Un Homme d’Affaires

Chapitre 6POUR ACQUIT

Comme toutes les jeunes filles qui ontgrandi dans un milieu dont l’atmosphère morale les fait un peusouffrir, Béatrice s’était beaucoup habituée à  vivre surelle-même et d’elle-même. Elle avait toujours eu son quant à soi, mais quelle différence entre cette réserve dans les petiteschoses, qui permet à  une femme de taire ses goûts personnels,de défendre le secret de sa sensibilité, de se prêter au monde sanss’y donner, et l’héroïque tension de tout son être que cette natureblessée allait devoir s’imposer pour cacher la plaie qui saignaiten elle, – et à  quels yeux ! Cet héroïsme, elle entrouva pourtant la force dans le souvenir de la haine qu’elle avaitlue sur le visage de celui dont elle portait le nom. Laisser savoirà  sa mère ce que lui avait révélé cet homme, c’était la jetertoute vive eu proie à  cette haine, l’enfant le comprit. Lesacrifice qu’elle avait résolu, jamais Mme Nortier n’y consentiraitsi elle en connaissait les vrais motifs. Une scène éclaterait entreles époux, qui aurait pour dénouement ce scandale que Béatricevoulait à  tout prix éviter, et le déshonneur de cette mère sipassionnément aimée. La jeune fille entrevoyait cette conséquenceplus terrible encore: une crise mortelle dans la maladie dont étaitatteint son vrai père. Il lui était sacré maintenant… Soutenue parle sentiment tragique de cette double responsabilité, elle eut lecourage, une fois levée, de marcher elle-même au-devant du danger,et elle entra chez Mme Nortier, comme elle faisait chaque matin,avec un sourire sur ses lèvres qui tremblaient un peu. Elle savaitd’avance qu’il se jouerait là, dans ce premier échange de regards,le coup décisif. Sa mère devinerait qu’il s’était passé quelquechose. Elle la questionnerait. La courageuse fille avait préparé saréponse. Aurait-elle l’énergie nerveuse de la proférer?

– « Comme tu es pâle !… » luidit aussitôt Mme Nortier. « Tu ne te sens pas bien?…»

– « J’ai passé une mauvaise nuit, »répondit-elle, et elle ajouta, presque à  voix basse:

– « J’ai eu un entretien avec mon pèrehier soir…» Elle avait pu prononcer ces mots. Elle étaitsauvée.

– « Et tu n’es pas venue me le racontertout de suite?… » demanda la mère. « J’ai cru que tu n’avaispas osé lui parler… »

– « J’ai eu peur de vous faire passerune mauvaise nuit, à  vous aussi, » répondit la jeunefille.

– « Je pensais bien qu’il soulèveraitdes difficultés, » reprit la mère; « que t’a-t-il dit?…»

– « Des choses qui m’ont fait beaucouppenser,» répondit Béatrice… « Mais ce que j’ai constaté surtout,c’est qu’il ne veut absolument pas de ce mariage avec M. Clamand,comprenez-moi bien maman, absolument pas… Ce ne sont pasdes difficultés, comme vous dites, c’est un parti pris irrévocable…»

– « Nous l’en ferons revenir,voilà  tout, » dit Mme Nortier,» ne te tourmente pas…»

– « Nous ne l’en ferons jamaisrevenir, maman, » répliqua la fille, et elle eut l’énergied’ajouter: « D’ailleurs, j’ai bien médité toute la nuit, etj’ai pris mon parti, moi aussi. Je viens vous demander de ne pasessayer de fléchir mon père… Je n’épouserai pas M. Clamand…»

– « Je crois rêver, » s’écria la mère,qui avait regardé sa fille avec une curiosité grandissante, tandisque celle-ci formulait cette déclaration. « Qu’est-ce quecela signifie, après la façon dont tu m’as parlé hiermatin? »

– « C’est qu’hier matin je ne me rendaispas compte des sentiments vrais de mon père, » dit Béatrice. « Vousle connaissez. En admettant que vous arriviez à  vaincre sonopposition, il aura toujours quelque chose dans le cœur contre monmariage… Me marier dans ces conditions-là, je ne le veux pas. Je neserais pas heureuse… »

– « Et ton père ne t’a pas parlé d’unautre projet de mariage? » demanda Mme Nortier, après unsilence.

