Un Homme d’Affaires

Chapitre 4SCÈNES DE FAMILLE

Cinq grandes heures s’étaient écouléesentre le moment où l’homme d’affaires avait pris congé de la petiteFavier, à la porte de la  Comédie française, en lui baisant lamain cérémonieusement, comme il sied au beau-père possible d’uneprincesse de La Tour-Enguerrand, et le moment où, revenu de Paris,à son habitude, par le train du soir, il descendait de voituredevant le perron de son château de Malenoue. Durant ce longintervalle, cette flamme de ses yeux qui avait tant étonnél’actrice ne s’était ni éteinte ni amortie. Il avait vaqué à ses besognes, passé à  son bureau, à  la Bourse, donnédes ordres, fait deux visites, examiné chez un

marchand de chevaux desnorfolks nouvellement débarqués d’Angleterre, en prévisiondes chasses, et pas une seconde la fièvre froide de sa vengeance,toute proche, n’avait cessé de lui brûler le cœur et de mettre aufond de son regard cet intense et fixe éclat qui révélait unéréthisme de haine exalté jusqu’à  l’inhumanité. Peut-être,car il n’existe pas de nature absolument impitoyable, le secretremords du crime moral qu’il se préparait à  commettre semélangeait-il, chez Nortier, au sauvage appétit de cette vengeance,pour l’exaspérer. Il n’allait pas se contenter d’imposer à  lapure et douce Béatrice un mariage abominable, où elle ne pouvaitrencontrer que le malheur. 11 était résolu, on le verra, à fairepire encore. Il voulait porter à  cette enfant, pouratteindre, à  travers elle, la mère et le vrai père, un de cescoups qui ne relèvent pas des tribunaux d’ici-bas, mais qui n’ensont pas moins de véritables assassinats. Le sang n’y coule point.Le fer n’y brille point. C’est un meurtre pourtant, et que lemeurtrier sent tel, alors même qu’il agit, comme celui-ci, avec lapleine sécurité d’un homme qui sait n avoir rien à  craindredes autres hommes et qui ne croit pas à  un autre monde. Oui,ce dernier et secret sursaut de conscience rendait-il plus âcreencore la sensation du plaisir haineux dont cette volonté cruelleétait comme corrodée? En tout cas, si quelques scrupules s’étaient,durant cet après-midi, élevés en lui, malgré lui, contre unhorrible projet, comment eussent-ils tenu devant le spectacle quelui offrit le petit salon du château, à  son arrivée, -spectacle que le hasard semblait avoir composé avec soin pourdétruire ses dernières hésitations?… Il était sept heures. Delarges bûches achevaient de se consumer dans la cheminée etrépandaient dans toute la chambre une joyeuse chaleur, plusenveloppante et plus caressante pour lui qui venait de l’airpiquant du dehors. Les grandes et les petites lampes, sous leursabat-jour, les uns larges et hardiment coloriés, les autres toutresserrés et de nuance discrète, distribuaient une lumière amie quiaugmentait encore le charme d’intimité de la pièce, meubléeclairement, dans le style de la fin du dix-huitième siècle. MmeNortier était couchée plutôt qu’assise sur une de ces chaiseslongues en trois morceaux qui conviaient les dames du temps passéaux longues causeries avec leurs amoureux. Celle-ci ne causait pas,étant occupée à  un petit travail au crochet, d’un ordretendrement bourgeois. Elle tricotait un gilet de laine, pour qui?sinon pour son éternel amoureux, en effet, pour San Giobbe, qui setenait auprès d’elle, installé dans une profonde bergère, un livreouvert sur ses genoux. Il ne lisait pas, et l’un et l’autreécoutaient un morceau, exécuté par Béatrice, qui, assise au piano,dans l’angle, parmi les fleurs et les plantes vertes, laissaitcourir ses doigts sur les touches. Elle jouait une suite d’airsanciens, un de ces airs d’une grâce un peu mince et grêle, – commecette chaise longue et cette bergère en avaient entendu beaucoup,quand les petites marquises et les petits marquis du temps de LouisXVI fredonnaient les couplets du Tambourin de Rameau:

