Un Homme d’Affaires

Chapitre 2

 

Les voleurs de fleurs, qui faisaientl’objet constant de la pensée du père Bonnet, surtout au lendemaindu 2 novembre, auraient enlevé par brassées toutes les roses,toutes les violettes et tous les chrysanthèmes épars sur lestombes, que Michel Gontier ne les aurait même pas vus, tant laréponse, en apparence si insignifiante, du gardien à  saquestion l’avait touché à  un point douloureux de son être leplus intime. Son subit départ dans l’allée, loin, bien loin del’angle du cimetière où reposait Jules Bérion, avait été ce sursauten arrière, cette fuite incontrôlable, presque animale, queconnaissent trop ceux qui ont, comme lui, subi des années durant lelancinement d’une idée fixe et secrète. Ils ont mal à  encrier, quand une rencontre, – moins que cela, une phrase, – moinsque cela, un nom, écorche en eux ce point caché de leur âme, commeà  vif et toujours saignant. Le doux et paisible après-midid’automne continuait d’envelopper toutes choses de son atmosphèrebleue et voilée, la tiède brise, de secouer une par une lesfeuilles d’or qui tournoyaient lentement dans l’air humide; lesgéraniums et les anthémis, de marier leurs bouquets; les cyprès, defrémir, et les bruits de la grande ville, de déferler autour del’asile funèbre comme autour d’un îlot de silence et de paix.L’ancien ami de Jules Bérion avait du coup perdu et la notion del’heure qu’il était, et du ciel qu’il faisait, et de tout, exceptéde ceci, que l’homme dont la trahison l’avait tant fait souffriravait voulu dormir son dernier sommeil là, tout à  côté ducaveau où lui-même, Michel Gontier, reposerait un jour.

– « Il l’a voulu, voulu, »se répétait-il en allant droit devant lui et prenant les allées lesunes après les autres. « Ce n’était donc pas ce que j’ai cru,l’exécution machinale d’un projet consigné dans un testament oubliéautrefois, quand nous venions ici ensemble et qu’il me disait sonintention d’avoir son tombeau près du mien… Son tombeau près dumien!…» Il se répétait celte parole, qui lui rappelait sesconversations de jeunesse dans ce même endroit avec celui qu’ilavait aimé comme un frère, et qui lui avait été un tel bourreau.« Et Jeanne l’a permis!… Elle ne s’est même pas dit que mêmeces pauvres visites à  cette chapelle me fussent renduesdouloureuses! Ils trouvent donc qu’ils ne m’ont pas fait assezsouffrir!…»

Il se parlait ainsi, et les visions oùse résumait cet horrible drame domestique s’évoquaient devant lui,aussi nettes, aussi précises que si la trahison avait daté, non pasde huit années, mais d’hier, mais d’aujourd’hui. Certainesextrémités de douleur morale empoisonnent toute l’âme, dans toutesses pensées, comme le diabète empoisonne tout le corps, dans toutesses cellules. La vie en est corrompue dans ses sources mêmes, etdétruite cette force plastique qui refait les tissus nouveaux etreferme les plaies. Depuis le jour, si lointain pourtant, où ilavait surpris le secret de la liaison criminelle entre son ami etsa femme, jamais Michel Gontier n’avait pu guérir…

Tout en marchant, en courant presqueentre les tombes, il se revoyait à  celte époque, et comme ilétait jeune d’idées, léger de cœur, alerte à  la vie avant lahideuse révélation. Ah! Il se doutait si peu, une demi-heure, unquart d’heure seulement, cinq minutes avant, qu’il touchait à l’instant tragique de sa vie! Il était sorti après le déjeuner, cejour-là, en disant à  sa femme qu’il ne rentrerait qu’au soir.Il avait gagné, de la rue de Monceau, qu’ils habitaient, lefaubourg Saint-Honoré, puis les