– « Avec M. de Longuillon? Oui,maman… »

– « Et tu asrépondu ?…»

– « J’ai demandé à  réfléchir,et j’ai réfléchi… Si M. de Longuillon me demande, je l’accepterai…»

– « Tu ne feras pas cela! » s’écriavivement la mère ; c’est de la folie!… »

– « C’est de la raison, maman, » ditBéatrice. « Cette conversation avec mon père m’a ouvert bien desjours sur 1’avenir. M. de Longuillon appartient à  une trèsgrande famille. Mon père tient à  cette alliance. Il a tanttravaillé pour moi! Je lui dois de lui donner cettesatisfaction…»

– « Il m’avait promis de teconsulter?… » fit Mme Nortier.

– « Il ne me force pas à  cemariage avec M. de Longuillon, maman, il me le demande.»

La physionomie de Béatrice avaitexprimé, durant toute cette conversation, tant de fermeté dans tantde tristesse que Mme Nortier n’insista pas. Elle sentait trop lemystère, et elle en avait peur. Quels arguments avait employés sonmari pour retourner ainsi ce cœur d’enfant qu’elle savait sisincère, si fidèle, si peu accessible à  la misère des vanitéssociales? Cette question, elle se la posa d’abord à elle-même, en vaquant aux soins de sa toilette, que sapréoccupation rendit moins longs qu’à  l’ordinaire, puis ellela discuta avec San Giobbe, sur qui elle s’était, depuis desannées, habituée à s’appuyer dans les instants de trouble. Elleavait avec ce vieil amant, devenu son vieil ami, cette complèteintimité d’esprit qui semble un si doux privilège de la vieconjugale. Mais Mme Nortier ne vivait-elle pas avec San Giobbecomme avec un mari, dans une union de tous les jours, de toutes lesheures, quelquefois, comme aux eaux, ou ici à  la campagne?N’était-elle pas arrivée à  s’estimer de cette liaison unique,quand elle se comparait aux femmes de son monde, et à  lamultiplicité de leurs aventures? Son mari légal, que toute jeuneelle avait subi avec le secret dédain de caste d’une fille nobleà  qui ses parents ont imposé une mésalliance, lui étaitdevenu un associé d’existence, le gérant, d’ailleurs fort habile,d’une espèce de raison sociale, où son apport, à  elle,consistait à  recevoir des visites et à  en rendre,à  figurer sur le devant de la loge Nortier à l’Opéra,dans des dîners, dans des soirées. Comme on a vu, elle croyaitconnaître ce compagnon de parade, – prétendue connaissance qu’elleavait résumée, la veille, par cet axiome de manège : « Il ne fautpas lui taquiner la bouche !… » Et en causant avec San Giobbe,elle émettait des hypothèses à  peu près de la même forcecomme lucidité :

– « Il l’a intimidée, en lui faisantcroire qu’il ne consentirait jamais à  ce mariage, et lapauvre petite l’a cru. Il n’a jamais qu’un procédé. Il est dans lavie comme au poker, il bluffe toujours… »

– « Vous voyez que j’avais raison envous disant que Firmin avait quelque chose hier soir, »répondit l’amant. « C’était la mine d’un homme qui médite unmauvais coup. Il n’a jamais aimé Béatrice. Il a des doutes surcette enfant, je vous l’affirme… Il serait deux fois content de lamarier à  Longuillon, – une première fois pour la principautéfuture, cela, je vous l’accorde; – l’autre fois pour contrarier soninclination… Mais qu’a-t-il pu inventer pour la décider?… » Puis,après un instant de réflexion, le subtil Italien conclut: « Il auracalomnié Gabriel Clamand, et elle ne veut pas vous le répéter, parun scrupule de délicatesse qui lui ressemble, mais je vais bien lesavoir… Ne lui parlez plus avant moi, seulement. Elle sedéfierait. »