 

Ayez au village une maîtresse…

 

ou la cantilène tendre du Devin :

 

Le plus vert bocage,

Quand tu n’y viens pas…

 

C’est une musique si svelte, si allante,si chantante ! Et il s’en dégage un accent poignant demélancolie, au souvenir de la tragédie à  laquelle préludait,il y a un siècle et plus, cette gaieté légère. D’ailleurs, mêmesans cette tragédie, n’y a-t-il pas toujours un charme de tristessedans ce qui fut la fête d’une époque à  jamais passée?…Béatrice avait une sensibilité trop déliée pour ne pas subir cetteimpression, surtout dans l’état de joie anxieuse où elle setrouvait. Gabriel avait parlé à  Mme Nortier, et celle-ciavait promis de parler le soir même à  son mari. La jeunefille appréhendait de graves objections, quoiqu’elle ne doutât pasdu consentement final, et elle épanchait le trouble secret dontdébordait son cœur dans cette harmonie ardente et finementpassionnée. Pourquoi faut-il que la grâce innocente et fragileexaspère encore la méchanceté quand elle ne l’apaise point?Pourquoi est-ce une loi de l’être qui hait, qu’il haïsse davantagel’être sans défense, inoffensif et désarmé? Jamais, depuis lanaissance de cette enfant, qui portait, sur toute sa délicatephysionomie, la preuve de la trahison de sa mère, jamais, non,jamais Nortier n’avait éprouvé plus d’aversion animale contre ellequ’à  la voir ainsi, à  son piano, ravie et frémissante,tout abandonnée à  sa musique et à  son rêve, et les deuxautres, à  quelques pas, dans cette attitude de confiance etde sûre affection. Jamais non plus il n’avait masqué davantage,sous cette espèce de bonhomie distante et composée qui étaitvolontiers la sienne, la violence de son ressentiment.

– « Ne faites pas attention à moi, » avait-il dit à  Béatrice, «finissez votre morceau. Ilest très joli… » et il avait baisé les doigts à  safemme, – aussi cérémonieusement qu’à  Camille, – puis touchéla main à  San Giobbe, en ajoutant :  » Ne vous dérangez pasnon plus. Restez confortable. Je n’aime pas que l’on sedérange pour moi, vous le savez bien… Laissez- moi seulement meréchauffer un peu…  » Et il s’était mis debout devant la cheminée,le dos à la flamme, se tenant sur le pied droit tour à tour et sur le gauche, pour exposer au brasier les semelles de sesbottines, lune après l’autre.

– « Elle fait des progrès, »dit-il, quand la jeune fille, son piano fermé, se fût levée et eûtquitté la pièce, afin d’aller se préparer pour le dîner. « Je ne lacroyais pas capable de si bien enlever des morceaux si difficiles…»

– « C’est qu’elle était très remuéeaujourd’hui, » répondit la mère, qui ajouta : « Je vous parlerai decela plus à  fond quand nous serons seuls… Mais je peux bienvous dire la chose tout de suite, devant notre ami San Giobbe. Ilest au courant… Il s’agit d’un mariage…  »

– « C’est le jour aux demandes, alors, »fit Nortier. « Moi aussi, j’ai un mariage à  lui proposer…Mais dites le nom de votre candidat… »

– « Gabriel Clamand, » dit lamère ; puis bien vite : « Et je crois qu’elle l’aime…»

– « Oui, elle l’aime, » insista SanGiobbe. « Voilà  d’où vient 1 expression que vous venez deremarquer dans son jeu…»

– « Vous connaissez notre secretmaintenant, » reprit la mère,  » dites-nous le vôtre…»

– « Moi, » répondit Nortier, avecune ironie dont ses interlocuteurs ne devaient s’apercevoir queplus tard, « je n’ai pas de secret. On m’a annoncé une touteprochaine démarche du prince de La Tour-Enguerrand, qui va nousdemander Béatrice pour son neveu… »

