd’entrer les uns après les autres, et Mme Balbi, debout devant sachaise, au haut bout de la table, les accueillait d’un gesteà  la fois engageant et cérémonieux. Il y avait là  unequinzaine d’hommes et de femmes, appartenant tous et toutes à la race anglaise ou germanique. Presque tous et toutes étaientaussi des gens âgés ou malades, aux gestes mesurés, à  la voixvolontiers abaissée, enfin, un vrai petit clan d’ « honnêtes etdiscrètes personnes », comme on disait dans les anciennesépitaphes, de quoi justifier les prétentions de la patronne à tenir une maison sans aucun rapport avec les autres hôtels des deuxrivières, celle du ponant et celle du levant. Je regardais cescommensaux avec une curiosité déjà  passionnée. Je croyaispressentir, tant l’endroit était singulier, du roman partout,derrière chaque physionomie, depuis celle de cette digne matrone engrand deuil, à qui la Balbi faisait les honneurs de sa droite,jusqu’à  celle de cet Allemand de trente-cinq ans, dont lesyeux bleus si futés sous leurs lunettes d’or semblaient quêterparmi ces figures féminines une infortune à  consoler et unedot à  enlever. Et déjà  mon imagination commençait devagabonder autour des uns et des autres, quand le coup de foudre dela surprise la plus terrassante déconcerta soudain mes idées aupoint de me faire rester une minute immobile, médusé par le couplequi venait d’entrer dans la salle à  manger et qui s’arrêtaitdevant la table réservée officiellement à Mme de La Charme. Lecavalier était un jeune garçon de dix-neuf ans environ, très fin detournure et de visage, et que je n’avais jamais rencontré. Mais,dans la femme qui l’accompagnait et qui prenait place en face delui, dans cette soi-disant Mme de La Charme, célébrée par la Balbiavec une si complaisante déférence, je venais de reconnaître unedes princesses du demi-monde parisien, une des plus élégantes parmiles grandes impures de l’époque, avec laquelle j’avais jadis dînéou soupé quatre ou cinq fois du vivant d’un de nos plus vieux amis:François Vernantes. Il s’intéressait à  elle par une espèced’amitié attendrie et de pitié admirative, et il a laissé dans sonjournal intime un récit ému de leurs premières relations (voirUn Scrupule). – Mme de La Charme n’était rien moins que latoujours jolie, la toujours jeune Blanche de Saint-Cygne. Ai-jebesoin d’ajouter que cette charmante femme n’a pas plus de droits àl’un des deux titres qu’à  l’autre et que les La Charme et lesSaint-Cygne n’ont jamais figuré que sur le Gotha de Cythère! Elles’appelle sur les registres de l’état civil d’Ingrande, son pays,tout bonnement Blanche Ragot!

 

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