La diplomatie de cet homme aussi finqu’il était brave et romanesque devait échouer auprès de la volontéréfléchie de la jeune fille, comme avait fait l’insistance toutesimple de la mère. 11 avait pris le bras de Béatrice après ledéjeuner, – quelle différence, pour tous les trois, entre ce repas,mangé presque en silence, ou en causant de choses si étrangèresà  leurs pensées, et celui de la veille, quand Gabriel Clamandétait là, rayonnant d’espérance communicative! – C’était un peu surl’impression de ce contraste que San Giobbe comptait pour faires’ouvrir le cœur de Béatrice, si étrangement et si soudainementrefermé. La mère les avait quittés. Se voyant seul avec sa fille,il la conduisit doucement jusqu’à  l’allée par où ils étaientrentrés de leur promenade du matin, la veille, afin que ce souvenirl’attendrit davantage. Le ciel était, comme la veille toujours, dubleu le plus clair, à travers les feuillages dorés ou roussis desarbres. Les cygnes nageaient de leur même mouvement souple etheureux sur le « miroir », et les sveltes tourellesde Malenoue se détachaient presque en rose sur le fond fauve desmassifs du parc. Tandis que San Giobbe et Béatrice faisaientquelques pas en silence dans la belle avenue de hêtres qui longe lapièce d’eau, le visage de celle-ci exprimait bien unattendrissement, en effet, mais à cause de ce qu’elle savaità  présent. Ce premier tête-à-tête avec son vrai père étaitune épreuve aussi redoutable que sa conversation du matin avec MmeNortier. Toutes sortes d’émotions contraires l’agitaient et luimettaient des larmes au bord des yeux, l’aveu de sa misère intimeau bord des lèvres. Elle éprouvait à  la fois pour l’hommedont le bras vieilli serrait son jeune bras une affection sipassionnée et un si douloureux éloignement! Elle frémissait dans sasociété, en ce moment, de honte tout ensemble et de pitié: – dehonte, comme un être pur qui se trouve engagé dans un coupablemystère, et qui se sent devenir, malgré son innocence, le complicede la faute où il est mêlé – de pitié, car ce malade dont elleentendait le souffle court, au pas de qui elle ralentissait sonpas, dont elle mesurait ainsi presque mécaniquement la faiblesse,c’était son père. Elle subissait cette appréhension de l’accidentqui se développe jusqu’à  devenir une véritablephobie chez ceux qui soignent des personnes atteintes detroubles au cœur. Ce fut cette pitié qui l’emporta en elle, et quilui donna la force d’éviter à  cet organisme épuisé unesecousse qui l’eût achevé, là, peut-être devant elle.

– « Ainsi, » commença San Giobbe,rompant le premier le silence, « tu as changé d’idée depuis hier.Ta mère me l’a dit… Et sais-tu ce que je lui ai répondu?… Que jen’y croyais pas… »

– « C’est cependant très vrai, je vousassure, » répondit-elle, en évitant le regard dont l’enveloppaitson compagnon de promenade. Un autre petit détail lui faisait mal.Devant le monde, San Giobbe lui disait « vous » depuis qu’elleétait une grande personne. En tête à  tête, ou quand la mèreseule était là, il continuait de la tutoyer. Cette innocenteprivauté, qu’elle avait trouvée toute naturelle de la part d’unvieil ami, la froissait durant cette minute à  une extrêmeprofondeur. Mais comment le père l’eût-il deviné. Et ilcontinuait:

– « Il n’y a qu’une personne dont tuoublies de tenir compte dans ce changement de résolution… Je ne tedemande pas de confidence, mais il est bien certain que Gabriel n’apas fait cette démarche d’hier matin auprès de ta mère sans avoircru y être autorisé, – sans y avoir été autorisé… par toi, »insista-t-il, « oui, par tes manières avec lui, par la sympathiequ’il a cru t’inspirer… Ce n’est certes pas un engagement que tu aspris à  son égard… Mais comment s’expliquera-t-il que tu aiesvarié ainsi?… Que lui diras-tu quand tu le verras malheureux?… » Eten lui-même : « Si Nortier a calomnié Clamand auprès d’elle, »pensait-il, « son premier mouvement va être de repousserjusqu’à  cette idée d’un chagrin possible de ce garçon…»