– « Guy de Longuillon ! » fit SanGiobbe, instinctivement, et sans réfléchir à  la portée de sonexclamation. Mais n’avait-il pas vu grandir la jeune fille?N’était-il pas l’habitué de la maison, « notre ami, » comme l’avaittout à  l’heure appelé Mme Nortier, et n’était-il pas naturelqu’il mêlât son mot à  ce débat conjugal, puisque la mèreavait voulu que les époux le tinssent devant lui? Il répéta : « Guyde Longuillon! C’est impossible !… »

– « Et pourquoi? » demanda Nortier.« Sa sœur sera bien duchesse d’Arcole? Pourquoi Béatrice neserait-elle pas marquise de Longuillon et un jour princesse de LaTour-Enguerrand?… »

– « Ce n’est pas cela que je veuxdire, » reprit San Giobbe. Il esquissa, puis retint un gested’impatience devant la manière toute mondaine dont Nortier avaitaffecté d’interpréter ses paroles. Celui-ci le regardait avec cetteimpassibilité narquoise qui est l’attitude de certains maris dansdes ménages à  trois, comme celui-ci, où ces maris n’ignorentrien, et lorsque l’amant, toléré par eux, dépasse la limited’intimité. Depuis quelque temps, Nortier se plaisait à infliger au bel Italien de jadis, devenu une machine à palpitations nerveuses, ces espèces d’humiliations par ce simplejeu de physionomie. Cette fois encore, devant les prunelles fixesdu père officiel, où il pouvait lire distinctement cette question :« De quel droit vous mêlez-vous de ce mariage?… » le père véritableeut une seconde de malaise, qui lui fit mettre, comme malgré lui,la main sur la poitrine. Ce n’était pas d’aujourd’hui qu’il luisemblait que Nortier avait tout deviné. L’amant jeune et superbes’en fut moqué jadis. C’était à  son tour, maintenant qu’ilétait vieux et malade, d’avoir peur, non pas pour lui, mais pour samaîtresse et pour sa fille, et de plier. Il ajouta donc, d’une voixun peu étouffée, à  cause de la petite secousse intérieure : «Non, je ne voulais pas parler du titre de Longuillon, mais de soncaractère… »

– « Il est excellent, » fit Nortier, quicontinuait à  garder son air de ne pas comprendre.« Connaissez-vous un plus agréable convive? Un hôte plusfacile et qui aiderait mieux sa femme à  faire les honneursd’une grande maison? Est-ce vrai, Madeleine? »

– « C’est vrai, » répondit MmeNortier, « mais cela ne suffit peut-être pas pour un mariage…En tout cas, » continua-t-elle, inquiète de l’altération surprisesur le visage du malade, et désireuse de ne pas prolonger cetteconversation, « ce n’est pas le moment, à un quart d’heure dudîner, de résoudre une question aussi grave… Nous causerons de toutcela, comme je vous le disais tantôt, et très à  fond, »conclut-elle en s’adressant à  son mari, « et je crois que lapremière personne à  consulter, c’estBéatrice. »

– « C’est bien mon avis, » repartitNortier, qui n’insista pas. Mais l’étrange éclat de son regard,remarqué par Camille, avait aussi frappé San Giobbe, qui s’attardaune minute dans l’escalier, pour dire à  Mme Nortier : «Firmin a quelque chose, méfiez-vous de lui… »

– « Et que voulez-vous qu’il ait? »fit-elle en essayant de dissimuler une impression de danger, dontelle demeurait toute saisie, elle aussi, afin d’épargner à  cepauvre cœur un nouveau battement.

– « Il est si fermé! » reprit SanGiobbe. « Mais j’ai quelquefois l’impression qu’il sait tout…»

– « Lui! » répondit-elle en haussant lesépaules. « Est-ce qu’il se donne la peine de s’occuper de nous?D’ailleurs, ce n’est pas maintenant qu’il me défendra de vousrecevoir… Et alors?… »

– « Mais Béatrice? » interrogea lepère.

