Un Homme d’Affaires

Chapitre 3

 

Ce tourbillon de réminiscences avait étési violent, elles avaient emporté Michel si loin dans le passé, quesa reprise de conscience fut celle d’un homme qui se réveille d’unaccès de somnambulisme. Il se retrouva hors du clos funèbre, dontil avait franchi le seuil sans même s’en rendre compte. Il était entrain de longer le mur de soutènement qui ferme le cimetière ducôté de l’avenue Henri-Martin. Le trottoir étant ici en contre-bas,une imagination singulière frappa soudain le promeneur, qui venaitpourtant de se reprendre et de se dire: « Je ne guérirai doncjamais ! » Il ouvrit par la pensée une galerie dans ce mur etil se prit à  songer que s’il la suivait il rencontrerait lecaveau de son ancien ami, que ce corps détesté, même aujourd’hui,reposait là, juste à  la hauteur de sa tête, presque deplain-pied avec lui. Cette étrange idée lui rendant plus présentencore ce que le gardien venait de lui apprendre, une question seposa devant sa rêverie, mais nette, mais précise.

– « Pourquoi, » se demandait-il, « oui,pourquoi a-t-il voulu être enterré là?,.. Pourquoi?… Mais pourquoim’a-t-il écrit un mois avant sa mort? Se savait-il atteint? Sansaucun doute, si j’en crois ce que m’a raconté ce gardien, quin’avait pas de raison, lui, pour me mentir… Que me disait-il danscette lettre? Il m’y demandait pardon, sans doute. Pardon? Commes’il y avait un pardon pour cet outrage. Comme si rien, rien, mêmela mort, pouvait effacer cette chose, empêcher qu’il ne m’aittrahi, infâmement, ignoblement trahi… Sur le point de mourir, unpeu d’honneur lui est revenu. Il s’est repenti… Il a désiré unepitié de moi, un mot, un geste, de quoi adoucir un peu son agonie…Et puis, comme il a vu que je ne lui répondais pas, il a voulu mebraver, même dans la mort. Voilà  le secret du choix de sontombeau. Ah! L’ignominie!… »

 

C’eût été une ignominie, en effet. MaisMichel avait beau se démontrer à  coups de raisonnement quec’était là  le motif pour lequel Bérion avait choisi cecimetière, quelque chose protestait dans leur commun passé, cetindestructible passé de l’enfance et de la première jeunesse qu’iln’est donné à  l’homme d’abolir tout à  fait ni dans soncœur ni dans celui de ses compagnons d’alors, quoi qu’il leur fasseet quoi qu’on lui fasse. Et, malgré tous les efforts de sa volonté,l’énigme contre laquelle il se heurtait depuis huit années avecdésespoir surgissait de nouveau devant la pensée du malheureux.Comment son ami en était-il venu à  lui faire cela, à lui mentir de ce hideux mensonge, à  lui déshonorer son foyer,à  déshonorer leur amitié aussi, cette mâle et loyaleaffection, cette espèce de poème à  deux, tout fait d’estimeet de confiance, dont ils s’étaient, tant d’années durant,enorgueillis 1’un et l’autre? Jules avait pourtant été son ami, sonvéritable ami. Par milliers, des scènes de leur commune enfance etde leur jeunesse s’évoquaient devant la mémoire de Michel Gontier,naïves preuves d’une fraternité d’élection qui n’avait pas tenu,hélas! devant la grâce tentatrice d’une femme…

C’était là  sinon l’excuse, aumoins l’atténuation du crime que Bérion avait commis envers cetteamitié, qu’il y eût été invité, provoqué, entraîné par Jeanne. Quede fois Michel avait entrevu cette vérité, évidente pour quiconnaissait comme lui ces deux êtres! Cette évidence, il n’avaitjamais voulu l’accepter; mais, le long de ce mur de cimetière,remué jusqu’au fond par cette idée que son ancien ami reposait pourtoujours à  quelques pas, voici que tous deux, cette femme etcet ancien ami, se représentaient à  lui dans cette réalitéprofonde de leur nature qui donnait si bien le mot de l’affreuseénigme! Elle lui apparaissait, elle, avec son joli visage de blondesensuelle et curieuse, avec ses yeux un peu glauques où, parmoments, passait comme une cruauté; avec ce je ne sais quoi dedangereux et de caressant, de félin et d’enveloppant qui était enelle. Même à l’époque où il l’aimait avec la foi la plus aveugle,Michel avait souffert de ce qu’il devinait, dans cette séduisanteet souple enfant, d’indiscernable et de redoutable. Elle ne luiavait jamais été claire et transparente. Il l’avait toujours sentieprête à  lui couler entre les mains, plus forte que lui, d’uneforce subtile, agile et, il le comprenait à  présent,perverse. L’ami de sa jeunesse, au contraire, était une âme sifacile à  pénétrer: toute en grands élans, avec des faiblessesenfantines; – toute en hautes aspirations sans esprit de suite,délicate, mais si mobile, si entraînable, si dominée par sesimpressions! Sa physionomie, restée longtemps plus jeune que sonâge, et comme inachevée, disait cela. Il avait de beaux yeuxardents sous un front de lumière, et une sensualité dans la bouchequi, par instants, dégradait sa noble figure… Qu’il eût été, dansce drame d’adultère, l’être séduit, et elle, l’être séducteur,Michel encore maintenant ne l’admettait pas… Il ne l’admettait pas.Mais il le savait bien.