– « Cela me fera beaucoup de peine, «répondit simplement Béatrice. « J’essaierai de ne pas avoird’entretien avec lui, et, s’il insiste, je lui répondrai la vérité: que j’obéis à  qui je dois obéir… »

– « Et tu n’as pas peur qu’il ne simagine que c’est là  un prétexte, qu’il ne se fasse sur toides idées fausses? Est-ce que je sais? Qu’il ne croie, par exemple,que tu épouses M. de Longuillon pour son titre, afin d’être un jourprincesse de La Tour-Enguerrand?… »

– « Il est trop généreux pour mesoupçonner d’une pareille bassesse, » répartit la jeune fille…C’était, ce cri, la preuve évidente que Nortier n’avait pas employéle procédé de la calomnie pour la détacher de Gabriel. Mais c’étaitla preuve aussi qu’elle continuait de l’aimer. Quelle était alorsla vraie raison de cette révolution d’à me? Le vrai pèrevoulut croire que son amie y avait vu plus juste que lui, et quel’homme d’affaires avait, suivant l’argotique et intraduisibleexpression employée par elle, bluffé cette enfant. Il y atant de moyens pour des parents d’impressionner une sensibilitévive et toute jeune, depuis le chagrin simulé jusqu’à  lacolère feinte, sans compter l’attendrissement. Qui sait si Nortiern’avait pas fait croire à  Béatrice qu’une alliance avec lafamille La Tour-Enguerrand était nécessaire à  ses affaires?Qui sait s’il ne lui avait pas prédit, en cas de refus de sa part,un duel à  mort entre Clamand et Longuillon? Qui sait?… Laseule hypothèse que San Giobbe ne pût pas même imaginer, c’était laréelle. Quoiqu’il commençât, avec les progrès de sa maladie,à  redouter les profondeurs obscures qu’il découvrait dans lecaractère de Nortier, la clef de l’énigme lui manquait. Ils’apercevait bien que cet homme avait des soupçons, mais c’étaientdes soupçons rétrospectifs, croyait-il, et, par conséquent,invérifiables, et qui laisseraient toujours place au doute, il nese rendait pas compte que ces soupçons étaient des certitudes, etaccumulées vingt années. Des vengeances comme celle que Nortieravait osé rêver et exécuter ne sont explicables que par uneblessure renouvelée pendant des jours et des jours. Si observateurque fût l’amant, il avait été comme la plupart des amants.D’instinct, il n’avait pas cherché à  lire tout au fond de lapensée du mari, et il s’en était tenu à  cette idée commodeque le mari, comme la plupart des maris, ne cherchait pas non plusà  savoir la vérité vraie sur la nature exacte des relationsde sa femme avec lui. Et puis, même dans l’état d’infériorité où sadéchéance physique le réduisait vis-à-vis de Nortier, il continuaitinvolontairement à  mépriser celui-ci dans sa pensée, commequelqu’un qu’il avait trop longtemps senti lâche devant lui. C’estpour cela que, dans son désir de préserver sa fille d’un mariagedétestable, il finit par s’arrêter au projet qu’il communiquaà la mère vers la fin de l’après-midi, quand ils eurent denouveau tourné et retourné longuement leurs communes données sur1’inintelligible volte-face de Béatrice :