– « Béatrice? Qu’est-ce que vous voulezqu’il fasse à  Béatrice? Vous avez vu vous-même, tout à l’heure, qu’il entend la consulter sur son mariage… Elle aimeGabriel. Quand Nortier lui parlera de Longuillon, elle dira non, etce sera fini. Il y aura du tirage, peut-être, mais je suis là, etvous aussi… »

– «Oh! moi!… » soupira l’ancienescrimeur, et il eut dans son geste le découragement immense del’homme que sa force trahit et qui ne pourrait plus même lever lebras pour protéger ce qu’il aime. Il ajouta : « Dieu vousentende !… » et les deux amants se séparèrent, pour seretrouver à  la table du dîner, et retrouver aussi la gênesingulière dont ils se sentaient gagnés en présence de l’hommequ’ils avaient trompé avec tant d’audacieuse sécurité pendant plusde vingt années. Était-il vraisemblable qu’il commençât d’êtreéclairé aujourd’hui? Et s’il avait deviné leur liaison, quel motifavait-il de quitter son rôle de mari complaisant, alors que lesamants passionnés d’autrefois n’étaient plus que des amis? C étaitun dilemme bien irréfutable, et qui pourtant ne les convainquaitpas. Car Mme Nortier, quoiqu’elle continuât de se dominer,n’arrivait pas à  composer tout à  fait son visage deblonde, resté transparent malgré les rides. Elle laissait devinertrop de préoccupation, pour que sa fille, qui la connaissait sibien, ne fut pas atteinte, elle aussi, par la contagion de cettecrainte vague, comme éparse autour d’elle. Il n y avait que lemaître du château dont la physionomie ne portât point l’empreinted’une secrète inquiétude. Installé au centre de la table, – satable, – magnifiquement servie, car il pratiquait, même dans laplus stricte intimité, l’ancien adage, le  » Lucullus dine chezLucullus  » des vrais parvenus, ses yeux erraient sur le surtoutd’argent ciselé – du plus pur style Renaissance, comme le château -qui occupait le milieu. Ils se reportaient sur les tapisseries dela même époque, dont les personnages, hauts comme nature,garnissaient les panneaux de leurs silhouettes pâlissantes; sur lesvoussures peintes du plafond, sur les serviteurs en culotte etpoudrés qui allaient et venaient autour des convives. Ilsretombaient, ces yeux, toujours plus brillants, sur les facessoucieuses de ses trois convives. La mère et la fille l’une enrose, l’autre en blanc, décolletées à  demi, avaient l’airparées pour une fête, avec leurs bijoux, la mère, de grande damecomblée; la fille, d’enfant déjà  si gâtée! Les énormes perlesdu collier de Mme Nortier luisaient d’un reflet tendre. Vingtpetits colifichets d’or et de pierres précieuses, rappelant tousquelque anniversaire: un mariage d’amie, un bal, un jour de l’An,éclairaient de gaieté la toilette presque trop simple de Béatrice,et sa ressemblance avec son vrai père, ce soir-là, dans le reliefque donne aux traits la lumière électrique, était plus saisissanteencore. Nortier regardait aussi celui-là, tragique devieillissement précoce, dans son gilet blanc et son frac de soirée.C’était un tableau d’intérieur disposé à  souhait pour quelquepeintre des élégances modernes, un Béraud, un Gervex, un Flameng,et dont chaque détail flattait toutes les passions de l’homme quiavait là  devant lui, dans ce décor de luxe insolent, cettefemme, cette fille, cet ami. Cette somptuosité autour de sesmoindres gestes, c’était la conquête sociale du plébéien, commerendue concrète et palpable à  ses sens. Cette femme denaissance noble, qui l’avait tant humilié en le trahissant presquepubliquement, il la tenait à  sa merci. Cette fille, quin’était pas la sienne, il allait la briser. Ce faux ami, l’amantaffiché de cette femme, il le voyait mourir. 11 y avait là une de ces rencontres de toutes les circonstances que la destinéene donne pas deux fois à  un homme. C’était «son heure »,à ce patient et dur Beauceron, devenu, grâce au rapport exactde ses facultés à  un certain milieu, un gigantesque brasseurd’affaires. C’était sa revanche, à  ce mari trompé au vu et sude tout Paris. Le cruel homme en goûtait la plénitude avec uneespèce d épanouissement de sa personnalité qui ne pouvait paséchapper à  des attentions déjà  en éveil :