Champs-Elysées, pour jouir du beausoleil de printemps dont il se rappelait l’impression grisante, -sa dernière impression vraiment heureuse! – Le plus vulgaire desmotifs, l’oubli de son porte-monnaie, l’avait, à  un moment,ramené chez lui. Il avait ouvert la porte avec sa clef, sanssonner, et il avait reconnu dans l’antichambre, d’où le valet depied se trouvait absent, la canne et le pardessus de Jules Bérion.« Quelle chance! » s’était-il dit, « je vais l’emmener avecmoi! » Il avait passé de cette anti-chambre dans sa chambreà  lui d’abord, par un couloir de côté, sans que personne dansla maison sût sa présence. Pour gagner le petit salon, il luifallait traverser la chambre de sa femme. La porte qui séparait cesdeux dernières pièces se trouvait par hasard simplement poussée, ensorte qu’il l’avait tirée sans que le bruit du loquet avertit lesdeux imprudents, qui, se croyant bien assurés dans leurtête-à-tête, se parlaient à  voix haute en ce moment et setutoyaient. Quand Michel avait entendu la voix de Jules disantà  Jeanne ce tu dénonciateur, il n’avait pas eu la force desoulever la portière et d’apparaître. Il avait écouté toute leurconversation. Combien de temps? Il ne savait pas. Et c’est là,immobilisé d’horreur contre le chambranle de cette porte, pâleà  croire qu’il allait mourir, que cette femme l’avait trouvéquand, plus tard, elle avait voulu passer elle-même du salon chezelle après avoir dit adieu à  son amant. Michel avait encoredans les oreilles le déchirement du cri qu’elle avait poussé en levoyant, comme il s’entendait lui-même dire d’une voix sourde qu’ilne se connaissait point:

– « N’ayez pas peur. Si je ne vous aipas tués tout à  l’heure, vous et lui, je ne vous tuerai pas…» Et comme elle ébauchait un geste de protestation: « N’essayez pasde mentir non plus. Ne vous défendez pas. J’ai tout entendu… Restezici. Je vous ferai connaitre ce que j ai décidé… »

 

Cette décision, il en retrouvait l’imagemaintenant dans une autre des visions qui se représentaientà sa mémoire… Il s’apercevait, quelques mois après la hideusedécouverte, – le temps d’arranger un de ces divorces où les vraiescauses se dissimulent derrière des prétextes dont le monde faitsemblant d’être la dupe, – oui, il s’apercevait, en mer, un matin,accoudé sur le bastingage du paquebot à bord duquel il venaitde s’embarquer pour entreprendre le tour du monde; et il regardaits’enfoncer derrière lui la côte de la France, de cette France où illaissait la femme infidèle et le suborneur, libres de s’aimer, des’épouser, de refaire leur vie. Il n’avait voulu ni les frapper nileur pardonner. Il avait voulu les humilier par une de cesgénérosités qui sont la plus cruelle des vengeances à l’égard deceux qui les subissent, quand ils en sentent le mépris… Maisceux-là  le sentaient-ils? C’était la question que le marioutragé se posait avec des retours furieux de violence et decolère, tandis que le bateau allait, allait toujours, de sonmouvement uniforme et irrévocable. En se rangeant à ce partipris dès le premier jour, Michel n’avait pas cédé à  lafaiblesse. Ancien officier, n’ayant démissionné que tard dans sajeunesse et au moment de son mariage, il avait fait la guerre auxcolonies, et il se sentait capable des plus viriles énergies. Iln’avait pas davantage obéi à  la crainte du scandale mondain.C’était, de toute façon, un homme à  caractère, plutôtfarouche et d’un entier dédain de l’opinion. Il n’avait pas nonplus cessé d’aimer Jeanne, d’une passion à  laquelle il seserait trop méprisé de succomber, car c’était maintenant, cetamour, l’abominable frémissement de désir haineux qui injecte, dansle cœur d’un homme épris d’une créature indigne, une brûlante sanied’ulcère. Non. Ce qui l’avait conduit à  cette solution, sipeu conforme, semblait-il, à  sa bravoure personnelle, à ses justes révoltes, à  ses cuisantes jalousies, c’avait étéquelque chose de presque inintelligible à  lui-même, comme lebrisement d’un ressort dans son être, qui lui avait rendu l’actionimpossible vis-à -vis de cette femme et vis-à -vissurtout du faux ami. Devant la perfidie soudain révélée de cecompagnon de son enfance et de sa jeunesse, il avait éprouvée cetteespèce de nausée d’horreur qui est une des formes du désespoir.Certaines vilenies, si monstrueuses que nous ne les eussions pascrues possibles, font comme défaillir notre indignation. Du momentque ces choses sont, à  quoi bon lutter contre elles? Tout lesang de Bérion, répandu devant lui, Michel, aurait-il effacé lasouillure dont leur amitié était salie, même dans leur passé, à nel’en plus jamais laver? C’est le : « Et toi aussi, monfils! » de César, après quoi l’assassiné se voile la face de sonmanteau et n’essaie plus de défendre une vie qui n’a plus de prixdu moment qu’une main, cette main-là, s’est levée pournous poignarder. Contre certaines hideuses lâchetés, l’instinctd’un cœur fier est de les rendre plus hideuses encore en ne lespunissant pas, en ne permettant pas à  ceux qui les commettentcette impression de la dette payée, du crime compensé qui suit lesreprésailles effectives. Voilà  pourquoi Michel se les étaitinterdites, ces représailles. Il n’avait même pas eu à  se lesinterdire. La nausée du dégoût avait tout noyé. Pourtant, l’outragelui était entré si avant dans l’âme, l’image de la beauté deJeanne, de ses yeux, de sa bouche, de ses baisers, associée à l’idée de l’autre, le torturait d’une si intense brûlure,qu’il se souvenait d’avoir éprouvé là, à  cette heure dudépart, un transport de rage, un frénétique désir de revenir, deles prendre tous deux, elle et lui, entre ses mains, qui setordaient de fureur; de les jeter à  terre, de les piétiner,d’apaiser dans le meurtre cette fièvre dont il était secoué… Etpuis, de nouveau, l’à  quoi bon? de l’homme tropamèrement déçu lui était retombé sur le cœur, et ses larmes avaientjailli, elles avaient ruisselé dans cette mer qui roulait entre sapatrie et lui sa houle éternelle et dont les lourdes vaguesvenaient se briser contre les flancs du bateau, – impuissantes etrévoltées comme lui-même…