– « Ce n’est pas sur elle qu’il fautagir, » dit-il à  Mme Nortier, « c’est sur lui. Il ne nousbluffera pas, vous et moi. Je suis pour lui parler avantmême qu’il ne la revoie, si c’est possible. Et c’est possible,puisqu’elle s’est retirée pour se reposer jusqu’au diner. » Lajeune fille avait prétexté, pour justifier cette absence, lalassitude de sa mauvaise nuit.  » Nortier sera là  vers les sixheures et demie, comme d’habitude. En admettant que la démarcheofficielle ait été faite du côté Longuillon aujourd’hui, il ne peutpas avoir donné la réponse, puisque la petite, suivant ses propresexpressions, a demandé à  réfléchir. Nous allons le forcerà  vider son sac, là, tout de suite. S’il voit que vous êtesrésolue, mais bien résolue, à  vous opposer à  cemariage, il devra vous donner, enfin, ses raisons pour y tanttenir, et s’il vous répète qu’il laisse Béatrice absolument libre,il est pris. Vous la faites descendre, séance tenante. Vous leforcez à  redire devant elle ce qu’il a dit. Je suis là, commetémoin. Je ne lui permettrai pas de nier, et alors elle comprendraque cette conversation d’hier au soir n’était qu’unecomédie…»

– « Mais s’il ne veut pas laisserBéatrice libre?…» demanda la mère…

– « Alors, je vous répète qu’il devradire ses raisons, » fit San Giobbe.

– « Mais s’il ne veut pas les dire?… »insista-t-elle.

– « Il n en a pas le droit. Je ne le luipermettrai pas non plus! » s’écria-t-il, oubliant, dans l’ardeur deson sentiment paternel, ce qu’il avait éprouvé, la veille encore,son impuissance à  tenir tête au père légal, et ledéconcertement que celui-ci avait l’art de lui infliger -maintenant!

– « Calmez-vous, » interrompit son amie,inquiète de cette violence si funeste avec la lésion qu’il avait aucœur, et elle avait ajouté, trouvant dans sa sollicitude le seulargument qui pût réduire cet homme si profondément irritable: « Lalutte peut être longue. Il vous faut de la force pour m’aider, etvous savez que les émotions vous sont défendues… »

– « Je serai calme pour elle etpour vous !…» répondit San Giobbe, et, de fait, quand, un peuaprès six heures et demie, – le train était en retard, – Nortierentra dans le petit salon du château, le tableau que rencontrèrentde nouveau ses yeux n’offrait pas les signes de tragique inquiétudeauxquels sa haine s’attendait. Il avait calculé, cruellement etcomplaisamment, que Béatrice, frappée au cœur, ne pourrait pastaire son secret. Elle parlerait à sa mère, qui parleraità  San Giobbe. Ou bien ces deux-ci feraient les indignésvis-à-vis de lui, et il avait, dans une des deux enveloppes,montrées la veille à  la jeune fille, de quoi les confondre :les photographies d’une dizaine de lettres de l’amant, dérobées,puis remises dans le coffret où Mme Nortier serrait sacorrespondance. Ou bien, il les tiendrait sous ses regards,torturés d inquiétude, n’osant pas parler les premiers, épiant lestraces de sa décision prochaine sur son visage, – où ils neliraient rien. Au lieu de cela, Mme Nortier, assise, comme laveille, sur la soie à  raies roses et blanches de la chaiselongue en trois morceaux, s’occupait à  relever, de la pointedu crochet, les dernières mailles du gilet destiné à  SanGiobbe. Ce dernier avait posé sur la table un fascicule de revuequ’il était en train de couper, quand, le bruit des roues au dehorsavait annoncé l’approche de la voiture. Ce petit geste trahissaitbien, ainsi que la physionomie de la mère, un peu de nervosité,mais qui n’avait rien de commun avec les prévisions du nouveauvenu. Jouaient-ils un rôle concerté, ou réellement Béatriceavait-elle eu la force de se dominer assez pour que ni l’un nil’autre n’eussent rien deviné? Les premiers mots que prononça MmeNortier devaient, en révélant au bourreau l’héroïque silence de savictime, lui produire une impression, non pas de pitié, – cette âmede proie, et encore durcie par la rancune, n’en était plus capable,- mais d’étonnement et, si l’on peut employer un pareil mot pour unpareil homme, de respect. La force seule impose à  la force.Parmi ses diverses combinaisons de haine, calculées avec uneprécision quasi mathématique, Nortier n’avait pas entrevu cettepossibilité, qui bornait sa vengeance à une seule personne:que la jeune fille se tût et acceptât le pacte qu’il lui avaitoffert. Allait-il lui-même le tenir, ce pacte abominable? Ill’était moins pourtant que son premier et sinistre projet, celuique le mariage avec Longuillon eût lieu, que la mère sût pourquoiet dût tout subir sous la menace d’un procès en séparation, et levrai père pour le même motif.