– « C’est vrai, » dit Mme Mortierà  San Giobbe, dans l’intervalle que l’on mit à  passerde la salle à  manger au salon, « il a quelque chose.Bah! C’est tout simplement qu’il aura fait quelque gros coupà  la Bourse… »

– « A moins que l’idée de la principautéde la Tour-Enguerrand ne lui tourne la tète, » fit San Giobbe. «Cela m’étonnerait pourtant. Elle est solide, cette tête…»

– « Je vais bien le savoir, » reprit lamère, qui, aussitôt, laissant son ami et Béatrice causer ensemble,emmena son mari dans un coin de la pièce, et elle commença de luiparler à  mi-voix, avec l’insistance tour à  tourinsinuante et interrogatrice d’une femme qui veut arracher à soninterlocuteur toutes ses objections. Elle se leva de cet entretien,prolongé pendant une heure, la physionomie à  la fois excitéeet rassérénée:

– « Ça été dur, » dit-elle tout basà  San Giobbe. « Mais vous aviez raison, c’est le titreévidemment qui le tente. Avant de répondre d’une manièredéfinitive, il veut causer avec Béatrice. C’est trop juste…»

– « Et quand cela ? » demanda SanGiobbe, qui regardait la jeune fille en train de préparer la tableà  jeux pour le bésigue que les époux Nortier et l’ami duménage faisaient classiquement, en famille, quand il n’y avait pasd’hôtes au château. «11 retourne à  Paris demain matin, etelle est si nerveuse. S’il pouvait lui parler ce soir! »

– « Laissons-lui prendre son moment, »répondit la mère, « il n’aime pas qu’on lui taquine la bouche. Jele connais… »

 

Elle devait avoir lieu le soir même,cette conversation entre Nortier et Béatrice, dont San Giobbes’obstinait à  croire, malgré ses pressentiments et sesobservations, qu’elle serait favorable au projet de mariage avecGabriel Clamand. Il en attendait un apaisement pour les nervositésde sa fille. – Hélas! S’il en eût par avance deviné la véritableteneur, comme il eût souhaité qu’au contraire elle fût reculée, etque son enfant eût des jours et des jours à vivre, dans ce troubled’une amoureuse ingénue, tantôt ravie, tantôt inquiète, toujourspleine d’espérance! Et cette femme, qui croyait connaître son mari,que n’eût-elle pas fait pour empêcher cet entretien de sa fille etde son mari, si elle eût prévu qu’en envoyant celte enfant à ce tête-à-tête elle 1’envoyait à  un supplice qu’elle n’eûtmême pas osé imaginer ! Car ce fut elle-même qui à  onzeheures, et au moment de la séparation générale, dit à Béatrice tout bas : « Tâche donc de causer avec ton pèremaintenant. Il nous a rubiconnés. Il est de bonne humeur… Ducourage pour Gabriel… » ajouta-t-elle en laissant la jeune filleseule avec Nortier sur le palier du premier étage, où elle et sonmari avaient tous deux leur appartement, chacun à  uneextrémité. Elle avait à  peine disparu que l’homme d’affaires,comme s’il eût entendu distinctement ce conseil chuchoté à l’oreille de Béatrice, disait à  celle-ci :

– «  J’ai à  vous parler.Voulez-vous venir quelques instantschez-moi ? »