 

Il n’était pas revenu, – que longtempsaprès. Il ne s’était pas vengé. Jeanne avait épousé Bérion. PuisMichel n’avait rien su d’eux. Après son premier long voyage, il enavait entrepris un second, demandant, comme tant d’autres, aumouvement ininterrompu, au changement presque quotidien des choseset des gens autour de lui un dérivatif à  une obsédante idée.Il s’était ensuite réinstallé à  Paris, persuadé, comme tantd’autres encore, de la vérité du vieux proverbe: que le temps araison de tout, et qu’il pourrait supporter de revoir son ancienami et son ancienne femme sans en trop souffrir. Il les avait,depuis ce retour, rencontrés chacun une fois, et ni l’une nil’autre de ces deux rencontres ne lui avait, en effet, produitcette révulsion violente qu’il redoutait malgré tout. Les deuxfois, ils lui étaient apparus comme des êtres si profondément, siabsolument hors de sa vie. A force de penser à  eux d’unemanière constante et en dehors de tout événement, leur personnevraie lui était devenue moins réelle que l’image qu’il se faisaitd’eux et qui continuait pourtant à  lui ronger l’âme, d’unemorsure secrète, mais inguérissable, il était malade autrementqu’au premier jour, mais autant, il le sentait trop en ce momentmême. Il 1’avait trop senti dans deux circonstances, qui sereprésentaient à  son souvenir, maintenant, avec une précisionsingulière, et qui marquaient les derniers épisodes de cettetragédie… II se revoyait l’année précédente, quelques semainesavant la mort, alors impossible à  prévoir pour lui, de JulesBérion, recevant un jour, par la poste et recommandée, une lettresur l’enveloppe de laquelle il avait reconnu l’écriture, associéepour lui à tant d’estime et d’affection jadis, à  tant derancœurs ensuite et de mépris. Il se rappelait. Il avait tremblé entouchant cette enveloppe, qu’il avait posée sur la table avec uneaversion physique, à l’idée des doigts qui l’avaient maniée.Il ne s’était demandé que plus tard quel motif avait pu décider lesecond mari de Jeanne à  lui écrire. Sur la minute, il avaitété repris d’une frénésie de haine pareille à  celle qui lesecouait, sur le pont du paquebot, sept ans auparavant. Il avaitallumé une bougie, pris l’enveloppe sans l’ouvrir entre despincettes, et il l’avait brûlée à  cette flamme. Quand iln’était plus resté de cette lettre qu’un débris noirâtre, il avaitsonné son domestique, et il avait éprouvé un enfantin, mais profondplaisir à  dire à  cet homme, brutalement: « Balayez-moi cette saleté… « Un mois plus tard,deux lignes, aperçues à  la seconde page d un journal, luifaisaient sauter le cœur dans la poitrine. Il y lisait : « Lesobsèques de M. Jules Bérion, ancien maître des requêtes au Conseild’État, ont été célébrées hier. L’inhumation a eu lieu au cimetièrede Passy… »

 

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