– « J’ai des reproches à  vousfaire, mon ami, » avait commencé Mme Nortier, après l’échange desquestions et des réponses de politesse; « oui, » continua-t-elle, «et je tiens à vous les faire tout de suite, avant que Béatricesoit descendue. Car il s’agit d’elle… »

– « Ah!  » demanda-t-il, avec unefroideur narquoise, « c’est sans doute à  cause de notreentretien d hier soir? »

– « Oui, » reprit la mère, « et je necomprends pas que vous lui ayiez parlé comme vous lui avez parlé dumariage Clamand, alors que vous m’aviez promis de la consulter,c’est-à-dire de la laisser libre… Vous en êtes témoin, San Giobbe?…»

– « J’en suis témoin, » réponditcelui-ci.

– «  Mon cher San Giobbe, »répartit Nortier, « j’apprécie beaucoup votre dévouement et votreamitié. Mais permettez-moi de vous demander de nous laisser réglerseuls, Mme Nortier et moi, une question qui regarde notrefille…  Vous me pardonnerez, si je vousfroisse,» ajouta-t-il, en arrêtant de la main une réponse dumalade, qui avait affreusement pâli, et en soulignant encore parune affectation de courtoisie sa cruelle épigramme : « Je n’en aipas l’intention, je vous assure… » Puis, s’adressant denouveau à  sa femme : « En quoi ai-je manqué à  mapromesse? Est-ce que je n’ai pas consulté Béatrice? Est-ce que jene la laisse pas absolument libre?… Expliquez-vous… »

– « Ce n’est pas vrai, » fit MmeNortier, avec une vivacité très imprudente dans ce moment de criseaiguë de son ménage; mais 1’insolence de son mari vis-à-vis de sonami avait achevé de l’exaspérer. « Non, ce n’est pasvrai,» insista-t-elle. « Je ne sais pas ce que vous avez dità  Béatrice. Elle ne me l’a pas répété. Mais ce que je sais,car je connais ma fille, c’est qu’elle aime Gabriel Clamand, et quevous vous êtes arrangé pour lui faire épouser Longuillon, qu’ellen’aime pas, et qui la rendra horriblement malheureuse. Ce que jesais, c’est que si vous l’aviez laissée libre, elle suivrait soncœur. Elle ne le suit pas. Comment vous y êtes-vous pris pour lacontraindre? Voilà  ce que j ai le droit de connaître, moi, lamère. Vous entendez, le droit. Il s’agit du bonheur de mon enfant.Je ne la laisserai pas sacrifier toute sa vie de femme à votre vanité, car il n’y a là, pour vous, qu’une question devanité, pas autre chose… Vous êtes le père d’une comtesse qui seraduchesse. Vous voulez être le père d’une marquise qui seraprincesse… Rien de plus. Ce n’est pas avec cette raison, jesuppose, que vous avez persuadé Béatrice… Non. Vous ne l’avez paspersuadée, vous l’avez forcée. Je l’ai senti. Je le sens. Comment?Je veux le savoir. »

– « Vous avouerez, » répondit Nortiersans quitter son ton d’ironie glacée, que je suis singulièrementbon enfant de permettre que 1’on me parle ainsi chez moi.Oui ou non, » demanda-t-il en s’avançant sur sa femme, qui reculadevant l’éclat et la dureté de son regard, « Béatrice est-elle mafille? Et s’il me convenait de lui défendre un mariage, enaurais-je le droit, moi aussi, puisque vous avez prononcé ce mot?Il me semble qu’il y a un certain article du Code qui ditclairement qu’en cas de dissentiment entre les époux sur ce sujet,c’est la volonté du père qui commande… J’ajoute que si MlleNortier, tout à  l’heure, en notre présence à  tous deux,me déclare qu’elle ne veut point épouser M. de Longuillon, – quim’a fait demander sa main, entre parenthèses, officiellement,aujourd’hui même, – elle ne l’épousera point… Par conséquent, jen’entends pas user de mon droit, mais j’entends aussi que vous, etceux qui vous donnent des conseils de révolte, sachiez bien que jele connais, mon droit, sur ce point comme sur tous les autres…»