– « Oh ! oui, mon père! » fit-elledans un élan de reconnaissance que l’autre arrêta d’un geste. Puis,calmement, froidement, comme il se serait rendu à  un de sesconseils d’administration, il la précéda dans le couloir,jusqu’à  la porte qui donnait dans l’espèce defumoir-bibliothèque qui précédait sa chambre à  coucher.L’ayant fait entrer, il dit à  son valet de chambre, quil’attendait dans la pièce voisine, de se retirer et de venir leréveiller le lendemain à l’heure habituelle. Quoique cetteponctualité dans le détail de ses ordres de nuit ne présageât guèreune explication tragique, son expression était si glacée, et, enmême temps, son regard continuait de brûler dans cette face froided’une flamme si inquiétante, que le cœur de Béatrice était commeserré à  l’attente de ce qui allait se passer entre elle etcet homme. Il finit, après avoir bien vérifié et le départ dudomestique et la solitude du corridor, par aller à  uncoffre-fort scellé dans le mur. Il en tira deux enveloppes, qu’ilposa sur le bureau, puis, ayant fait à  Béatrice, qui étaitdemeurée debout, signe de s’asseoir, il s’assit lui-même à  cebureau, et il commença :

« – Votre mère m’a dit qu’elle vousavait parlé d’une demande en mariage dont vous avez étél’objet?… » Comme on a vu, il ne tutoyait jamais la jeunefille. Cette appellation cérémonieuse qu’il employait, d’ailleurs,aussi pour son autre enfant faisait, ou semblait faire partie duchâteau de Malenoue, de l’hôtel à Paris, de la chasse, detoute cette existence seigneuriale qui ne comporte pas lesfamiliarités vulgaires. Pourquoi, à  cette minute, ce« vous » usuel acheva-t-il d’angoisser Béatrice, qui répondità  voix basse :

– « Oui, mon père. »

– « Elle vous a nommé le jeunehomme, M. Gabriel Clamand?»

– « Elle me l’a nommé, » fit la jeunefille.

– « Il paraît, m’a-t-elle dit encore,qu’elle vous a trouvée disposée à  ce mariage?… Hé bien !C’est à  cause de cela que j’ai tenu à  causer avec vousce soir même, pour que vous ne vous mettiez pas en tête des idéesqui ne se réaliseront pas, et puis pour que vous ne vous laissiezpas aller à  montrer à  un garçon qui doit nous resterétranger une sympathie qui pourrait vous compromettre. Vousn’épouserez pas M. Clamand… »

– « Mon père », s’écria Béatrice, «ce n’est pas possible que vous ayez pris cette décision sansm’entendre, quand il s’agit du bonheur de toute ma vie! Ce n’estpas possible que vous ne teniez pas compte de mon cœur!… Vous venezvous-même de me dire que maman vous a tout raconté, vous savez queM. Clamand n’est pas un indifférent pour moi, vous savez que jel’aime, » ajouta-t-elle en rougissant de tout son joli visage. «S’il y a une raison qui exige que je sacrifie cet amour, je suisprête à  vous obéir, mais, je vous en conjure, laissez-moi laconnaître, la discuter… Oh! je suis sûre de vous faire revenir survotre résolution. Elle serait trop cruelle… »

– « Oui, » répondit Nortier, « il y aune raison, et cette raison est que j’ai arrangé pour vous un autremariage… »

– « Avec qui?… » balbutia-t-elle,haletante.

– « Avec M. de Longuillon, » dit-ilen posant la main sur les papiers qu’il avait devant lui, d ungeste dont Béatrice allait comprendre la terrible signification. Apeine si elle y prit garde, tant le nom, absolument inattendu, queNortier venait de prononcer l’avait bouleversée de répulsion. Ellerépétait par deux fois :

– « M. de Longuillon! Vous voulez quej’épouse M. de Longuillon !… » Puis la pâleur envahit sa noblephysionomie, ses sourcils se froncèrent, toute l’énergie passionnéeque l’hérédité de son vrai père avait mise dans son sang passa dansses yeux, elle secoua la tête, et elle dit d’une voix encore basse,mais ferme, cette fois, et en regardant son interlocuteur bien enface :

