Un Homme d’Affaires

Chapitre 3NÉGOCIATIONS MATRIMONIALES

Gabriel Clamand n’avait pas tout dità  Béatrice, en lui parlant de sa rencontre avec Nortier, lematin, dans le parc. Il lui avait caché qu’il avait cru surprendresur le visage tendu de l’homme d’affaires, à  son aspect, undemi-sourire dont l’ironie l’avait soudain comme glacé. Il est rareque l’instinct des amoureux s’abuse sur les sympathies ou lesantipathies qu’inspire leur sentiment. Celui-ci avait éprouvé denouveau ce coup au cœur, cet avertissement qui ne trompe pas. QueM. Nortier eût deviné son amour pour Béatrice, et qu’il n’y fût pasfavorable, il le savait comme si l’autre le lui eût dit en proprestermes, et il attribuait naïvement cette hostilité à  ladisproportion de fortune entre l’héritière et lui. Qu’étaient sespauvres quarante mille francs de rente à  côté des millions duparvenu? Evidemment, M. Nortier le soupçonnait de calcul. Laconscience profonde, absolue, qu’il avait d’aimer la jeune fillepour elle-même le faisait se révolter intérieurement contre cetteopinion du père sur son manque de désintéressement, avec lacertitude, quand ils se connaîtraient mieux, de l’en faire revenir.Il était bien incapable de seulement soupçonner la vérité de cecaractère, d’abord parce qu’il aurait considéré comme un crimeenvers Béatrice de ne pas respecter celui dont elle portait lenom ; et puis, par un trait profond de son caractère, Gabrielétait un candide et un simple, comme le sont beaucoup de jeunesgens de la haute bourgeoisie, entrés dans l’armée au sortir d’unmilieu de famille très honnête et très droit. Il n’y a peut-êtrepas en France, à  l’heure présente, de métier qui isole plusun homme de 1 expérience directe et brutale des bassesses humainesque celui de l’officier, quand une fortune indépendante et desprotections naturelles, d’une part, lui assurent une bonnesituation sans intrigues, et que, de l’autre, ses principesreligieux l’éloignent de la galanterie. Se dépensant beaucoup dansl’action physique, ses idées prennent tout naturellement ce tond’optimisme sain que les Anglais cherchent à  donner auxétudiants de leurs Universités, par ce même procédé d’entraînementathlétique et de perspective assurée d’avenir. Ainsi se forme cetype éminemment social, partant un peu conventionnel, que nosvoisins appellent le gentleman. Il y avait beaucoup degénéreuse utopie dans l’esprit, tout confiance et toutbienveillance, de Gabriel. Comment et où aurait-il appris à démêler les complexités morales d’un personnage aussi exceptionnelque Nortier, – complexités que même ses compères en haute vieparisienne n’apercevaient pas, à l’exception d’un seul. Casal?Mais Casal est, lui aussi, une façon d’homme supérieur et qui a surla vie un coup d’œil décisif et pénétrant, presque chirurgical.C’était lui qui avait eu raison, la veille, dans un résumé dessentiments divers du mari trompé envers sa femme, l’amant de safemme et la fille adultérine. Il était exact que Nortier avait dèslongtemps deviné le secret de cette naissance, exact aussi qu’ils’en était tu d’abord devant l’évidence qu’un scandale ne levengerait pas et perdrait

sa situation mondaine. Le parvenu avaitpayé là  son mariage. Ces unions dans une classe supérieuresemblent habiles. En réalité, elles mettent un homme sans appui defamille à  la merci d’une épouse puissamment apparentée. Ilétait exact, en outre, que Nortier avait eu physiquement peur deSan Giobbe, malgré sa propre carrure. Ce n’est pas avec nosmuscles

