Un Homme d’Affaires

Chapitre 2

 

J’écrivais tout à  l’heure le nomde Guy de Maupassant. Un entretien avec ce compagnon de majeunesse, aujourd’hui disparu, comme cette jeunesse elle-même, futjustement la cause indirecte de l’épisode qui m’a suggéré cesréflexions. Le patron du Bel-Ami m’avait dit jadis, auretour d une de ces croisières au cours desquelles il luttaitcontre le fantôme de sa propre folie, visible alors pour lui seul:

– « Quand vous chercherez un cointranquille où travailler, allez donc à  Rapallo sur la rivièrede Gênes… C’est exquis, vous verrez, et comme on y est bien pourécrire!…»

Pourquoi ce nom de Rapallo, si peu connudes touristes, me revint-il un jour de l’hiver dernier que, presséde besogne et m’étant laissé acculer par le temps, je cherchais unasile de « copie »? Toujours est-il que le souvenir de cettelointaine conversation me fit prendre le guide et regarder lacarte. J’étais à  Nice, où j’avais cru fuir Paris, et jel’avais retrouvé, sur la promenade des Anglais et autour de laplace Masséna, plus affolé et plus affolant que sur les bords de laSeine. Je constatai que la petite ville vantée par Maupassants’abritait dans l’anse d’un long promontoire, celui de Porto-Fino,- c’était une garantie contre le mistral; – que la marge de terredétachée le long de la muraille escarpée de l’Apennin se faisaità  cet endroit un peu plus large, – c’était une chance debelles promenades. Un astérisque accompagnait de sa recommandationdiscrète le nom de 1’hôtel désigné dans le guide comme dirigé parla signora Balbi, – c’était une probabilité d’un gîte passable. Cestrois raisons réunies, jointes à  la nécessité du travail,suffirent pour que, dès le lendemain, je prisse place dans un deswagons du train qui, par Vintimille et Savone, gagne Gènes. Cettevoie ferrée contourne tout le golfe à  qui la vieille citéligure donne son nom, à travers l’un des plus pittoresques paysagesde mer et de montagnes qui se puissent rêver. Point de fleuves.Presque point de ruisseaux. Cet Apennin qui tombe à  pic dansla Méditerranée ne permet guère que des cours d’eau se forment surl’escarpement de ses pentes rocheuses. Dans ce sol desséché, lespins se rabougrissent en broussailles et ne dépassent pas debeaucoup les cystes, les lentisques, les myrtes, chétifs arbustesaromatiques dont les âpres et maigres racines s’agrippent à même cet aride sol. Cette moutonneuse toison de maquis ferait laseule verdure de cet horizon rapproché, si parfois une cassure nes’approfondissait en un ravin où frissonne le feuillage d’argentdes oliviers, et si, à  d’autres places, des gradins tailléspar l’industrie des paysans à  même la colline et garnis deterre végétale ne se paraient de citronniers et d’orangers, defiguiers et de châtaigniers. Les villages succèdent aux villages,étageant sur ces déclivités, par où s’achèvent les dernierscontreforts de la grande chaîne italienne, leurs hautes maisonspeintes de couleurs tendres. Quelque clocher à jour les domine. Desbarques sont tirées sur la plage, quand il y a une plage. Le plussouvent l’abrupte tombée de la falaise dans la mer supprime toutegrève, et l’absence de voiles dénonce alors la profondeur de cegolfe si dur aux pécheurs. Presque tous quittent ces parages sansfond pour s’en aller là-bas, en Corse, en Sardaigne, jeter leursfilets à  coup sûr, tentés par cette lame dangereuse, quidéferle, si douce, si bleue, contre les rochers gris des petitescriques. Cette rivière de Gènes dévale de la sorte, aussi sauvage,aussi rude que l’autre, celle de notre Provence, est voluptueuse etmolle. Mais quand on est las, comme je l’étais, des jardins tropsoignés, trop pareils à  des serres, qui entourent les palaiscosmopolites de Nice et de Cannes, cette sauvagerie et cetterudesse ont leur attrait. Ce n’était pas ma première excursion surcette route de la côte ligure. Jamais je n’en avais mieux senti lagrâce originale et farouche, et quand, Gênes une fois passée, puisNervi, au sortir du long tunnel qui troue l’épaisseur du cap dePorto-Fino, j’aperçus, vers les quatre heures de l’après-midi,Rapallo, tapi au bord de sa baie, entre le promontoire et lamontagne, parmi les citronniers de ses jardins, j’éprouvai uneimpression d’intime allégresse où il y avait de la détente nerveuseet de l’espérance. Mentalement je dis merci au souvenir deMaupassant, et je pensai :