– « Non, mon père, je n’épouseraipas M. de Longuillon. »

– « C’est ce que nous verrons, »répliqua flegmatiquement Nortier. « Mais avant dereprendre ce sujet, j’aurais à  vous poser une question.Écoutez-en, je vous prie, tous les termes attentivement. Ils onttous leur importance… Vous avez deux très jolis chevaux de selle,n’est-il pas vrai!  » continua-t-il après un silence. « Vous necomprenez pas, – vous comprendrez tout à  l’heure. Je répèteque vous avez deux très jolis chevaux. Imaginez qu’il vous fûtdémontré que ces deux bêtes, dont vous vous serviez en croyantqu’elles étaient à  vous, appartinssent à  quelqu’und’autre, et que cette révélation vous fût faite après des annéesd’usage, de manière qu’il vous fût impossible de les rendre telsqu’ils vous avaient été livrés, estimez-vous que, oui ou non, vousdevriez une compensation à  leur légitimepropriétaire?… »

– « Où voulez-vous en venir, mon père? »dit-elle, « ne me parlez ni par énigmes ni par plaisanterie… C’esttrop grave… »

– « Je vous répète : devriez-vousune compensation? » insista Nortier.

– « Evidemment, » dit-elle, » maispourquoi?… »

– « Pourquoi? – vous allez lesavoir, » reprit le bourreau, dont les lèvres cette fois,tremblaient de haine assouvie en prononçant ces phrases abominables: « Si vous estimez dans votre conscience » – il osaemployer ce mot à  cette minute! – « que nous devonsune indemnité quand il s’agit de l’usage d’objets d’une toutepetite valeur, mais qui n’étaient pas à  nous, admettrez-vousque quelqu’un ait pu prendre le nom d’un autre, vivre dans lamaison d’un autre, de 1’argent d’un autre, dans le luxe d’un autre,vingt ans durant, et qu’il ne lui doive rien?… Ne m’interrompezpas. L’heure est venue où il faut que vous sachiez la vérité… Nem’appelez plus jamais votre père. Vous n’êtes pas ma fille.Entendez-vous bien? Vous n’êtes pas ma fille… J’en ai lespreuves là, » et de sa main il toucha une des deux enveloppes : – «Il y a vingt ans que je vous supporte ici, chez moi, – vingt ansque pour des motifs dont je n’ai pas à  vous rendre compte jevous donne mon nom, vingt ans que vous vivez de mon argent, quevous vous habillez de mon argent, que vous vous faites servir parmes domestiques, que vous montez dans mes voitures… Tout està  moi, de ce que vous avez sur vous, tout est à  moi,à  moi, à  moi, – tout, excepté vous… Votre mère n’avaitrien quand je l’ai épousée. J’ai ici » – et il toucha l’autreenveloppe – « la note de ce que j’ai dépensé pour vous depuis quevous êtes née… Voulez-vous que je vous dise le chiffre?…Commencez-vous à  comprendre pourquoi je vous ai dit toutà  l’heure que vous épouseriez M. de Longuillon?… J’ai uneraison d’intérêt extrêmement importante pour moi, qui m’a décidéà  vouloir ce mariage… Faites-le, et je vous tiens quitte devotre dette… Si vous ne voulez pas le faire, alors, je me paieraimoi-même en vous chassant, vous et votre mère. Je vous répète quej’ai là  mes preuves. Il y aura un scandale, un procès. Celam’est égal, aujourd’hui… Choisissez. Je vous donne vingt-quatreheures pour réfléchir. Si c’est oui, je considérerai que vous avezacquitté la dette de votre mère et la vôtre. Je continuerai à me taire avec elle, comme je me suis tu jusqu’à  présent… Sic’est non, vous l’aurez voulu… Et maintenant, rentrez chez vous.Nous n’avons plus rien à  nous dire… »

 

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