que nous avons un certain courage, c’estavec notre sang et nos nerfs, autant dire avec notre hérédité. Lepaysan de Beauce que le millionnaire demeurait dans le tréfonds desa physiologie, le terrien habitué par une longue suite d’aïeuxpaysans à  la résistance rusée et passive, et totalementdépourvu d’atavisme militaire, aurait dû faire un effort d’unetension extraordinaire pour braver en face un seigneur aussiredoutable que San Giobbe, herculéen de musculature lui aussi etqui tirait le pistolet comme il maniait l’épée, avec uneprobabilité quasi absolue d’abattre son adversaire à vingt-cinq pas. Rendons justice à  Nortier; il eût eul’énergie de dompter cette terreur nerveuse, s’il avait vu là une certitude de vengeance. Mais se venge-t-on d’un outrage quandon offre à celui qui vous l’inflige neuf centquatre-vingt-dix-neuf chances contre une de vous mettre, parsurcroit, trois pouces d’acier ou une balle dans le corps? Il étaitexact enfin que jamais la sensation aiguë de cet outrage n’avaitcessé d’assiéger de son lancinant rappel cet orgueilleux, humiliéau point le plus vif de sa vanité masculine. Aucun de ses triomphesd’amour-propre mondain n’avait empêché le spéculateur envié, aumilieu de son faste et parmi les fêtes, de se dire tous les jours,avec une âcreté de rancune qui lui brûlait chaque fois tout lecœur, qu’une fois hors de chez lui, tous les invités de ses dînerset de ses chasses, de son château et de ses loges, se répétaientavec un sourire :  » Mme Nortier est toujours avec Giobbe… » Ce vulgaire, cet abominable être avec, qui donne dansl’argot d’aujourd’hui le même air d’ignominie aux amours du mondeet aux autres, il ne l’entendait jamais prononcer à  proposd’un couple quelconque sans qu’un peu de fiel n’exsudât en lui.Mais – et Casal y avait vu juste sur ce point encore – Nortierétait une âme forte et capable d’attente. Les natures de cettequalité-là, très rares dans les hautes classes et dans les villes,se rencontrent souvent à  la campagne et parmi les paysans. Lapatience d’un petit propriétaire qui convoite un lopin de vigne oude bois, et cache vingt ans sa convoitise pour l’avoir à meilleur compte, est une des formes presque innocentes de cettefaculté d’attente. Mise au service de la haine, cette énergie dansl’aguet fait ces criminels de village pour qui certaines provincesont crée les deux mots bien expressifs de vengeancieux etde vampireux et le sinistre proverbe : « Il n’est devengeance que de vieil homme. » La vie des affaires, quand elle estcomprise comme la comprend et la pratique un Nortier, – ajoutonsbien vite que c’est, heureusement pour la corporation, une manièreexceptionnelle, – cette vie, dis-je, est faite pour exaspérerencore dans un tempérament cette goutte de férocité, adoucie chezla plupart des civilisés, pour peu qu’ils n’aient pas trop subi demisère physique, par l’absence de danger palpable et présent. C’estau contraire dans le danger constant qu’habite et se meut lespéculateur de grande espèce, celui qui, cent fois dans sonexistence, s’est demandé s’il ne sera pas obligé demain de sebrûler la cervelle, qui a lui-même acculé au suicide des rivauxavec lesquels il avait dîné et chassé cent fois, subi et infligéles plus meurtrières émotions du jeu et de la guerre, rien qu’endonnant une signature ou en regardant la cote.

Aussi Gabriel Clamand aurait-il été, nonpas tout simplement impressionné d’une façon pénible, maisconsterné de terreur, s’il avait pu savoir ce que signifiaitl’ironique rictus surpris sur l’impassible visage du châtelain deMalenoue, en train de mener ses poneys à  travers son parcpour gagner plus tôt la gare et, de là, son bureau. Cette rencontrematinale de l’officier en train de rêver romanesquement sous lesarbres d’automne représentait pour le mari trompé une preuve deplus à  joindre à  tant d’autres que Gabriel étaitamoureux. Cela, Nortier le savait, et de qui, et que ce sentimentétait partagé. Il savait aussi qu’après-demain, demain, ce soirpeut-être, sa femme, qui protégeait cet amour du jeune homme,viendrait le sonder sur son consentement. Il savait que San Giobbe,le vrai père de Béatrice, dont il contemplait l’agonie avec uncruel délice, serait là à  attendre la réponse, etBéatrice aussi; et ce qui lui donnait ce mauvais sourire, c’estqu’il avait trouvé le moyen d’atteindre à  la fois bien à fondces trois êtres, – de quelle haine il les haïssait également! – etde les atteindre non pas pour un jour, non pas pour une heure, maispour tout ce qu’ils avaient devant eux d’existence à  vivre.La liquidation allait avoir lieu, – et, comme il eût dit lui-même,avec une soulte en sa faveur.