Il avait, en prononçant cette dernièrephrase, regardé San Giobbe, qui, instinctivement, le voyant marchersur Mme Nortier, avait fait un pas en avant. L’allusion était sidirecte, l’insulte de ce regard si provocante, que l’ancien hommed’épée, très chatouilleux sur le point d’honneur, ne put secontenir davantage, et il demanda :

– « Est-ce pour moi que vous venez dedire cela, Nortier?… »

– « C’est pour vous, »répartit le mari.

Le visage de San Giobbe pâlit plusprofondément encore, il esquissa un geste, puis sa main, à demi levée, retomba en se crispant. L’émotion de cette scène luidonnait une de ces crises où il sentait comme un couteau aigus’enfoncer dans sa poitrine et sa vie s’arrêter. Il dit, d’une voixà  laquelle le souffle manquait : « Ah! vous nem’auriez pas parlé ainsi autrefois…» Et il se laissa choir sur unechaise, en ayant pourtant la force, malgré son atroce douleur, demettre le doigt sur la bouche, pour supplier son ennemi de setaire. Il venait de voir Béatrice entrer dans le salon. Avait-elle,sur le point de franchir le seuil, hésité un instant et, malgréelle, écouté les terribles paroles échangées entre les deux hommes?Ou bien comprit-elle, à  voir les trois interlocuteurs en faceles uns des autres, qu’une scène tragique venait d’avoir lieu? Elleétait, elle aussi, presque livide, mais résolue. Elle marcha versle groupe, maintenant silencieux, de sa mère, du mari et de sonvrai père, et elle dit, s’adressant à  Mme Nortier:

– « Je devine que vous êtes toujoursdans la même erreur, maman, et que vous croyez qu’on veut me mariercontre ma volonté… » Son courage n’alla pas jusqu’à donner le nom de père à  Nortier dans cette minute, lapremière où elle le revît, depuis leur entretien de la veille. « Jevous ai déjà  dit que ce n’est pas vrai. C’est moi-même qui mesuis décidée, après m’être bien interrogée, à  refuser M.Clamand, s’il me demande, et à accepter M. de Longuillon… Vousm’avez laissée parfaitement libre,» continua-t-elle, en se tournantvers Nortier. « Vous m’aviez donné ces vingt-quatre heurespour réfléchir… Elles sont écoulées ou presque. Et voilà  maréponse… Vous voyez, maman, que personne ne me force, et vousaussi, bon ami… » Elle s’adressait, cette fois, à  San Giobbe.Celui-ci esquissa derechef son geste impuissant de tout à l’heure, et, au lieu de répondre à  Béatrice, il dit, mettantfin à une explication dont la souffrance dépassait ce qui luirestait de forces:

– « Je vous demande pardon. Je ne mesens pas très bien en ce moment. Il faut que je me repose dans machambre… Ce n’est pas la peine d’envoyer chercher le docteur… Dansun quart d’heure la crise sera finie… »

Il se dressa sur ses jambes, si faiblequ’il dut prendre le bras de Mme Nortier, debout auprès de lui.Celle-ci, toute tremblante encore, l’aida cependant à  gagnerla porte, et Béatrice, restée seule avec l’homme d’affaires, luidit, en le regardant, à  son tour, comme il avait regardé safemme, d’un de ces regards qui dardent le jet d’une irrésistiblevolonté:

– « Laissez-le mourir tranquille,monsieur. Nous sommes quittes envers vous. C’est vous-même qui avezvoulu le marché. Exécutez-le, du moins, puisque je paietout… »

Et, cette fois, quelque chose de plusfort que son orgueil et que sa haine obligea Nortier à baisser les yeux.

 

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