– « Oui, comme je serai bien là pour travailler, si l’hôtel a seulement ses fenêtres sur cetadmirable cap… »

 

Il faisait mieux que de donner sur cettenoble ligne de promontoire, cet hôtel que je redoutais un peu,sachant le génie des architectes modernes à gâter les plusbeaux sites. Il était situé dans un palais jadis construit parquelque patricien de Gênes. Un blason de marbre se voyait encore,appliqué sur les balustres du balcon du premier étage. Il dominaitde ses quartiers héraldiques et de son bonnet dogal cette enseigned’une simplicité rassurante: « Albergo Balbi, già del Leoned’oro. » Un long jardin planté d orangers et fleuri d’œilletss’étendait par devant, clos de murs, et je n’eus pas plus tôt causédans le bureau avec l’actuelle propriétaire de l’ancienne aubergedu Lion d’or, que mon appréhension première acheva de sechanger en la plus complète certitude d’un heureux séjour. J’apprispresque tout de suite que la signora Balbi était une Française desenvirons de Lyon, venue en Ligurie très jeune à  la suite de «malheurs de famille », – il faut bien respecter les traditions, -et mariée par hasard à  un négociant de Rapallo. Mais voiciqui n’était pas une tradition : restée veuve avec une fille à élever, elle avait eu le courage et l’esprit de prendre la gérancede cet hôtel, dont le maître venait de mourir. Depuis dix ansqu’elle dirigeait la maison, elle était arrivée à  y établirpartout un aspect d’ordre minutieux qui contrastait singulièrementavec le laisser aller des autres caravansérails prétentieuxéchelonnés sur la côte. Je l’entends encore me raconter sonhistoire en me montrant la chambre qu’elle m’avait choisie. Elledisait :

– « Ce qui me contrarie, c’est que je nevois presque jamais de compatriotes… Il vous faut faire connaîtreRapallo en France, monsieur. Il vient des Anglais, des Allemands.Il ne vient presque jamais de Français… Pourtant je serais auxpetits soins pour eux,-  entendons-nous, autantqu’il est possible avec des domestiques de ce pays! Ils sont siparesseux… En ce moment nous avons ici une dame de Paris, une Mmede La Charme. Vous ne la connaissez pas? Ah! monsieur, vous verrezquelle femme distinguée et comme il faut; elle me dit toujours: «Madame Balbi, je ne reviendrai jamais en Italie sans passer parRapallo… Je ne me suis sentie chez moi nulle part comme ici…»

 