Cette soulte – pour continuer cettemétaphore professionnelle – se débattait quelques heures plus tard,et au moment même où, assis à  la table du déjeuner dans lasalle à manger de Malenoue, Mme Nortier et San Giobbe, Béatrice etGabriel causaient ensemble avec cette gaieté douce et toutattendrie qui est celle des réunions de famille à  l’approched’un événement très désiré, dont personne ne parle et que tousconnaissent. Ni les uns ni les autres, certes, ne pensaient auredoutable absent, dont le siège à  table était occupé cematin-là par la jeune fille, assise en face de sa mère. S’il y eûteu une place pour son image dans l’esprit des quatre convives, ilsse fussent figuré le financier occupé de tout autre chose que d’euxet du joli projet d’avenir conjugal dont la perspective lesenchantait tout bas. En réalité, l’homme d’affaires était bienà  ce moment-là  dans son bureau, en train de dicterà  son secrétaire les dernières lettres importantes d’unematinée très chargée; mais s’il se hâtait de terminer ainsi sacorrespondance du jour, c’est qu’il se savait attendu chez CamilleFavier, – la charmante comédienne dont il était le protecteurdepuis deux ans déjà, par vanité, comme il avait ses chevaux decourse, sa galerie de tableaux et sa chasse. – Et il savait queCamille était en train de négocier pour lui la conclusiondéfinitive de ladite soulte. Le débat avait pour théâtre une salleà  manger aussi, celle de l’actrice, laquelle, ce matin-là,donnait à  déjeuner à  un personnage qui n’était rienmoins que le marquis de Longuillon. Il y a toujours un coin dironie dans les situations les plus tragiques. Dans l’espèce, cetteironie résidait en ceci, que Nortier ne soupçonnait pas les bontésque l’aimable fille avait eues plusieurs mois durant pour son futurgendre. Il les eût sues d’ailleurs qu’il les eût pardonnées,puisqu’elles remontaient à  l’autre hiver, et il n’y eût sansdoute vu qu’une nouvelle chance de succès dans un marchandage dontl’immoralité n’était guère sentie que par la comédienne. Camilleétait devenue une femme entretenue, mais après avoir, comme tantd’autres, caressé dans sa première jeunesse un noble rêve d’art(voir la Duchesse bleue). Il lui en restait, à travers les désordres de son existence, des traces d’idéal, qui serévélaient par des sursauts soudains de dégoût. Il y avait en elle,comme chez tant de Parisiens et de Parisiennes de notre époque, unesorte d’anarchisme moral, par lequel elle se rachetaità  ses propres yeux – ses beaux yeux bleus demeurés si clairs- des compromis de conscience auxquels elle se livrait pour garderautour d’elle le luxe effréné dont elle ne pouvait plus se passer.La toute petite salle à  manger, – son hôtel, sis avenue deVilliers, en avait deux, – où elle et Longuillon prenaient le café,avait été copiée sur une des chambres du Trianon. Avec ses chaises,sa table, son dressoir du plus pur dix-huitième siècle et laprofusion de ses fleurs et de sa vieille argenterie, elle attestaitla générosité des amis successifs de Camille et en dernier lieucelle du financier. La toilette valait le mobilier. L’actrice avaitune de ces robes faites pour la chambre, toute en soie souple, enbroderies et en dentelles, où les grands couturiers déploient lalibre fantaisie de leur imagination, n’étant plus retenus paraucune limite de prix. La nuance fleur de pêcher de cette étoffes’harmonisait merveilleusement à  la beauté délicate de lajeune femme. Camille, avec ses traits menus, le blond cendré de sescheveux, la fine attache de son cou un peu long, garde encoreaujourd’hui, malgré ses dix ans de théâtre, la grâce d’ingénuitéqu’elle avait à  ses premiers débuts, – pour ceux du moins quine l’ont pas connue alors. Pour les autres, la différenced’expression est trop cruelle! Ils trouvent la fille oùils ont connu l’enfant, comme ils retrouvent le drôle dansle grand seigneur qu’est resté aussi en apparence le petit marquisde Longuillon. Et voici les discours qu’ils échangeaient, aprèsavoir renvoyé le maître d’hôtel, et tout en fumant, entre deuxgorgées de kümmel, lui, un havane du plus délicieux arome; elle,des cigarettes russes à long bout :

– « Enfin, oui ou non, le princedonne-t-il une promesse ferme ? » demandaitCamille.