Ce qu’il ne savait pas, en revanche, cequ’il n’avait jamais essayé de savoir, parce qu’il n’aurait puassouvir cette passionnée curiosité que par la plus avilissanteenquête, c’étaient les rapports de ces deux êtres, lui une foisdisparu, dans ce criminel ménage que son mépris leur avait permis.Qu’il se l’était posée souvent, cette autre question : « Sont-ilsheureux? »

Et de nouveau une sorte de suggestionémanée de ce cimetière dont il ne pouvait plus se détacher leforçait de se demander: « Ont-ils été heureux? » En se répétant cesmois mentalement, il allait et venait le long de ce triste mur,derrière lequel dormait, muet pour toujours, celui qui seul auraitpu y répondre. « Ont-ils été heureux? » reprenait le promeneur, et,par un travail involontaire de sa mémoire, il ramassait, il mettaitensemble les éléments qu’il avait recueillis malgré lui, durant cesannées… Leur genre de vie d’abord? Il s’en rendait compteà présent, ce genre de vie avait été dominé par une volontéconstante que son existence, à  lui, ne fût jamais entravéepar la leur. Bérion avait démissionné du Conseil d’État pour êtreà  même de quitter Paris quand lui, Gontier, y rentrerait. Ilavait démissionné pareillement des deux cercles dont ils faisaientpartie l’un et l’autre. Il s’était arrangé pour s’effacer de leurmonde, pour en effacer sa femme. De qui était venue cetterésolution? De Jules, Michel en était sûr, de ce Jules dont il nepouvait oublier le regard, la seule fois qu’ils s’étaientrencontrés, face à  face, sur un trottoir de rue, un regardaussitôt détourné, pas assez tôt pour qu’il n’eût pas eu le tempsd’y lire une prière et une douleur… Quelle douleur? Par contraste,Michel se rappelait sa rencontre avec Jeanne, unique aussi, maisnon inoubliable: elle sortait d’un magasin de la rue de la Paix,riant très haut, parlant à  une autre femme dont la toilettetapageuse révélait l’excentricité sociale, vêtue elle-même aveccette élégance trop marquée où il y a de l’affichage, de lamauvaise compagnie, un rien de déclassement. Elle était plus jolieencore qu’autrefois, un peu plus forte, avec son même teintéclatant de fraîcheur, ses yeux gais et une audace dans toute sapersonne qu’aucune pudeur n’avait fait tressaillir en le voyant.Elle était montée dans une victoria élégamment attelée, en disantcertainement à sa compagne: « Tiens, voilà  mon premier mari…»Car celle-ci s’était retournée presque aussitôt pour dévisagerGontier… Que prouvait l’antithèse de ces deux rencontres? Rien.Sinon que dans ce ménage de divorcés, l’homme gardait la honte del’ancienne trahison envers son ami, et la femme, non… Que prouvaitde plus la démarche tentée par Bérion avant sa mort?… Mais, s’il enétait ainsi, – et il en était ainsi, – comment cette honte seconciliait-elle avec le choix de ce tombeau? Et Michel regardait,par-dessus le mur, se profiler les croix et les mausolées ; ilse disait : « C’est un de ces monuments-là  peut-être qui estle sien, peut-être celui-ci, peut-être celui-là… » et de nouveau laterrible curiosité de voir cette pierre grandissait, grandissait enlui, jusqu’à  une seconde où les émotions contradictoires quivenaient de le remuer se fondirent en un insensé, en unirrésistible besoin de le voir, en effet, ce tombeau ; dedévorer de ses regards le nom du mort enseveli là, – comme si lesecret de ce qui avait suivi la trahison pouvait s’échapper de cecaveau, choisi par cet homme. Pourquoi?… Par quelle cruautéd’outre-tombe?… Par quelle supplication peut-être?…

 

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