Un Homme d’Affaires

Chapitre 1

 

A Henry Bauër

 

 

Sur le point de raconter une anecdotequ’une nouvelle rencontre avec la femme qui en fut l’héroïne vientde me rendre présente jusqu’à  l’obsession, j’éprouve un assezbizarre scrupule intellectuel que je veux dire. N’est-il pas commund’ailleurs à  tous les artistes littéraires qui travaillentd’après nature, lorsque l’expérience les a initiés à  quelqueétonnante anomalie d’âme et qu’ils sont tentés de lareproduire ? Ils ne peuvent douter de la réalité qu’ils ontvue, – de leurs yeux vue, comme dit l’autre. En revanche,ils doutent de leur puissance à  faire accepter comme vraiesdes complexités du cœur très contraires au type moyen de naturehumaine que chacun de nous porte en soi. Est-il même besoin d’êtreécrivain pour subir cette sorte de déconcertement devant lesinattendus de la vie et de la sensibilité? Combien de fois lespersonnes les plus irréfléchies ne prononcent-elles point, à l’occasion d’un incident par trop excentrique, cette phrase denaïve surprise : « On lirait cela dans un livre, qu’on ne lecroirait pas… » Comment ne pas hésiter, quand on se prépareprécisément à  mettre dans un livre quelque histoire à propos de laquelle on a soi-même été tenté de proférer cette banaleexclamation?…

Il me semble qu’il y a pour l’artistedeux, moyens de résoudre cette difficulté, que le célèbre versclassique formulait déjà:

 

Le vrai peut quelquefois n’être pasvraisemblable…

 

Le premier de ces deux moyens est celuides maîtres: il consiste à  pousser l’intensité du« rendu » dans le récit à un degré de relief qui impose lacroyance. C’est ainsi que Balzac, dans Splendeurs et misèresdes courtisanes, nous contraint, par la seule énergie de lapeinture, d’accepter comme réelle la plus extraordinaire aventurequ’ait jamais contée un romancier. Nous ne doutons ni d’Esther, nide Vautrin, ni de Peyrade. Pourtant quel récit des Mille et uneNuits est plus chimérique? Tout près de nous, Maupassant aprocédé de même dans certaines nouvelles, d’une si audacieuse etpresque inadmissible psychologie: l’Inutile Beauté, le Horla,les Sœurs Rondoli. Ce moyen est le plus sûr, mais il y faut ungénie de narrateur hors de pair. Un second, très modeste, et commetel à la portée de l’analyste simplement consciencieux, consisteà  comprendre que les plus extraordinaires événements ont leurlogique, et de même les plus apparentes bizarreries de sensibilité,leur norme secrète. Ayant à  rapporter une aventure trèsexceptionnelle, l’analyste s’appliquera donc à  dégager cettelogique, et s’il veut peindre une singularité du cœur, ils’efforcera de démêler la loi générale dont cette anomalie n’estqu’une conséquence. Qu’il me soit permis d’employer ici cettehumble méthode, quitte à  diminuer l’effet de surprise quepourrait produire par son étrangeté le récit auquel ces quelqueslignes servent de préface. Je ne me dissimule point que c’est uncas de dualité sentimentale évidemment exceptionnel jusqu’à l’invraisemblance. Il paraîtra pourtant moins spécial et, sinoninexplicable, presque naturel, en admettant cette hypothèse que legrand principe du balancement des organes domine la viepsychologique, comme il domine la vie physiologique. Il y auraitainsi, dans les distributions de notre énergie émotionnelle, unconstant rétablissement d’équilibre. Inemployée sur un point, cetteénergie se reporterait plus intense et plus active sur un autre.Une créature instinctivement fine, par exemple, que le hasard etses propres fautes ont jetée dans une destinée qui brutalise cetinstinct, trouvera en elle, quand les circonstances lui endonneront l’occasion, des réserves de délicatesse d’autant plusabondantes et plus profondes. N’est-ce pas l’interprétationquotidiennement donnée aux colères excessives où s’emportentcertains êtres faibles, aux crises de sensualité que traversent lesjeunes gens trop contenus? Et n’est-ce pas aussi une loi semblableque les anciens incarnaient dans le mythe de Némésis, cettedistributrice du sort égal, cette déesse des moyennes, symboled’une mathématique morale aussi absolue que l’autre? Mystérieusefigure, effrayante pour les heureux, consolante pour lesmalheureux, des inévitables compensations !…

 

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