– « Si tu le connaissais, » répondaitLonguillon, « tu ne me poserais pas cette question. C’est un hommed’autrefois, comme dit l’autre, et toutes ses promesses sontfermes… J’aurais voulu que tu fusses là, cachée dans un coin, pourl’entendre qui grondait, en se promenant de long en large dans sachambre, sous le portrait du comte de Chambord et de Mme laduchesse d’Angoulême, la Reine, comme il l’appelle toujours! Et ilrépétait : « Un La Tour-Enguerrand parrain d’un Nortier!… Maisenfin, pourquoi ce traitant » – c’est l’homme d’autrefois! – «tient-il à  être du Jockey? « M’expliqueras-tu cela, monsieurmon neveu, toi qui es un moderne, un nouveau jeu, undans le train, cette peine que les bourgeois se donnent,aussitôt qu’ils ont quelque monnaie, pour frayer avec des gens quiles méprisent, au lieu de s’amuser entre eux?… »

Il vous a un air ancien régime etvieille France pour débiter de ces phrases! 11 y eut un silence.J’ai eu le trac, en ce moment-là, que le vieux pur sang nerenâclât sur l’obstacle. Mais il m’aime et aime encore plus LaTour-Enguerrand. Ça a été une idée sublime de ma part que de luiraconter que j’allais être obligé de vendre la baraque familiale,et à  un des Mosé! Il s’est arrêté devant une vieille gravurequi représente le château en 1416, quand notre commun ancêtresoutint son fameux siège contre les Anglais, et brusquement : «C’est bon, c’est bon. Je le présenterai, monsieur ton beau-père! »puis, sans même me laisser lui dire merci : « Ce sera moi tonarchitecte, » me cria-t-il, « tu m’entends ! Je ne veux pas derestauration, de reconstitution, je veux ça… Est-ce beau ?mais regarde, est-ce beau? Ces quatre grosses tours doublées de cesquatre petites, et cette couleur rouge des briques, est-ce beau?… »Et, avec un soupir : « Nous paierons un peu cher la joie de legarder, notre donjon ! Mais puisque la mère de ta future femmeest une de Brèves… Maintenant que j’ai dit oui, hip! hip! En selle,épouse au galop, pour que nous nous mettions à  la truelle etque j’aie au moins le temps de finir de rétablir le châteaumoi-même avant de mourir. » Quel type, hein ! mononcle?…

– « Et son neveu? » fit Camille. «Vous êtes tous comme cela, vous autres, dans la noblesse : ou desbrûleurs comme toi, ou des refroidis du moyen âge comme lui. Et lesbrûleurs finissent comme tu vas finir, ils se font marier parCamille. Ça m’amuse d’ailleurs. Tu me plais. Tu es vivant, tugrouilles, et puis j’ai mon côté socialo, et c’est mafaçon de dire mon petit : « Crève donc, société… » Et lesrefroidis sont des maniaques qui brocantent leur nom par respectpour une vieille bicoque à  créneaux et à  mâchicoulis,où il s’est passé quelque chose les concernant cinq cents ans avantleur naissance… Tu peux être sûr qu’il n’y mettra ni calorifère nisalle de bains, dans votre donjon, le brave oncle. Tu regretterasl’avenue de Villiers et le cabinet de toilette de Camille… Mais jete donnerai l’hospitalité en camarades… » elle répéta : « encamarades… Tu as beau me regarder avec tes yeux ficheurs,quand Favier a dit : c’est fini, nous deux, – c’est fini… Tu en asla preuve… C’est heureux, d’ailleurs, que je ne t’aie pris quecomme toquade. Est-ce que je te marierais, sans ça? Mais crois-tuque ton oncle fera passer Nortier au cercle?… »

– « Sûr, » répondit Longuillon. « Il yfait la pluie et le beau temps… Et puis, » et il eut un sourire,qui prouvait que s’il se piquait d’être un dans le train,comme disait son oncle, il n’en était pas moins, en orgueil decaste, le digne neveu de cet oncle : « Sais-tu que c’est déjà quelque chose, pour un Nortier, que d’être blackboulé au Jockey?C’est la preuve qu’il a des parrains. Il a des collègues à  laBourse qui paieraient cent mille francs, deux cent mille francsrien que pour cela… »

– « Quand on compte toutes les canaillesqui courent le monde, » dit philosophiquement Camille, « on esttout de même étonné qu’il y ait aussi tant d’imbéciles… C’estqu’ils cumulent…  »

