Un Homme d’Affaires

Chapitre 3

 

Ce crayonnage, tout superficiel soit-il,de cette avenante physionomie de jeune savant suffira-t-il pourfaire comprendre de quelle stupeur je demeurai saisi lorsque, surla fin d’un jour noir de décembre, je vis entrer dans ma chambre cesage et gai Charles Durand, les joues un peu creusées, le teintpâli, les traits altérés, enfin avec un visage si différent del’accoutumé que je ne pus m’empêcher de m’écrier:

– « Est-ce que vous avez étémalade, Charles? Vous avez l’air si étrange… »

– « Ce n’est rien,» répondit-il, «je me suis un peu surmené ces temps derniers… C’est pour cela quevous ne m’avez pas vu… »

Nous étions restés, en effet, presquesix semaines sans aller, moi, rue de Fleurus; lui, rue des Écoles.Il aurait eu le droit de me reprocher ma négligence, au lieud’excuser la sienne, car c’était moi qui lui devais une visite, et,d’ordinaire, son fonds de provincialisme le rendait, sinonsusceptible, du moins méticuleux sur ce chapitre. Mais il avaitbien pensé à  compter les visites reçues et rendues! Ilcontinua, et un rien de rougeur lui montait à  la joue, tandisqu’il parlait, d’une manière si contraire à  toutes lesdonnées de son caractère habituel que, pour un peu, j’aurais doutéde la réalité de son discours.

– « Il faut me distraire, voyez-vous, etj’ai pensé que votre amitié voudrait bien m’y aider… Nous sommes le23, – c’est demain la veille de Noël… êtes-vous engagé pour leréveillon?… »

– « Nullement, » lui répondis-je, «et s’il s’agit de souper avec vous quelque part, j accepted’avance, quoique les restaurants du Quartier, cette nuit-là,soient terriblement bruyants… C’est une bousculade, unecohue…»

– « Aussi est-ce chez moi que jevoudrais vous avoir à  souper, « interrompit-il; puis, avecune hésitation: « Vous me pardonnerez cette demande :vous avez bien une amie à amener, et cette amie elle-même abien une amie?…»

– « J’en aurais une, » fis-je gaiement,« que je l’amènerais très volontiers souper avec nous, et une autreavec elle, d’autant plus que deux filles du quartier Latin dansvotre cellule de philologue, ce serait un spectacle d’un hautpittoresque… Mais je n’ai pas d’amie depuis plusieurs semainesdéjà, ni envie d’en reprendre… La dernière m’a trop fait souffrir.J’en suis, vis-à -vis d’elle, à  l’état dont parle votreami Henri Heine, très fier, comme les dix mille Grecs, de m’êtreillustré par ma fuite !  »

– « Mais, » insista Charles, sanssourire au rappel de cette boutade d’une légèreté toute germanique,« il doit pourtant y avoir dans le

Quartier deux dames de votreconnaissance qui seraient heureuses de réveillonner un peu mieuxqu’avec des étudiants brutaux et bavards, deux petites ouvrièrespar exemple, que sais-je?…»

J’admirais que, pour formuler celteimmorale proposition, il employât des mots toujours si convenables: des « amies », des « dames ». Le souvenir me vint subitementde deux créatures, lesquelles servaient de modèles à  l’un despeintres qui fréquentaient alors le cénacle du Tabourey, MaximeFauriel, le portraitiste aujourd’hui célèbre. Ces deux modèlesétaient deux sœurs, jolies de visage, douces de manières, pas plusvertueuses qu’il ne seyait à  leur profession et avec quij’avais ces relations de l’ami de l’amant, charmantes dans tous lesmondes quand elles sont sincères. Je les avais connues, liées pourde longs mois, l’une et l’autre, avec deux de mes camarades duTabourey, et j’étais très sûr, d’abord qu’elles accepteraientvolontiers, si elles étaient libres, de réveillonner en macompagnie; puis qu’elles ne détonneraient pas trop dans le décor unpeu sévère où l’ermite de la rue de Fleurus se proposaitd’inaugurer une nouvelle et très inattendue forme d’existence, -poussé par quels motifs? Je me posais tout bas cette questionà la minute même où je lui disais tout haut mon projetd’invitation:

–  » Demain matin, je saurai si ces deuxpetites peuvent venir, et je vous en avertirai par unmot…»

