Un Homme d’Affaires

Chapitre 5

 

Il y avait dans ce douloureux et naïfsoupir toute l’inconséquence d’une résolution d’amoureux qui veutet qui ne veut pas quitter celle qu’il aime, qui s’exalte jusqu’auxplus héroïques sacrifices et retombe aussitôt aux plus lâchesabandons de la conscience. Aujourd’hui, je sourirais d’entendre unjeune homme prononcer une telle parole et j’en tirerais cetteironique et indulgente conclusion : « Demain, ce garçon qui aprétendu rompre avec cette femme pour toujours, avant la faute,sera chez elle, à  lui raconter son suprême effort de vertu,et ils n’auront fait tous deux que hâter l’inévitablechute!… » Oui, je raisonnerais ainsi et j’aurais bien deschances de n’avoir pas tort. Car les âmes d’une certaine qualité deromanesque sont rares. Il en existe pourtant, et Charles Durand,mon camarade de la Sorbonne, ce futur membre de l’Académie desinscriptions, – s’il eût vécu, – ce collaborateur à vingt-cinq ans de la Revue Critique et d’autres journauxde la même gravité, était une âme romanesque! Taine cite quelquepart avec admiration un mot du mathématicien Franz Wœpke, plongé,lui aussi, dans des études entièrement abstraites et techniques: «J’ai pris la vie par son côté poétique… » Quand j’ai lu cettephrase, elle ne m’a point paru singulière. L’exemple du philologuede la rue de Fleurus m’avait trop montré que cet effort de science,en défendant l’être intime, à  vingt-cinq ans, de tout contactavec la réalité, peut lui conserver une entière énergie au servicede ses rêves et de ses sentiments. Le fait est qu’au lendemain decette nuit de Noël, employée d’une manière si invraisemblable enplein quartier Latin de 1873, je recevais un billet de Durandm’annonçant qu’il partait pour Raon-en-Montagne le jour même, etqu’il irait, de là, travailler en Allemagne. Le fait est aussiqu’il n’avait pas revu Mme John Milford quand nous nous retrouvâmessix mois plus tard. L’archéologue anglais et sa femme avaienteux-mêmes quitté Paris sans que le travail sur le médaillier de laBibliothèque nationale fût fini, ce qui prouve que la jeune MmeMitford n’était guère moins romanesque de son côté que sonromanesque amoureux, et qu’elle avait dû éprouver, de la révélationapportée par son mari sur les mœurs de Charles, un chagrin à ne plus pouvoir supporter le séjour de la petite maison de Passy oùelle s’était laissée aller à  aimer mon charmant ami. Jegagerais, sans en rien savoir, qu’elle n’a pas emmené en Angleterrele piano sur lequel couraient ses doigts tandis que Charles – celuiqu’elle appelait sans doute le perfide Charles – l’accompagnait surle violon… Émouvante et pure idylle, où les mélodies de Beethoven,de Schumann, éveillaient en eux, à  leur insu, le délicieux etmortel tourment d’amour! Et il faut que la jolie Anglaise en aitété touchée à  une profondeur singulière pour avoir gardé à lamémoire de mon ami la rancune dont le hasard m’a donné la preuvecette année. C est l’épilogue ironique de cette véridique histoireoù j’ai été acteur, mais si peu et quorum pars parva fui,- pour parler comme eut parlé mon camarade dans ses instantsd’inoffensif pédantisme. C’était au mois de juin dernier. Je metrouvais à  Oxford, où je donnais une lecture, et je profitaisde l’occasion pour renouer quelques bonnes relations d’autrefois,interrompues par l’absence. Je me revois entrant dans le salon duprovost d’un des vieux collèges, – un de ces adorablessalons, comme il y en a là-bas, tout meublé avec la joliesseraffinée du luxe le plus moderne; et la fenêtre à  meneauxouvre sur le chevet d’une chapelle du quatorzième siècle, entouréede hêtres centenaires et d’un gazon vert où les pierres marquent lelieu de repos de quelques fellows du temps de Chaucer. Lemaître et la maîtresse de ce vénérable et coquet asile ne m’avaientpas revu depuis quatorze ans. Ils ne me reconnaissent pas. Je menomme. Toute la cordiale chaleur de l’hospitalité anglaise me ritdans leurs yeux, et l’excellent provost me dit cettephrase dont j’ai encore le son dans l’oreille et le sursaut dans lecœur:

– « Permettez-moi de vous présenter àune de nos bonnes amies, Mme John Mitford… »

Je me retourne, et j’aperçois, assisedans un fauteuil près de la table à thé, une femme d’environquarante-cinq ans, grisonnante, le teint plombé par la maladie defoie, mais dont la beauté ancienne se reconnaissait à  ladélicatesse de ses traits, de sa bouche surtout, si fine avec unpli amer. De ma vie je n’oublierai la stupeur décontenancée duprovost et de sa femme à  voir leur visiteuse selever, au seul prononcé de mon nom, me saluer à  peine etprendre congé d’eux avec une si visible résolution d’éviter lenouveau venu, que tous deux crurent devoir s’en excuser.

– « Cette pauvre Mme Mitford est un peusouffrante aujourd’hui, je crains…» disait la femme duprovost.

– « Elle est très particulière,vous savez, » insistait-il lui-même en employant le presqueintraduisible mot de son pays. Et les deux braves gens ne savaientpar quelles paroles me supplier de ne pas être offensé. Commenteussent-ils soupçonné que de se trouver ainsi brusquement faceà face, et par le plus inattendu, quoique aussi le plusnaturel des hasards, avec le meilleur ami de Charles Durand avaitcausé un intolérable saisissement à  celle dont ce pauvreCharles avait évidemment été le secret et inguérissable amour? Ilavait dû jadis tant lui parler de moi… Et je me suis demandé biensouvent depuis si j’ai bien agi en n’essayant pas de la revoir etde lui raconter l’histoire que je viens d’écrire. Et maintenant queces souvenirs sont fixés sur le papier, je me répète ce que je medisais en commençant: Les lira-t-elle? Dois-je souhaiter qu’elleles lise jamais et qu’elle sache du moins, sous ses cheveux gris,combien elle a été aimée sous ses cheveux blonds, de quel délicatet scrupuleux amour, par celui à  qui elle en veut encore?Oui, elle ne lui a pas pardonné. – Je l’ai trop senti à  sonregard! Mais quelle tendresse dans ce ressentiment, et qui nevoudrait l’avoir inspiré?…

 

Décembre 1897.

 

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