– « En attendant, » reprit le jeunehomme, qui ne répondit pas à  la boutade de la comédienne, «pensons au conseil de l’oncle : hip! hip! au galop! Il faut quel’affaire soit bouclée aujourd’hui… »

– « Nortier vient tout à  l’heure.Mais pourquoi cette hâte?… »

– « Pourquoi? C’est qu’il y a quelqu’unqui tourne autour de la place et qui m’a tout l’air d’être lecandidat de la maman… Tu n’as jamais rencontré ça? Un petitofficier, Gabriel Clamand, le fils du général?… Non? Ça pourraitaller cependant au foyer du Tbéâtre-Français – pour s’instruire!…C’est assez le genre. C’est tout ce qu’on fait de mieux commegentil garçon. C’est frais, c’est jeune, c’est loyal, bonne famillede province, pas très riche, mais à  l’aise… »

– « Connu, » fit Camille,« c’est le monsieur qui veut faire un beau mariaged’amour. Je ne sais rien qui me répugne plus que ce romanesqueplacé à  cent pour cinq. On va t’enlever ça, mon petit Guy…Tiens, une voiture s’arrête à  la porte… » Et elle se levapour aller regarder aux carreaux de la fenêtre, que garnissaientdes guipures dignes du trousseau d’une princesse royale : « C’estle patron. Plus de tutoiement, monsieur le marquis… Je lui glisseun mot dans l’oreille dans l’antichambre. Je vous quitte pourm’habiller, et tu peux y aller carrément… Tout de même, »conclut-elle avec cette amertume dans la blague qui lui estparticulière : « C’est heureux qu’on n’ait pas inventé les rayonsRœntgen pour éclairer ce qu’on a là  dedans, » etelle frappa son joli front et son joli sein, « tandis qu’on separle des choses de famille, entre gentlemen, comme vous allezfaire tous les deux, papa Nortier et toi, dans cinq minutes… Maisle voici. De la tenue. »

La porte venait de s’ouvrir, en effet,et le maître d’hôtel, un de ces domestiques, comme il y en a chezles filles, à  la physionomie d’une solennité ignoble et d’uneobséquiosité menaçante, introduisait le protecteur. 11 n’y avaitaucune différence de façons entre le Nortier que Longuillon avaitquitté la veille à  Malenoue, présidant au départ de sesinvités avec la politesse un peu trop soulignée qui était lasienne, et le Nortier qu’il voyait entrer dans la salle à manger de l’actrice. L’homme d’affaires n’admettait pas plus lafamiliarité dans le demi-monde que dans l’autre. Quand ons’intéresse à  une femme en vue avec la conscienced’accomplir, ce faisant, un rite social, ce n’est pas pour sedégrader en batifolant comme un carabin qui godaille en manches dechemise chez sa bonne amie. On n’entretient pas une des gloires dela Comédie pour s’amuser, – mais pour avoir une grande allured’homme de goût, presque de bienfaiteur des arts et desartistes ; – mais pour s’assurer une nouvelle réclameà ses talents de financier et entendre dire, chuchoter : «Faut-il qu’il gagne de l’argent, le lascar, il dépense cent millefrancs par an pour Favier; » – mais pour avoir un second salon,plus commode, à côté de l’officiel, une maison où donner d’autresdîners, où faire des politesses sans conséquence à  uneclientèle plus mêlée; – mais pour mettre en campagne, au besoin,une complice fine comme tout un congrès de diplomates et conclurepar elle certains marchés, sans s’y être sali les mains. C’était lecas aujourd’hui. Comment un témoin, s’il s’en était trouvé un pourassister à  cette apparition du financier dans cet élégantdécor, eùt-il soupçonné qu’il arrivait comme un des garçons derecette à  livrée verte qui parcouraient Paris aux frais deson Comptoir, pour encaisser un effet de commerce? C’enétait un que cette promesse de parrainage princier dans un cercledifficile, négociée par la jolie fille à  qui l’amant sérieuxbaisait le bout des doigts, et il lui tendait une délicieuseorchidée, apportée dans un non moins délicieux sabot de Saxe:

– « J’ai trouvé un joujou pourvous, belle dame, » dit-il avec un ton que n’eussent pas désavouéles anciens possesseurs de Malenoue, au temps des mouches, de lapoudre et des robes à  paniers…