– « Tâchez qu’elles viennent, ellesou d’autres…» insista-t-il sur un ton si énervé, si troublé, si peuen rapport avec son offre de fête galante, que j’entrevis ou crusentrevoir derrière ce programme d’amusement voulu et calculé undrame secret, une passion peut-être à  oublier. – Une passion?Mais pour qui? Charles n’allait pas dans le monde. Sa démarche mêmeauprès de moi révélait toute sa naïveté : il ne fréquentait aucundes rendez-vous de plaisir où un garçon de son âge aurait purencontrer des yeux et des sourires auxquels se prendre. Uninstinct m’avertit que, s’il y avait quelque femme dans la vie dumusicien philologue, ce ne pouvait être que cette Mme Mitford, lamystérieuse Anglaise dans l’intimité de laquelle un mari tropconfiant lui permettait de vivre, et qu’il ne me faisait jamaisconnaître, tout en m’en parlant sans cesse. Et, vite, un roman sedessina dans mon imagination, ou plutôt plusieurs possibilités deroman : Charles se laissant aller à  la séduction de la jeunefemme, et le lui déclarant un jour; celle-ci indignée et leconsignant à  la porte, – premier scénario. Celle-ci touchéede cet amour et y cédant une fois, deux fois, pour être ensuitesaisie de remords et rompre tout d’un coup, – second scénario. Oubien encore la jalousie soudain éveillée du mari, et une ruptureobligée dont le jeune homme essayait de se consoler, – troisièmescénario. Bref, ma curiosité fut du coup excitée au plus hautpoint, et j’eusse été déçu pour mon propre compte si les deuxpetites Guémiot n’avaient pas été libres, – c’était le nom des deuxmodèles. – Elles étaient libres et répondirent au billet par lequelje leur avais transmis l’invitation de Charles par une épîtrecollective dont je crois voir encore la signature: un « Irma »en tout petits et un « Zéphyrine » en très grands caractères; et enpost-scriptum cette dernière, qui était la cadette et lafemme pratique de la famille, avait ajouté et souligné: « Voussavez, en camarades…» C’était de quoi rassurer messcrupules sur l’étrange mission dont j’avais consenti à  mecharger. A vrai dire, j’en avais bien quelques-uns, que j’aurais euhonte de m’avouer seulement. Je traversais alors cette crisecommune à  tous les garçons auxquels manque un principe decertitude intérieure et que la passion de l’indépendance a jetésdans un milieu de tout point hostile à leur atmosphère familiale.Je m’appliquais à  sentir au rebours de mes instincts lesmeilleurs. Absurde et dangereuse manie qui n’était pourtant qu’unemanifestation déviée d’un besoin très légitime, celui de meconstituer dans la vérité personnelle de mes goûts et de mes idées…Et pourquoi le cacherais-je? En montant le lendemain, veille deNoël, avec la blonde Irma et la brune Zéphyrine, l’escalier deCharles Durand, sous le regard scandalisé du concierge, j’étaisfier de mon rôle de jeune homme déjà  si lancé dans la viefacile qu’en vingt-quatre heures il avait pu découvrir deuxcompagnes de réveillon aussi jolies que les deux pauvres modèles.Mon Dieu !

Dans quel hôpital ou dans quelle échoppeauront-elles fini? Mais qu’elles étaient fraîches et rieuses etgaiement gamines le long des marches cirées de cette maisonrespectable !

– « Vous savez, » leur avais-je dit, «mon ami n’est pas de la Bande… » La Bande, c’était MaximeFauriel, c’étaient Claude Larcher, Jacques Molan, André Mareuil…C’étaient… A quoi bon évoquer cette légion de spectres, – spectresde compagnons de plaisir qui sont morts, et quelques-unsmisérablement, – spectres de confrères de la première heureauxquels je ne peux penser sans que le vers poignant du poète merevienne au cœur:

 

Dans des amis vivants je me suis vumourir…

 

Mais ni les trahisons du sort ni cellesdes âmes n’avaient encore entamé cette solidarité de nos vingt ans,et, pour les deux petites Guémiot, comme pour moi, ces motscabalistiques: « la Bande! » représentaient uniquement des heuresde libre fantaisie goûtées en commun cordialement et insouciamment.Aussi eurent-elles toutes deux un hochement de tète d’une mutinerieun peu triste pour répondre.

– « On est des dames quand on veut, »avait dit Irma, « et puisque c’est encamarades…»

– « Ça nous rappellera le temps où nousposions chez le vieux ***,» et Zéphyrine avait nommé un desartistes les plus sévères de l’Académie des beaux-arts. « Tu sais,» avait-elle ajouté en se retournant vers moi, – je crois revoir sasouple taille si gracieusement cambrée sur la rampe, – « c’est moila Géométrie, dans sa grande machine du Salon, il y a deux ans… etIrma, c’est l’Histoire… La Géométrie, et allez donc !…L’Histoire, et allez donc! » Et elle imitait le geste du pied et dela main des quatre filles Marasquin dans le Mari de ladébutante, l’adorable comédie de Meilhac et d’Halévy que nousétions allés voir, elles, Fauriel, Larcher et moi cinquième,l’hiver précédent. Cette évocation était d’autant plusirrévérencieuse qu’à  l’instant même où le pied et la main dumodèle esquissaient cette pantomime d’un demi-cancan, lemusicien-philologue, qui nous épiait sans doute, ouvrait lui-mêmesa porte. C’était comme si l’impertinent salut de la rieuseZéphyrine lui eût été adressé tout spécialement. Il en demeurainterloqué, les yeux écarquillés derrière ses lunettes, le sang dela timidité à  ses joues, et sa voix était presque étoufféed’émotion pour me dire:

– « Voulez-vous me présenter à  cesdames, que je les remercie d’avoir accepté mon invitation sans plusde cérémonie?… »

 

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