La signera Balbi avait mis à prononcer les mots « distinguée » et « comme il faut » uneconviction si respectueuse, un accent si entendu! C’était la vraiebourgeoise française, désireuse de rester « dame » dans n’importequel métier et de ne pas vous laisser ignorer qu’elle est née pourun sort plus relevé. Cette petite personne de quarante ans, replèteet comme tassée sur elle-même, avec un visage un peu plat, des yeuxd’un bleu gris sur un teint reposé, des cheveux châtains, séparésen deux bandeaux lisses sur un front assez large, la bouche serréeet judicieuse, me représenta aussitôt le type achevé d’une de cesménagères comme j’en ai tant connu en Auvergne durant mon enfance.Une chaîne d’or très mince tournait autour de son cou et retenaitune montre, passée à  même, entre deux des agrafes de soncorsage trop tendu. Elle avait une robe de soie noire et de petitesmitaines de couleur bise à  ses mains, L’Italie n’avait pasplus mordu sur elle, malgré ses longues années de séjour, que sielle n’eût jamais quitté la province natale. Cela me suffit pour medessiner en pensée une image analogue de cette Mme de La Charme,échouée dans cet hôtel paisible, – quelque veuve de nouveau,établie à  Paris, mais continuant à  y vivre comme danssa province, elle aussi. J’ai encore tant connu ce type! Je lavoyais échangeant des visites avec la padrona,régulièrement, longuement, cérémonieusement, comme si ellesn’eussent pas habité sous le même toit, l’une en pension chezl’autre. Je devinais d’après 1’épigramme que Mme Balbi avaitdécochée au service italien quel feu roulant de critiques mes deuxcompatriotes dirigeaient contre la terre d’exil où elles setrouvaient reléguées, celle-ci par son métier, celle-là  sansdoute par sa santé. Égayé par ces deux images, avec quelle joie jemonologuais, je me le rappelle, et je disposais sur une table pluslarge que j’avais demandée à  l’obligeante Lyonnaise – latable de la sacro-sainte « copie » – mon papier, mon encrier,ma plume et les quelques volumes qui ne me quittent guère ;les Mémoires de Gœthe, un Marc-Aurèle, un tome de Le Play,un de Balzac, un de Stendhal, un de Taine.

– « Quelle chance, » me disais-jeà  mi-voix, « qu’il n’y ait qu’une de nos compatriotes ici, etque ce ne soit pas une donneuse de dîners à  prétentionslittéraires! Ces choses arrivent cependant. Cette fois, je suisà l’abri… » Je répétai tout haut avec un délice inexprimablece mot magique : « à  l’abri… » et je m’hypnotisaià  regarder le jour qui finissait de s’éteindre sur le golfesilencieux. A ma droite, la ligne naissante du cap de Porto-Fino,haute, sombre et semée de villas claires parmi les feuillagesdéjà  fondus, se profilait sur un horizon couleur de safran,avec des dégradations de nuances qui du jaune tendre passaientpresque au vert. A ma gauche, se développait cette magnifiquecourbe du rivage, qui par Chiavari descend jusqu’à la pointede Sestri Levante. Entre les deux, sous un ciel d’un bleu qui sefonçait jusqu’au noir, la mer s’étalait calme, à  peineonduleuse, avec des tons de nacre glacée. Il courait dansl’atmosphère juste assez de brise pour enfler les voiles d’unebarque de pêcheurs que je voyais s’approcher du petit port ens’aidant des rames. Quatre gros bateaux à  l’ancre, à forme basse et renflée de felouques barbaresques, découpaient leursagrès noirs dans cet air immobile. Plus près de moi, les citronscouleur d’or pâle et les oranges couleur d’or rouge brillaient dansles branches des arbustes du jardin, et dans la ruelle voisine jepouvais voir, tant cette fin d’après-midi de janvier était douce,des femmes de Rapallo qui travaillaient à leur dentelle, assisesdevant leur porte, et un vieux cordier tresser une corde. Lechanvre enroulé autour de sa taille et l’extrémité de la cordefixée à  un poteau, il allait, à  reculons, d’un paslent, ses doigts agiles occupés à  natter les fibres informes.Ce dernier détail, en me ravissant par son pittoresque, acheva deme jeter dans un état de rêverie philosophique dont je retrouve latrace sur la page de journal où j’ai consigné le détail de cettearrivée et qui se termine ainsi :

 

« Soyons comme le cordier qui faitsa corde à  reculons, sans voir où il marche, et sans voir nonplus à  quoi servira cette corde ainsi travaillée. – Penserà  George Sand, à  sa guérison par la nature, la solitudeet l’acceptation soumise de la tâche… »

 

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