– « Oh! la belle fleur, on diraitd’un insecte mauve avec des élytres noirs, » fit Camille, «regardez, Longuillon, » et elle tendit l’orchidée au jeune marquis,en l’élevant un peu, ce qui lui permit de voir que le petit sabotportait bien sous sa semelle les deux épées croisées, de quoijoindre le vase, quand la fleur serait fanée, à  la collectionde pièces de la même marque qui garnissaient sa vitrine. Il fautbien penser à  la grande vente, – suprême ressource des annéesmaigres, – et elle eut un véritable éclair de reconnaissance dansses yeux bleus pour remercier le donateur : « Il n’y a que vouspour avoir de ces gentilles idées. Vous me gâtez. Vous êtes si bon,si bon!… » puis avec son plus coquet sourire :  » Voulez-vous passertous deux dans le fumoir?… Longuillon, vous n’êtes pas trop pressé?11 faut que j’aille m’habiller, » et elle regarda la montreenchâssée dans la gourmette d’or de son bracelet :  » Il y arépétition à une heure et demie… Mais j’ai le temps. Je vousjette en voiture quelque part?» demanda-t-elle à  Nortier. Surune réponse affirmative, et comme Longuillon était entré le premierdans le petit fumoir, elle se dressa sur la pointe de ses piedsfins pour souffler à  l’oreille du père putatif de Béatrice :« Le prince marche, et à fond… » et, avec son rire le plus enfantin: « J’ai gagné ma commission. J’aurai mon rubis, pas?… » Etelle disparut, en relevant des deux mains sa robe à  traine,montrant ses fines chevilles, ses mules claires et ses bas de soied’un vert tendre à  coins roses, et elle criait aux deuxhommes, maintenant en tète à  tête, un : « Ne dites pastrop de mal de moi, » qui leur servit de thème à  commencer unentretien auquel les rayons Rœntgen, regrettés parCamille, manquaient en effet. Ils eussent éclairé un amusantcontraste entre les paroles que prononçaient tout haut le futurgendre et le futur beau-père d’une part, et de l’autre celles quise prononçaient tout bas dans leur pensée. Mais les deux aigrefinsavaient-ils besoin desdits rayons pour se déchiffrer réciproquementtout entiers?

– « Quelle femme charmante, » avaitcommencé Longuillon, « si grande artiste, et avec cela si simple,tant de cœur !… » Si le rayon Rœntgen avaitfonctionné, voici la petite phrase intérieure qu’il eût illuminée :« Il n’y a pas mieux comme rosserie. Mais vantons lamarchandise au propriétaire. Quand on paie, ça fait toujoursplaisir… »

– « C’est dommage qu’elle travailletrop peu,» répondit Nortier, « ainsi sa Dona Sol dans Hernani, çan’était pas ça, mais pas ça du tout! Ç’aurait pu être excellent,mais pas assez de pioche, pas assez vraiment… » et, en lui-même : «Tu ne me feras pas parler de la femme, mon bonhomme, -nous sommes ici chez l’actrice, et rien que chez l’actrice… »puis, tout haut: « Allez-vous à  Chantilly, cet après-midi?…»

– « Vous voir triompher? Probablement, »reprit le jeune homme, « ah! vous avez dans Serpent le chevalimbattable! » Un silence, puis : « A propos de courses, savez-vousque j’ai une petite communication à  vous faire? Non pasofficielle, mais très, très officieuse. Mon oncle LaTour-Enguerrand, que j’ai vu ce matin, et avec qui nous parlions decette bête justement, me disait : «Avec cette écurie-là ,pourquoi M. Nortier ne se présente-t-il pas au Jockey? Sa place yest toute marquée. Il nous manque… » et, côté des rayonsRœntgen :  » Nortier manquant au Jockey! C’est un peugras tout de même… Et que dirait mon oncle? Bah! Il n’en saurarien… Quant à toi, vieux voleur, si lu n’es pas content de tonfutur gendre, tu es difficile. On y met des formes…»

– « Oui, » répondait Nortier, avecle flegme d’un joueur qui vient de regarder ses cartes au baccara,de voir qu’il avait neuf, et qui s’amuse à  attendre avantd’accuser le coup: « plusieurs personnes m’ont déjà  tâté dansce sens. J’ai toujours remis de me décider. Je fais partie de tantde cercles!… Mais, venant du prince, l’affaire prend une autretournure…  »

– « Il a du doigté, ce garçon, »pensait-il, ça marchera entre nous… Continuons à  mettre leschoses au vrai point. Donnant, donnant, mais faisons bien sentirque, dans le marché, c’est nous qui apportons le gros paquet…» et, tout haut :

– « Il y a longtemps que je ne l’ai pasrencontré, cet excellent prince, comment va-t-il?… »

– « Vous le verrez bientôt en personne,demain sans doute, » reprit Longuillon, « car il m’a prié de vousdemander un rendez-vous. Il a de son côté une autre communicationà vous faire… Que répondriez-vous, mon cher Nortier, s’ilvenait vous dire : – « J’ai un neveu qui n’a pas toujours été trèsraisonnable, mais vous savez que les jeunes gens un peu fous fontplus tard les meilleurs maris. Il n’a pu aller chez vous sansremarquer la grâce de mademoiselle votre fille, et sans en êtretouché… » bref, s’il vous demandait la main de mademoiselleBéatrice pour votre serviteur… », et côté des rayons X : « Ouf!Ça y est ! Mais que c’est bête d’être là  deux hommesd’esprit et de se faire des phrases pour se dire : donne-moi de ceque t’as et je te donnerai de ce que j’ai, comme les gosses, toutsimplement… »

– « Ce que je répondrais? » fit Nortierde sa même voix posée, et jamais plus froide expression de visagene démentit plus complètement un plus patriarcal discours : « Vousme connaissez, mon cher Guy, vous savez que je suis avant tout unhomme d’affaires, c’est-à-dire quelqu’un de très net, de trèscarré, et qui ne finasse pas. Ça été mon unique habileté dans lavie. Elle ne m’a pas trop mal réussi… Vous m’avez vous-même formuléla seule objection qu’il y ait à  faire à  cette union…Ce n’en est pas une à  mes yeux, et pour la raison que vousavez dite… Vous me plaisez, je vous plais. Nos caractèress’entendent, nos goûts aussi… Vous avez votre beau nom, ma filleaura sa belle fortune. Vous vous complétez merveilleusement… Donc,que le prince fasse la démarche, et ce sera : oui. » Cette fois, ettandis qu’il rivait d’un seul mot le premier anneau de la chaînequi allait lier pour toujours la destinée de la plus charmante, dela plus tendre des créatures à  un drôle avéré et qu’il savaittel, le mari trompé ne se prononçait intérieurement aucune phrase.Il voyait, dans la chambre noire de son cerveau, et cettejeune fille, et sa femme, et le vrai père. La sensation du malirréparable qu’il leur faisait, à  tous trois, à  cetteseconde, et sans même qu’ils le soupçonnassent, remuait dans cetteâme de proie la fibre de cruauté qui s’y cachait tout au fond.C’était, en même temps, comme si un baume se fût répandu sur uneautre fibre, celle-là  toujours déchirée depuis des années.Cette atroce joie était si intense, elle inondait son être intimeà  une telle profondeur, qu’une demi-heure après cetentretien, et comme il accompagnait Camille dans son coupé jusqu’authéâtre de la rue Richelieu, l’expression de ses prunelles,extraordinaires d’éclat dans son visage gris, comme figé, frappa lacomédienne. Elle se demandait en gravissant les marches del’escalier – elle était en retard – parmi les portraits desactrices d’autrefois, ses sœurs de l’autre siècle en grâce et enrouerie,

en finesse de scène et en finesse deville :

– « Pourquoi Nortier tient-il donc tantà  ce mariage? A cause de la  présentation au cercle? Ilest bien snob, mais pas tant que ça… Pour que sa fillesoit princesse de La Tour-Enguerrand? Il ne manquait pas de ducspannés qui l’auraient épousée, et puisqu’en noblesse française ducest mieux que prince, lui-même me le disait 1’autre jour?… Par peurdu mariage avec l’officier?… Ce sera ça. La petite était prise del’autre côté… Y aurait-il un moutard en route ?… » Etl’anarchiste Camille conclut en s’arrêtant pour souffler au palierdu premier étage : « Elle et Guy, dans ce cas, ça ferait unejolie paire ! Quels gredins que les honnêtes gens, tout demême!… » Et elle eut un sourire de dégoût et d’amusement, à l’idée de l’infamie qu’elle venait d’imaginer, un peu, commetoujours, afin de se moins mépriser elle-même par comparaison.Puis, malgré elle : « Elle n’a pourtant pas une tête à ça, cettepetite… Mais alors, pourquoi Nortier tient-il tant à  cemariage? C’est inexplicable. »

 

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